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L'obscénité démocratique

Régis Debray.

 

 Cette nouvelle pause est destinée à vous montrer qu’il est possible de décliner les concepts hégéliens et sartriens dans des registres très différents. La publication par Régis Debray d’un petit essai m’en fournit l’occasion. (l’obscénité démocratique. Flammarion 2007)

 

  La brièveté du texte m’a d’abord irritée. On a de plus en plus l’impression que les idées sont devenues des marchandises et que pour vendre, il faut faire court à l’époque du zapping télévisuel ou de la page web comme substitut de l’œuvre. Néanmoins, l’humeur peut rendre injuste et il me faut de toute urgence rendre hommage à l’intelligence et à la consistance du propos de l’auteur.  

  De quoi s’agit-il ? D’« un éloge du paraître comme service public, du citoyen comme spectateur engagé et de l’Etat comme spectacle ritualisé » à l’heure où le rappel de cette exigence ne peut sans doute plus être compris par la plus grande partie de nos contemporains. Le « branché » est en effet au réality-show non au théâtral. Représentation dans les deux cas, mais si le théâtre interpose entre les hommes et eux-mêmes une scène symbolique, le réality-show est tout juste propre à éclairer les coulisses.

  Tout se passe comme si la vérité de l’existence humaine n’était plus dans la distance par laquelle le pour soi s’éloigne de l’immédiat et transcende vers ce qu’il projette d’être. Sa vérité c’est ce qu’il est dans son être-là. L’Ecole, l’Etat, le Président de la République, l’Oeuvre, Othello, le Roi Lear? Plus besoin de majuscules. Ce ne sont plus des symboles dont la fonction est de rendre visible de l’invisible, de figurer la transcendance projetée. Il n’y a plus de transcendance,  il n’y a plus que la vie dans sa trivialité, ses émotions, ses misérables petits tas de secrets. Il faut coller à la vie, réduire l’œuvre à son auteur, Madame Bovary à la psychologie de Flaubert, le Président à Nicolas, la France présidente à Ségolène. Il faut montrer le désordre de la cuisine en lieu et place de la table d’apparat, les secrets d’alcôve plutôt que de mettre en scène les rêves politiques. Les médias excellent dans cet art de rabattre sur le plancher des vaches tout ce qui en décolle.

  C’est cela « l’obscénité démocratique ». Lisons la définition qu’en donne Régis Debray : « Ob-scenus : ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène (ob : à la place, en échange de). Quand s’exhibe ce que l’on doit cacher ou éviter. Tel est le premier sens du mot, dont le second fut, conséquemment, sinistre ou de mauvais augure. Le pluriel neutre, obscena, désignait les excréments. Appelons donc obscène, sans esprit polémique et au sens étymologique, une société qui, parce qu’elle ne supporte plus la coupure scénique, confond le surmoi et le moi, le nous et le je, l’ambition collective et l’ambitieux tout court. Qui fait passer la personne de l’écrivain avant son œuvre et le musicien devant la musique. Obscène, en termes techniques, est le forum dont la dramaturgie se met à obéir à la télécratie ».

  Le philosophe déplore que la scène politique ait cessé d’être une scène théâtrale avec sa mise à distance, sa solennité, ses simulacres, sa fonction médiatrice entre le haut et le bas, sa dynamique ascensionnelle sans laquelle manque aux rapports sociaux horizontaux le liant d’une verticalité. Le monde médiatique et les politiques soumis à sa loi ont oublié que les hommes ont besoin de majuscules pour se tenir debout. Or les majuscules : la Nation, la Justice, Dieu, la Liberté, la Révolution etc. ne se filment pas. Ni le pensable, ni le halo d’imaginaire donnant leur profondeur aux choses ne sont réductibles au visuel. Leur épiphanie n’est pas le reality show mais au contraire la mise en scène rituelle symbolisant ce par quoi l’homme est plus grand que ce qu’il est. « C’est parce que la République est une idée abstraite, une transcendance immanente qu’elle a besoin d’emblèmes, d’enceintes et d’apparat ».  Qu’elle a besoin aussi de moments de communion collective, de partage symbolique pour demeurer vivante dans l’esprit de ceux qui ont à l’incarner.

  Ce qui est encore une manière de décliner la leçon de Sartre : « L’homme est l’être qui est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est ». Il n’est pas chez lui dans un monde où l’on s’ingénie à faire croire qu’il n’est que cette misérable petite chose s’exhibant sur les écrans ou épinglée dans les journaux. Tout l’effort civilisationnel au contraire, témoigne qu’il n’a de cesse de tenir en respect cette facticité à laquelle on voudrait le réduire, en s’échappant, en s’aliénant dans ce qui le dépasse et l’institue dans son humanité.

  Avec son style étourdissant, Régis Debray souligne que la dé-ritualisation des actes de la vie individuelle et collective n’est pas inoffensive. Certes, cela n’empêche pas de vivre mais cela porte un coup dur à ce que nous ne pourrions cesser de respecter sans devenir inhumain : le mystère de la vie et de la mort, la dignité de la personne humaine, la transcendance du nous sur le moi et le toi.

  « Combien de temps encore la civilisation, si toute civilité apparaît embourgeoisement, toute maîtrise des affects, affectation ? » demande-t-il. Combien de temps encore la République si « nous ne tolérons plus d’être représentés par des hommes ou des femmes d’exception qui pourraient nous hisser un peu trop haut » nous qui semblons exiger « des sosies à notre taille et semblance » ?

  Le livre se termine sur le rappel de cette évidence : « Ni les anges ni les bêtes ne se donnent la comédie : seul l’homme parlant se dédouble, s’éduque à l’école en récitant des vers sur l’estrade et continuera de grandir, au moyen de quelques cérémonials, anniversaires, mariages, votes, testaments. Comment échapper à la barbarie si l’on se moque de la grammaire ? Comment détacher l’amoureux du sexuel si on n’a que cents mots à sa disposition ? La misère civique et sociale est la rançon des infralangues ».