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L’Etat.

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  I)                   Etat et liberté.

 

  L’Etat est une forme historiquement déterminée du Pouvoir politique. C’est  un organisme abstrait. Aucun individu, aucun parti ne peut dire : « L’Etat c’est moi ». Il n’est la propriété de personne. Ceux qui l’occupent ne sont que les dépositaires passagers de quelque chose qui les transcende et qu’ils servent, dans l’Etat moderne, selon des règles juridiques strictes. Ce quelque chose est le Pouvoir politique. Son titulaire est l’Etat, pur être de raison que les hommes ont inventé pour détacher le Pouvoir, si terrifiant dans sa nudité, si nécessaire pourtant à la prise en charge des intérêts d’un groupe, des hommes qui l’exercent. Georges Burdeau affirme que : « Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes », pour affranchir les rapports d’autorité de ce qu’il y a d’humiliant pour un homme d’avoir à se soumettre à la volonté d’un autre homme ».

  Au fond, l’institution de l’Etat moderne s’efforce de résoudre le problème suivant : Comment sauver la liberté fondamentale de l’être humain définie comme liberté-indépendance ?

    PB : Que faut-il entendre par là ? Que nul homme, dira Rousseau, n’est né pour être courbé sous le joug d’autres hommes. L’homme est libre. La seule dépendance qui soit naturelle et qui, pour cette raison n’est pas humiliante, est la dépendance par rapport à la nature. L’homme a, en effet, des besoins fondant le caractère nécessaire de cette dépendance là. Mais nulle volonté humaine n’est destinée par nature, à être soumise à la volonté d’un autre. Et pourtant le travail, la nécessité de se défendre, la société font que les hommes sont en relation les uns avec les autres. Comment peut-on être liés les uns aux autres, sans que ce lien soit le tombeau de la liberté ? Comment être associé à d’autres hommes en restant aussi libre que dans un supposé état de nature ? (Cf. « Trouver une forme d’association […] par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » Rousseau). La réponse est simple. En courbant toutes les volontés humaines, aussi bien celle des gouvernants que celle des gouvernés, celle des puissants, des riches que celle des faibles et des pauvres sous l’autorité des lois.

 

  « Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni là où quelqu’un est au-dessus des Lois […] Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au Pouvoir des Magistrats (= tous ceux qui ont une responsabilité dans les affaires de l’Etat) ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain ». Rousseau. Lettres de la Montagne.1764.

 

II)                Etat et autorité.

 

  Si toutes les sociétés comportent un Pouvoir, celui-ci n’a donc pas toujours les mêmes formes. Dans les sociétés primitives, ce qui en tient lieu est le pouvoir coercitif de la tradition. Dans la société féodale il s’incarne dans un homme s’imposant par ses qualités personnelles. C’est la monarchie qui construit concrètement l’Etat (un territoire, les fonctions régaliennes d’un pouvoir central : justice, impôt, monnaie, armée) mais dans la monarchie, l’Etat n’a pas encore de consistance comme être abstrait. Certes, la théorie des Deux Corps du Roi (Cf. Note1 en fin de cours) élaborée par la théologie médiévale, a pour fonction de distinguer dans le Roi, la personne physique (un individu, un corps mortel) et la personne morale (la communauté politique survivant à la mort de la personne physique du roi. D’où la célèbre expression « le roi est mort, vive le Roi), mais les deux personnes sont réunies en une seule et même si la formule est apocryphe, un Louis XIV peut dire : « L’Etat c’est moi ».

  L’Etat moderne est donc la dépersonnalisation achevée du Pouvoir. Il est le titulaire abstrait et permanent du Pouvoir dont  les gouvernants ne sont que les agents d’exercice.

  Si on appelle autorité, un pouvoir vécu comme légitime, l’histoire montre qu’il y a trois grands fondements de l’autorité politique. Max Weber les dégage dans une célèbre étude. (Cf. texte du Manuel : § La justice et le droit. Réflexion 1.)

La tradition : ensemble de coutumes sanctifiées par l’habitude. Ex : le Seigneur terrien. Le Patriarche.

Le charisme : qualités exceptionnelles d’un dirigeant fondant le pouvoir qu’il exerce sur les autres. Ex : Le Prophète. L’homme providentiel. Le grand démagogue.

La légalité : définition d’un statut légal des fonctions de pouvoir. Celui-ci est institué comme une compétence positive. Ex : le serviteur de l’Etat moderne.

Cf. Note 2 en fin de cours.

 

III)             L’Etat et ses dérives.

 

  La fonction essentielle de l’Etat est d’assurer la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, d’organiser la vie collective conformément à la conception dominante de la justice et du bien commun. Cette organisation s’opère par le moyen du droit. Selon la doctrine libérale radicale, l’Etat doit être un Etat minimum se limitant aux fonctions régaliennes. Un tel Etat n’existe pas et n’a jamais existé nulle part. Dans les faits, l’Etat, même libéral est toujours intervenu dans l’économie (protectionnisme. Investissement de fonds publics pour soutenir un secteur d’activité en difficulté, patriotisme économique). Dès lors qu’il se préoccupe de mettre les individus à l’abri du besoin et du risque, il devient un Etat-Providence. (Pourvoyeur de prestations de services dont la vocation est d’assister les faibles, de réguler les mécanismes du marché, de réduire les inégalités sociales liées à l’exercice des libertés par des transferts de revenus).

  La forme souhaitable de l’Etat est menacée par deux dangers contraires : le sous-développement (l’anarchie) le sur-développement (le totalitarisme).

 

1)      L’anarchisme.

 

  NB : Il ne s’agit pas ici de décrire les formes multiples et variées de l’anarchisme. Il y a un anarchisme de droite et un anarchisme de gauche. Un anarchisme violent et nihiliste inspiré par un projet communiste (Lisez par exemple le catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev [1](1868)  un anarchisme moral d’essence  libérale, etc.

  Le propre de l’anarchisme est de refuser l’Etat au nom d’une société fondée sur l’unique base de la volonté individuelle. On trouve une exaltation de l’individu comme valeur suprême dans la pensée de l’anarchiste libertaire Max Stirner (1839.1856. En 1843 il publie le livre qui assure sa célébrité : L’Unique et sa propriété. Cf. Manuel § la société, l’Etat. Réflexion 2. Ouvrez le site sur Google : Max Stirner ou l’extrême liberté individualiste anarchiste).

  L’anarchisme pense la société comme une communauté fraternelle de relations amicales. Son erreur procède de son idéalisme, de sa foi en une humanité capable d’autonomie. Il refuse de prendre acte d’un fait, si bien décrit par Kant, le théoricien pourtant de l’autonomie morale : « L’homme est un animal qui, lorsqu’il vit parmi d’autres membres de son espèce a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables »  8° Proposition de IHUC.

  Il s’ensuit que la condition de la liberté civile est la restriction de la liberté sauvage, par le moyen de la loi. Celle-ci doit être instituée et pour ne pas rester un vœu pieux, elle doit être imposée aux volontés récalcitrantes. Tel est le rôle de l’Etat. Son pouvoir est rendu nécessaire par la méchanceté des hommes et même si ceux-ci étaient bons par nature, l’Etat serait encore nécessaire pour coordonner l’ensemble des activités individuelles, fût-ce sous une forme minimale. Or un Max Stirner refuse même l’Etat libéral, car comme tout Etat, celui-ci incarne une souveraineté nécessairement ennemie de la souveraineté individuelle. (Cf. : « la volonté individuelle et l’Etat sont des puissances ennemies, entre lesquelles aucune « paix éternelle » n’est possible »).

  La faiblesse, voire l’absence d’Etat vont de pair avec l’émergence des mafias, le féodalisme, la guerre civile. Ces situations tragiques, en ce qu’elles sont, à coup sûr, le tombeau de la liberté-indépendance, font apparaître l’Etat, beaucoup moins, comme un Léviathan (Monstre marin évoqué dans la Bible, dans le Livre de Job), selon la formule de Hobbes, ou comme « le plus froid de tous les monstres froids » selon celle de Nietzsche ; que comme un artifice propre à nous sauver de multiples maux. Les contempteurs de l’Etat, remarquait Hannah Arendt, ne devraient jamais oublier le prix qu’il faut payer en peurs et en violences lorsqu’il n’est pas là pour remplir ses fonctions.

 

    2)   Le totalitarisme.

 

  La compréhension du concept de totalitarisme ne va pas de soi dans le monde des penseurs politiques, historiens ou sociologues. Le terme remonte à Mussolini et Gentile qui qualifient l’Etat fasciste d’ « Etat totalitaire » au début des années 1920. La conceptualisation du phénomène politique, inédit dans l’histoire, « d’une terrifiante originalité » (Arendt) que furent le stalinisme et le nazisme date des années 1950. Il ne faut pas confondre totalitarisme et despotisme ou tyrannie. Car un despotisme laisse subsister la société civile dans sa relative indépendance par rapport à l’Etat. Les gens peuvent continuer à pratiquer leurs activités de la manière qui leur paraît efficace, ils peuvent penser ce qu’ils veulent, pratiquer la religion qui est la leur. Pourvu qu’ils ne se mêlent pas de politique (dépolitisation) la vie peut continuer son cours « normal ». L’originalité de l’horreur totalitaire consiste dans le fait que les divisions traditionnelles de l’espace privé et de l’espace public, de la société civile et de l’Etat, des classes sociales ou du moins des partis politiques sont supprimées. Ces régimes ne connaissent plus sous le nom de peuple ou de société qu’une masse d’individus atomisés qu’il s’agit de mobiliser grâce à un appareil de domination reposant sur la terreur et l’idéologie. H. Arendt et d’autres auteurs insistent sur le rôle des masses dans ce type de régime. R. Aron caractérise le totalitarisme par cinq éléments : un parti se réservant le monopole de l’activité politique, une idéologie érigée en vérité officielle, le double monopole des moyens de violence et de persuasion, l’absorption de la plupart des activités économiques par l’Etat et leur soumission à l’idéologie, une terreur à la fois policière et idéologique.

  Cette analyse montre que le contraire du totalitarisme n’est pas la démocratie, c’est la pluralité, l’acceptation de l’hétérogénéité sociale, des divisions traditionnelles d’une société. L’Etat totalitaire doit sa monstruosité à sa volonté de construire une nouvelle société d’où toute division, altérité, antagonisme sont exclus. Cet aspect a été particulièrement approfondi par les analyses de C. Lefort. A la question « quel projet anime le totalitarisme » ? Lefort répond : « Le modèle s’impose d’une société qui s’instituerait sans divisions, disposerait de la matrice de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d’édification du socialisme ». Il va de soi qu’un tel système refusant toute extériorité par rapport à l’Etat (ni la société civile, ni le droit, ni la connaissance ne peuvent avoir d’autonomie. Le vrai, le juste sont ce que définit le parti comme tel) ne peut procéder que d’une volonté prométhéenne devenue folle.

  L’Etat totalitaire est donc la croissance démesurée de l’Etat, dont la caractéristique est de ne laisser aucun aspect de la vie individuelle ou sociale, hors de la volonté du « Parti-Etat » se prenant fantasmatiquement pour le « Pouvoir-Un » ou « le Peuple-Un ».

 

 

  Note 1: Lire l’étude de Kantorowicz : les Deux Corps du Roi (1957).

  L’historien cite de nombreux textes juridiques anglais de l’époque Tudor. Ex : « Le Roi a deux capacités, car il a deux Corps dont l’un consistant en Membres naturels, comme en ont tous les autres Hommes, et en cela il est sujet aux Passions et à la Mort, comme les autres Hommes ; l’autre est un corps politique, dont les Membres sont ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la Corporation, comme l’a dit Southcote, et il est incorporé à eux et eux à lui, et il est la Tête et ils sont les Membres, et il détient seul le pouvoir de les gouverner ; et ce Corps n’est sujet ni aux passions, comme l’est l’autre Corps, ni à la Mort, car, quant à ce Corps, le Roi ne meurt jamais, et sa Mort naturelle n’est pas appelée dans notre Droit (comme l’a dit Harper) la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot (Démise) ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux Corps, et que le Corps politique est transféré et transmis du Corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la Dignité royale, à un autre Corps naturel. De sorte que ce mot indique un transfert du corps politique du Roi de ce Royaume d’un Corps naturel à un autre ».

 

Note 2: Lire l’étude de Roger Caillois: Le pouvoir charismatique, Adolphe Hitler comme idole (1951).

   « TOUT pouvoir est une magie réelle, si l’on appelle magie la possibilité de produire des effets sans contact ni agent, en provoquant pour ainsi dite une parfaite et immédiate docilité des choses. Or les choses ne sont pas dociles, il faut des forces pour les mouvoir et, pour ces forces, des points d’application. Aussi l’incantation du sorcier demeure-t-elle inoffensive, s’il n’y ajoute pas quelque manœuvre plus sûre. Mais les hommes sont plus obéissants que les choses : on peut beaucoup obtenir d’eux par des paroles ou par des signes. Il n’est pas d’expérience plus courante. La magie, c’est l’idée qu’on peut commander aux choses comme aux êtres.

 

                                                     NATURE ET FORMES DU POUVOIR.

   Il n’y a pas de pouvoir entièrement fondé sur la contrainte : le consentement est toujours le principal. Qu’est-ce qui arrête au carrefour la file des automobiles quand l’agent lève son bâton blanc? Certainement pas la force physique de l’agent. Quelque obscur raisonnement sur la nécessité que la circulation soit réglementée? C’est en effet là qu’on en arriverait si tous les conducteurs étaient des philosophes. Mais combien sont-ils qui ont réfléchi au problème et qui ont décidé après délibération de se conformer aux injonctions des agents ? Non, ils obéissent d’instinct au plus faible, mais qui détient l’autorité.

    Telle est l’image de tout pouvoir. On imagine parfois qu’il existe des despotes qui maintiennent leurs peuples en respect avec des mitrailleuses et qui forcent chacun à s’acquitter de sa tâche particulière sous la menace du fusil. Ce n’est finalement qu’une commodité, qu’une simplification de l’esprit. En fait, les mitrailleuses ne jouent jamais si grand tôle. Elles ont rarement l’occasion d’entrer en action. En outre, il est douteux qu’elles puissent obliger une multitude au travail. Elles peuvent seulement tuer beaucoup de monde. Aussi, ce ne sont pas tellement les mitrailleuses qui comptent, c’est plutôt l’idée des mitrailleuses. Et encore plus l’idée qu’elles sont au service du gouvernement. Je ne demande rien de plus: je veux seulement donner à penser qu’en toute relation de pouvoir, l’idée compte plus que la force. Sans cela, d’ailleurs, le pouvoir appartiendrait aux hommes qui manœuvrent les mitrailleuses, non aux officiers qui les commandent, encore moins à celui de qui ces officiers prennent les ordres et qui a généralement les mains nues.

   Certains pacifistes se persuadent d’une manière encore plus étrange que la majorité des gens vont à la guerre contraints et forcés, sous la surveillance de gendarmes qui ont, ou peu s’en faut, le revolver au poing. Pourtant il est clair que les soldats sont plus nombreux et mieux armés que la police, laquelle est en tout cas moins redoutable que l’ennemi. Pour qui ne veut pas se battre ou se battre le moins possible, le choix ne semble pas douteux. Mais les gendarmes représentent l’autorité. D’ailleurs il ne parait pas qu’il soit besoin de recourir à ces moyens extrêmes pour mobiliser un peuple. Le pouvoir s’exerce auparavant, et par un simple imprimé. Si les pacifistes sont tentés par la fable des gendarmes,  c’est justement qu’ils se refusent à imaginer que les gens acceptent d’aller risquer de se faire tuer et essayer de tuer autrui sur la décision d’une douzaine et demie de personnages solennels assis autour d’une table. Ils s’expriment ainsi pour discréditer le pouvoir et rendre les choses incompréhensibles. Car ces personnages ne sont pas n’importe lesquels. Ils sont le gouvernement, c’est-à-dire précisément ce pouvoir qu’il convient d’expliquer.

   Il reste qu’une déclaration de guerre, une mobilisation générale et l’obéissance unanime de millions d’hommes à de tels ordres, qui mettent leur vie en jeu, fournissent en effet une des plus claires démonstrations de l’apparence ou, peut-être, de la réalité magique du pouvoir, suivant qu’on colore ou non l’adjectif de cette nuance surnaturelle dont ma définition s’efforce de le priver.

   Les sources et par conséquent les formes du pouvoir sont multiples. Depuis Max Weber, on les range sous trois rubriques principales, le pouvoir légitime, le pouvoir fonctionnel, le pouvoir charismatique. Le premier s’appuie sur une tradition. La naissance y destine. C’est le pouvoir des dynasties de souverains. Un prestige irrationnel y est attaché. La personne du prince est tenue pour sacrée. Il ne doit de compte à personne. Il règne par la grâce de Dieu. Sa majesté le protège de toute atteinte. Ce type, qui souffre des variantes nombreuses et des restrictions souvent considérables, correspond à une société qui se présente comme une communauté organique. Elle se considère un peu comme une grande famille et admet en conséquence une sorte d’autorité paternelle.

   La seconde espèce de pouvoir est attachée à la fonction. Celle-ci est définie par la loi, ainsi que ses prérogatives, ses devoirs et ses limites. En principe, elle est occupée par le plus compétent, par celui en qui ses concitoyens reconnaissent les plus remarquables aptitudes de direction. On constate un tel pouvoir dans les sociétés de type contractuel, c’est-à-dire dans celles qui se définissent par l’échange des prestations et l’unité des intérêts: le pouvoir s’y confond avec l’administration du bien public, II est confié pour un temps limité à des fonctionnaires responsables et contrôlés.

   Au contraire, le pouvoir charismatique est attaché à la personne du chef. Sa puissance n’est soumise à aucun contrôle. Elle lui vient de la faveur populaire et ne repose que sur la fascination qu’il exerce. Elu par acclamations, il prospère par l’enthousiasme qu’il entretient chez ses fidèles. Il commande arbitrairement et passe pour incarner les destinées du groupe, dont il apparaît comme le répondant mystique. Ce genre de pouvoir est caractéristique d’une société en mouvement, c’est-à-dire d’une association d’hommes réunis par une ambition identique dans la poursuite d’une entreprise commune. Ils voient dans leur conducteur à la fois l’instrument de la providence et une garantie de réussite. Aussi celui-ci se présente-t-il presque obligatoirement comme un chef de guerre, un conquérant ou un prophète. C’est en premier lieu un entraîneur d’hommes.

   Ni la mentalité, ni la complexité des sociétés modernes ne semble admettre un pouvoir de cette sorte. En général, les deux premières espèces de puissance se partagent leur gouvernement. Dans presque toutes, l’une et l’autre se combinent en proportions variables, où parfois le type traditionnel l’emporte et parfois le type fonctionnel. Jusque dans la guerre et dans la religion, il en est ainsi : le pouvoir des généraux ou des évêques dépend entièrement de leurs fonctions, nullement de leur popularité. Le pouvoir charismatique paraît à peu près éliminé. On le dirait plutôt un souvenir des premiers âges de l’humanité. Il ressuscite de loin en loin avec un grand bruit d’armes et dans un grand déploiement de violence pour produire sur la scène de l’histoire un fondateur de religion comme Mahomet ou un meneur de hordes comme Gengis-Khan. Pourtant, un examen plus attentif montre que, s’il affecte des formes plus modestes, il n’a nullement disparu. Il joue notamment un rôle appréciable dans la vie des partis, où le prestige personnel des chefs n’est pas sans influence. Mais, quand ils parviennent au gouvernement, la coutume veut qu’ils s’assagissent, c’est-à-dire que les nécessités du pouvoir fonctionnel remplacent pour eux les élans du pouvoir charismatique [..]»

     Roger Caillois. Le pouvoir charismatique, Adolphe Hitler comme idole dans Quatre essais de sociologie contemporaine, 1951, Olivier Perrin éditeur, p 49à 53.