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L’Etat est-il autre chose qu’une bande de brigands assurée de son impunité?

A. Dürer. L'adoration de la St Trinité. 1511. Musée de Vienne.

 
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  « En effet, que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions de brigands ? Aussi bien, une réunion de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination, qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité. C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant ».

Saint Augustin. La Cité de Dieu. Livre IV. §IV.

  « MARCUS. – Mais quoi ? Si dans la législation des peuples il y a beaucoup de dispositions pernicieuses, funestes, méritent-elles le nom de lois plus que les conventions établies par des brigands ? Pas plus qu’on ne peut nommer véritablement préceptes de médecins les recettes mortelles que des ignorants et des malhabiles donnent pour salutaires, on ne peut qualifier de loi une prescription, de quelque sorte qu’elle soit et quand bien même le peuple l’aurait adoptée, quand elle est pernicieuse. Donc la loi, c’est le discernement des justes et des injustes, en prenant comme norme la nature dans sa pureté antique et primitive, la nature sur laquelle les lois humaines doivent se régler pour châtier les méchants, secourir et protéger les gens de bien ».

                   Cicéron. Des lois, Livre II

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 « En effet qu’est-ce que la cité ? Est-ce une assemblée de bêtes féroces et de monstres ? Est-ce une foule de fugitifs et de brigands rassemblés en un seul lieu ? Tu nieras certainement cela. Cette cité n’existait donc pas, au moment où les lois n’y avaient plus aucune valeur, où les tribunaux étaient plus bas que terre, où les coutumes ancestrales étaient anéanties, où après l’éviction des magistrats par la force le nom du Sénat n’existait plus dans les références de l’État ; ce rassemblement de pillards, ce brigandage que tu as organisé au forum, les derniers vestiges de la conjuration de Catilina reconvertis au service de ton crime et de ta folie, tout cela, ce n’était pas la cité ».

      Cicéron. Paradoxes stoïciens IV environ vers -45.  (Cicéron s’adresse à Clodius qui l’a fait exiler en -58 av. J-C).

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PB: Qu’est-ce qui distingue un brigand me dérobant ma bourse du percepteur me demandant de payer mes impôts ?

  Phénoménologiquement c’est la signification de l’acte. Dans un cas il revêt un caractère juridique, dans l’autre non.

  Une cité est une organisation humaine régie par des lois. Cependant suffit-il que des lois soient posées pour avoir un caractère juridique ?

  Pour le positivisme juridique oui. La juridicité des lois découle d’une norme fondamentale supposée qui est la reconnaissance du droit des constituants à poser la constitution.

  Réponse problématique car cette reconnaissance semble conditionnée, en fait et en droit, à l’adhésion morale des destinataires de cette constitution à l’ordre social qu’elle institue.

  Aux antipodes du positivisme juridique, St Augustin, comme le jusnaturalisme, invoque donc la loi de justice comme seul fondement légitime du droit.

  Mais que faut-il entendre par là ? La loi naturelle ? La loi conventionnelle ? La loi divine ?

   Kelsen a beau jeu de dénoncer dans cette fameuse idée de justice un idéal irrationnel car toutes les tentatives de définition n’ont jamais conduit qu’à des « formules complètement vides de sens telles que « fais le bien et évite le mal », « à chacun le sien », « il faut se tenir dans un juste milieu » » Ainsi remarque-t-il encore, la définition de la justice comme consistant à donner à chacun son dû, « n’indiquant pas ce qui est dû à chacun, le renvoi au droit positif est inévitable. Cela revient à dire que la justice de droit naturel exige de donner à chacun ce qui lui est dû selon le droit positif » Théorie Pure du droit.

  Peut-être Kelsen est-il excessif lorsqu’il parle d’irrationalité. Mais il est clair que même si l’on soutient que la justice est un idéal de la raison, et non comme la définit St Augustin un idéal religieux d’absorption de l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel de la grâce(Cf. Le tableau de Dürer représentant une vision eschatologique de la Cité de Dieu), il faut reconnaître qu’il y a plusieurs principes de justice également pensables et qu’il y a antinomie entre eux. Il y a donc débat et comme il faut bien faire des choix pour instituer des lois garantissant la coexistence pacifique des hommes, la loi qui dit ce qui est juste est la loi issue d’accords communs, la loi conventionnellement posée, tant qu’on n’en a pas établi une autre.

  Il est à cet égard exemplaire que dans le jusnaturalisme, le recours à l’idée d’un droit naturel n’a pas pour but de ruiner l’autorité du droit positif mais au contraire de l’affermir. En témoigne ce propos de Montesquieu: « Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois  » Esprit des Lois. I,1.