- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

L’essence de l’homme c’est l’existence. Heidegger.

Martin Heidegger. 1889.1976.

  

   La distinction conceptuelle de l’essence et de l’existence invite à se demander comment on peut articuler l’une et l’autre en ce qui concerne la réalité humaine. Faut-il penser que l’existence de l’homme est le déploiement d’une essence ou d’une nature prédéfinie (en Dieu ou dans l’ordre naturel des choses) ou bien que l’essence de l’homme, c’est l’existence?

   Avec Heidegger on comprendra que l’essence de l’homme c’est l’existence, avec Sartre que l’existence précède l’essence.

  

I)                   Heidegger et le thème de « l’oubli de l’Etre ».

  

    Est-ce parce que la pensée est inquiétée par l’extériorité et la contingence de l’existence, toujours est-il qu’on peut avec Heidegger (1889.1976) remarquer que les philosophes, depuis Platon, ont envisagé l’Etre comme essence, généralité logique, jamais comme événement, comme « un il y a » se déployant comme fait d’être. Voilà pourquoi Heidegger affirme que ce qui caractérise la métaphysique est « l’oubli de l’Etre ». Le philosophe montre que cet oubli n’est pas innocent. Il est le signe d’un certain type de rapport à l’Etre où celui-ci est dévoilé comme un fonds privé de toute autonomie destiné à être « arraisonné » par une subjectivité souveraine. La connaissance (et la technique : dernière version de la métaphysique occidentale) est donc science des étants qu’elle conceptualise, classe, met en ordre au service de la volonté de puissance de cet étant singulier qu’est l’homme. Elle n’est pas souci de faire advenir au langage le mystère de la présence de l’Etre.

    D’où l’inattention de la pensée aux choses envisagées sous l’angle de leur existence. S’étonner de la simple présence des choses, de l’étrangeté du « il y a », se rendre disponible à l’événementialité de l’Etre est, paradoxalement, ce qui, pour la pensée, est le moins familier.

   Si l’on veut renouer avec la question métaphysique par excellence, c’est-à-dire avec la question de l’Etre, il faut donc dépasser la métaphysique classique, la déconstruire, projet exigeant de comprendre que « l’homme n’est pas le maître de l’étant, il est le berger de l’Etre ». (Cf. Lettre sur l’humanisme. 1947.)

   Par là, Heidegger lie la question de l’Etre à celle de l’être de l’homme. Il nous demande de repenser l’humanité de l’homme. La critique de la métaphysique classique est ainsi critique de l’humanisme traditionnel.

 

II)                L’essence de l’homme est l’existence.

 

    Heidegger soutient que les catégories humanistes définissant l’homme comme être doué de raison, comme subjectivité opposable à objectivité, « n’expérimente pas encore la dignité propre de l’homme » qui est d’être « le berger de l’Etre ». Il lie donc la capacité d’interroger, de dire l’Etre, d’en éclaircir la vérité à une caractéristique humaine occultée et dévoyée par les catégories humanistes. Cette caractéristique est l’existence.

   Alors que les choses sont et qu’en elles l’être demeure clos, non dévoilé, l’homme n’est pas, il existe et dans l’existence le dévoilement de l’Etre peut s’opérer et advenir au langage.

   Heidegger affirme que c’est comme être jeté dans cette modalité d’être que l’homme peut être le penseur de l’Etre. Au fond, il enseigne, selon la formule de Levinas, que « la compréhension de l’être est l’attribut déterminant et le fait fondamental de l’existence humaine ».

   Pourquoi donc l’homme est-il cet existant par qui les choses et lui-même se révèlent comme existant ? En allemand existence ou réalité humaine se dit : Dasein. Littéralement « être-là ». Si le Dasein peut être le là de l’Etre, c’est qu’il est ouverture à soi-même et au monde. De fait exister, c’est être impuissant à être sous la forme d’un étant fermé sur soi. Exister, c’est se tenir à distance, hors de soi. C’est se projeter vers des possibles. L’existence est mouvement extatique, dépassement, transcendance, intentionnalité c’est-à-dire manière de s’avancer au-delà de vers quelque chose. Or vers quoi s’avance l’existant pour être « une clairière pour la présence » ;  le là de l’Etre ?

   Tout l’intérêt de l’analyse heideggérienne est d’établir que l’au-delà pour l’existence qui transcende (expression tautologique) n’est pas un autre côté, un arrière-monde comme le suprasensible dans l’idéalisme platonicien ou Dieu dans la théologie chrétienne. L’existence transcende au-delà vers ce qui n’est pas et qu’on peut appeler le néant, à condition de préciser que ce néant n’est pas un être mais le retrait de l’Etre par quoi il peut paraître. Ainsi, c’est parce que l’existant se projette vers des possibles et en particulier vers « la possibilité de l’impossible », à savoir la mort, qu’il est l’étant par qui l’Etre peut surgir dans son étonnante présence.

    Si le Dasein est le là, le lieu, de l’Etre, c’est qu’il a le privilège d’être le lieutenant du néant. « Mort : écrin du rien, abri de l’Etre » écrit Heidegger.

 

III)             L’existence est être pour la mort.

 

    Exister consiste ainsi à expérimenter le mourir au fondement de son être. L’existant n’est pas certain de lui-même comme sujet pensant (cogito ergo sum dit Descartes), il est certain de soi comme « le destiné à mourir ». Sum moribundus, donne à entendre Heidegger. « Je suis mourant ». C’est le retrait de l’Etre dans le mourir qui conditionne l’épiphanie de l’Etre dans l’exister. La mort n’est donc pas un événement auquel je me rapporte dans une relation d’extériorité. Elle me constitue de manière interne et intime comme existant. Etre pour la mort n’est pas une caractéristique existentielle accidentelle. C’est ce que Heidegger appelle un « existential » c’est-à-dire une catégorie ontologique déterminant la manière dont l’existant se rapporte à soi et au monde.

   Le « se savoir mortel », le « exister la mort » est ainsi la vraie définition de l’existence ou de la mortalité. Il s’ensuit que la mort ne borde pas la vie humaine comme une limite externe. Elle l’habite de manière interne. « Aussitôt qu’un homme vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir » écrit Heidegger. Etre et Temps. §48. p. 245.

   Ce statut du mourir pointe la faiblesse de la position épicurienne, selon laquelle la mort n’est rien pour nous. Cf. Commentaire de la lettre à Ménécée [1].

   Il trace aussi la frontière entre le vivre et l’exister. Cf. Cours. [2]

 

IV)              Le thème existentialiste : l’existence précède l’essence.

 

   «  Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence, – c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l’existence; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence.

   Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur; et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu’il s’agisse d’une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l’entendement ou, tout au moins, l’accompagne, et que Dieu, lorsqu’il crée, sait précisément ce qu’il crée. Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin.

   Au XVIII° siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout, nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L’homme est possesseur d’une nature humaine; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme […] Ainsi, là encore, l’essence d’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.

   L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent, li déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme.

   C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. […]

    […] l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur è un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : «Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été; bien sûr, je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire; je n’ai pas eu d’enfants è qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d’inférer. » Or, en réalité, pour l’existentialiste, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour; il n’y a pas de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des œuvres de Proust; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n’y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles; c’est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif »

                           Sartre. L’existentialisme est un humanisme, 1946.