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Les règles de la méthode. Descartes.

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    «  Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute.

 

    Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

    Le troisième de conduire avec ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

   Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ».

                   Descartes. Discours de la méthode. Deuxième partie.

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  Du grec methodos, le mot méthode indique l’idée d’un chemin (odos) vers (meta).

  Pourquoi la nécessité de suivre un chemin balisé ? Parce que Descartes, l’a souligné : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ».

  Or s’il y a une science qui satisfait à cette exigence, c’est la mathématique. « Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; confesse Descartes, mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé ».

  Il signifie par ce propos que la scolastique n’a pas su voir la puissance et la fécondité des mathématiques. Son projet va donc consister à expliciter la méthode des mathématiciens et à en faire le modèle de toute science. Car la réussite de la raison dans une discipline est la garantie de sa réussite dans toutes les autres et la supériorité des mathématiques tient au fait qu’elles procèdent selon un ordre précis : intuitions des évidences premières et déduction à partir de ces évidences. D’où la rigueur de leurs raisonnements et la certitude de leurs conclusions. La révolution cartésienne consiste à envisager sous le nom de sciences une mathématique universelle.

   Réfléchissant sur cette rigueur, Descartes estime qu’on peut la formaliser en quatre règles seulement. Ce qui est du plus grand intérêt car ils est facile de les connaître et conséquemment de les respecter.

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1)      La règle de l’évidence.

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  La première est de ne rien recevoir sans examen et de n’admettre comme vrai que ce qui résiste au doute. Rien n’est moins naturel à l’esprit que ce souci car « nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs ». Aussi avons-nous reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et sans prendre la peine d’interroger la valeur de vérité de ces opinions, nous fondons sur elles quantité de raisonnements ou de jugements qui ne peuvent qu’être erronés.

  Voilà pourquoi il convient de se défaire de toutes ces opinions et d’éviter les deux périls qui menacent l’esprit dans sa recherche de la vérité.

  D’une part la prévention, d’autre part la précipitation.

  Etre prévenu consiste à avoir des préjugés, à opiner au lieu de se donner la peine de discriminer le vrai du faux. Platon a pointé, dans l’allégorie de la caverne la souveraineté des opinions et la difficulté du chemin permettant de s’affranchir de leur prestige. Descartes décline ici la même leçon. Tant qu’on admet sans examen des énoncés et qu’on fonde sur eux des affirmations, celles-ci n’ont aucune valeur théorique. Il faut se tenir en garde contre l’apparence de vérité du préjugé et n’accepter comme principe du raisonnement que ce dont il est impossible de douter.

  Ce qui suppose de prendre le temps d’examiner et donc d’éviter la précipitation.  Celle-ci consiste à aller trop vite, à être trop peu scrupuleux sur les conditions de la validité rationnelle.

  Car seul peut être reconnu comme vrai « ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ».

Le philosophe donne ici les critères de l’idée vraie dont le modèle lui a été fourni par le cogito [1]. C’est l’idée claire et distincte, l’idée dont l’esprit ne peut pas plus douter qu’il ne peut douter de lui-même.

  Sa vérité saute aux yeux, autrement dit elle est évidente.

  L’évidence qui, seule peut fonder la certitude, est la propriété intrinsèque d’une idée s’imposant à l’esprit comme vraie de telle sorte qu’il ne peut lui refuser son adhésion. Ce qui lui confère cette force est sa clarté et sa distinction.

  La clarté est le contraire de l’obscurité. L’idée claire est l’idée directement présente à une pensée attentive. Elle est, commente Gilson, « l’impression que produit la perception directe de l’idée elle-même lorsqu’elle est immédiatement présente à l’entendement […]. Une idée est obscure lorsqu’elle se réduit au souvenir que nous avons d’en avoir jadis perçu le contenu ; plus obscur encore, si ce souvenir n’est en réalité qu’un faux souvenir ».

  La distinction est le contraire de la confusion. C’est l’idée suffisamment précise pour n’être confondue avec aucune autre.

  « Une idée est confuse dans la mesure où la perception de son contenu se mélange à d’autres idées obscurément perçues. Une idée ne peut donc être distincte sans être claire ; une idée qui ne contient rien que de clair est par là même distincte ; mais une idée claire peut se mélanger d’éléments qui ne le sont pas, comme lorsque nous composons l’idée d’union de l’âme et du corps avec les idées claires d’âme et de corps ». Gilson.

  L’idée claire et distincte ou idée évidente est saisie dans un acte d’intuition rationnelle. Elle seule permet de sortir du doute et de déployer à partir de son évidence les longues chaînes de raison du discours.

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2)      La règle de l’analyse.

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  Lorsqu’on a un problème à résoudre, il convient de réduire la difficulté en décomposant mentalement un tout en ses éléments constituants s’il s’agit d’une chose matérielle ou  une idée complexe en idées plus simples. Il y a là une démarche fondamentale de la pensée qui ne peut faire la lumière sur quoi que ce soir qu’en divisant, en décomposant pour parvenir aux idées ou aux éléments simples.

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       3) La règle de la synthèse.

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  Pour construire un savoir selon un ordre rigoureux, il faut donc partir des éléments simples qu’on a découverts par analyse et qui, en dernier ressort sont saisis intuitivement pour déduire de ce simple le complexe. Comme l’écrit Gilson : « Une idée est dite plus connue, ou plus aisée à connaître qu’une autre, lorsqu’elle lui est antérieure dans l’ordre de la déduction. A ce titre, elle est aussi plus évidente, puisqu’on peut la connaître sans la suivante, mais non pas la suivante sans elle, et elle est par là même plus certaine, puisqu’étant antérieure selon l’ordre de la déduction, elle se rattache au premier principe et participe à son évidence de manière plus immédiate ».

  Pour les problèmes scientifiques, l’ordre entre les idées est imposé par la nature même, puisque l’esprit peut le découvrir mais ce n’est pas lui qui le met dans les choses. Il y a là clairement l’expression d’une option réaliste en matière de théorie de la connaissance. Mais il y a des problèmes qui portent sur des objets qui ne sont pas naturels mais artificiels. Par exemple le décryptage d’une écriture. Dans ce cas les éléments ne se précèdent point naturellement, dit le texte. Il convient donc que l’esprit invente l’ordre à suivre pour trouver les solutions plutôt que de procéder au hasard.

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 4)      La règle du dénombrement.

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  Il s’agit de s’assurer que dans le raisonnement on n’a rien oublié. Cf. Gilson : « L’évidence nous garantit la vérité de chacun des jugements que nous portons. (Premier précepte) ; mais elle ne peut nous garantir la vérité de ces longues chaînes déductives, telles que sont d’ordinaire les démonstrations. Le dénombrement ou énumération consiste à parcourir la suite de ces jugements par un mouvement continu de la pensée qui, s’il devient assez rapide, équivaut pratiquement à une intuition. Les dénombrements ne sont valables que s’ils respectent l’ordre requis par le troisième précepte, et s’ils sont suffisants c’est-à-dire conçus de manière à ne laisser échapper aucun élément de la déduction ».