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Le travail.

L'âge d'or. Cranach l'Ancien. Pinacothèque de Munich. 

 

   Le travail a une triple dimension : cosmologique, sociologique et humaniste. Voyons ce qu’il faut entendre par là.

 

  A)    Le travail est un acte qui de prime abord se passe entre l’homme et la nature » Marx.

 

   Si, comme le décrit le mythe de l’Âge d’or ou de l’Eden, la nature était un jardin des délices où le lait et le miel coulaient à flots, l’homme n’aurait pas besoin de mobiliser son énergie pour lui arracher les produits utiles à sa vie. Il vivrait dans une harmonie paisible avec son milieu, étranger au manque, à la peine, à la peur. Sa vie se déploierait dans l’insouciance, la jouissance et la légèreté d’une condition qui hélas, est destinée à demeurer un rêve. Si l’Âge d’or ou l’Eden hante l’imaginaire de l’homme, c’est que la réalité est bien moins réjouissante.

  Car la nature est si peu bienveillante, si peu terre d’abondance et l’homme y est si peu chez lui qu’il est condamné à travailler pour produire ses conditions d’existence. Il a des besoins à satisfaire et s’il ne mettait pas en mouvement « les forces dont son corps est doué, bras et jambes, têtes et mains, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie » (Marx) il ne pourrait survivre.

   Avant de considérer le travail sous une forme qui n’appartient qu’à l’homme, Marx s’arrête « à cet aspect primordial du travail » concernant aussi bien l’animal que l’homme. Ce qui n’est pas un mince paradoxe chez le penseur qui va faire du travail la marque distinctive de l’humanité. Il s’agit sans doute d’attirer l’attention sur le concept physique de travail, celui qu’étudie la thermodynamique et qui connote toujours transformation d’une énergie, production d’un effet par l’emploi d’une force.  En ce sens tous les éléments de la nature sont en travail car ils se modifient soit qu’ils agissent, soit qu’ils pâtissent.

   Mais tant qu’on ne voit dans le travail qu’une puissance naturelle, on reste en deçà du sens spécifique du concept qui, il faut le dire, marque l’écart entre le monde antique et le monde moderne.

   Car les Anciens ne parviennent pas à penser le travail, dans sa généralité, abstraction faite de toute détermination particulière de l’activité créatrice de richesses. Ils la conçoivent comme une activité naturelle consacrant une servitude dont il est impossible de secouer le joug. Sa pénibilité est le signe du châtiment d’un être dépendant par le besoin d’une nature lui imposant sa loi. Il n’est jamais envisagé comme le moyen proprement humain de s’affranchir de la nécessité naturelle et d’inventer par son intelligence et son courage un monde aux couleurs de son désir. Les Anciens à l’inverse des Modernes ne font pas du travail l’odyssée de la liberté se conquérant contre ce qui la nie.

   C’est très clair chez Hésiode où le modèle du travail est celui du paysan dont la fonction consiste, dans le dur labeur, à éloigner la faim et à limiter par sa discipline le désir coupable de celui qui ne sait pas rester à sa place. « Va, souviens-toi toujours de mon conseil : mets-toi à la tâche, Persès, noble fils, pour que la faim te prenne en haine et que tu te fasses chérir de l’auguste Déméter au front couronné, qui remplira ta grange du blé qui fait vivre. La faim est partout la compagne de l’homme qui ne s’emploie pas à la tâche. Les dieux et les mortels s’indignent également contre quiconque vit sans se mettre à la tâche et montre les instincts du frelon sans dard, qui, esquivant la tâche, gaspille et dévore le fruit de la tâche des abeilles » Les Travaux et les Jours.

   Au fond les tâches laborieuses ne sont pas différentes des tâches animales et si elles confèrent une dignité à l’homme c’est dans la mesure où il assume sa punition dans la soumission à un ordre indistinctement naturel et divin. L’économie n’est pensée que sous la forme d’une économie de subsistance. Le désir des richesses, le luxe, le commerce sont stigmatisés ; l’idée d’une transformation historique des conditions d’existence exclue.

  Avec les Modernes, au contraire, le travail devient l’élément d’insurrection de l’homme contre la nature, le moyen de renverser les termes de la domination. Il n’est plus ce par quoi l’homme est condamné à subir la loi naturelle mais ce par quoi il s’en affranchit et lui substitue sa propre loi.

   Et cette nouvelle donne est conçue comme une vocation. C’est patent chez Locke pour qui le premier devoir de l’individu étant de se conserver, l’homme accomplit la loi divine en transformant le donné et en s’appropriant par son travail la terre que Dieu a donnée aux hommes sous forme originairement indivise. La propriété, fondée sur le travail correspond à un droit naturel et n’a nul besoin d’une convention pour être légitime. Elle est l’expression de la mise en valeur de la nature conformément au dessein divin ayant remis aux créatures le soin de pourvoir aux nécessités de leur existence.

   « Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, et surtout s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes » Deuxième Traité du Gouvernement Civil, V, 27 Traduction David Mazel.1690.

 Dans cette première analyse le travail est une activité transformatrice de la nature par l’effort d’un agent qui ne la laisse pas inchangée, la met en valeur, lui donne par là sa valeur et est fondé par cet acte à s’approprier les produits de son travail.

 Le travail est l’origine de la valeur : «  C’est donc le travail qui donne à une terre sa plus grande valeur, et sans quoi elle ne vaudrait que fort peu, c’est au travail que nous devons attribuer la plus grande partie de ses productions utiles et abondantes » Ibid. V, 43.

 

 

B)    Le travail est un acte qui se passe entre l’homme et l’autre homme.

 

  Le travail ne met pas en rapport que l’homme et la nature. Il met aussi en rapport l’homme et l’homme car le procès de production rend les hommes interdépendants et solidaires.

   Si l’on suit l’analyse platonicienne c’est même « l’impuissance où chacun est de se suffire à lui-même et le besoin qu’il a d’une foule de choses » qui donnent naissance à la cité. La République II.

  Non point que les Anciens pensent le lien social comme lien économique mais ils sont sensibles à la répartition des métiers et à la nécessité de la coopération.

  Dans le mythe de Prométhée, par exemple, Platon établit que les compétences techniciennes varient d’un sujet à un autre et que nul ne pouvant exceller dans tous les savoir-faire, la spécialisation est garante de l’excellence. En contrepartie, des individus exerçant des métiers très divers ont besoin les uns des autres pour satisfaire leurs multiples besoins. La division du travail implique l’échange des produits du travail et la solidarité des efforts humains.

   Avant toute organisation politique, on peut donc penser la société civile comme l’association d’un paysan, d’un forgeron, d’un tisserand, d’un cordonnier, d’un commerçant etc. L’homme fait société avec l’homme pour pourvoir aux besoins de son existence.

   Certes Platon ne pense pas le travail comme principe structurant du social.

  Excepté les sophistes, les Anciens ne voient en lui ni un opérateur de la transformation historique du monde, ni un opérateur de socialité.

  Néanmoins cette affirmation de la République annonce le thème que la modernité, libérée des présupposés métaphysiques du monde antique, développera avec l’économie politique.

   Le penseur de référence est ici Adam Smith pour qui le contrat social originaire s’énonce ainsi : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et je vous donnerai ce dont vous avez besoin vous-mêmes ».

   Le travail cesse d’être ce à quoi sont condamnés, ceux qui sont exclus de la dignité politique, pour devenir le ressort du social. La société n’est plus conçue comme ordonnée de l’extérieur par une loi transcendante, métaphysique ou religieuse. Elle est organisée par une loi immanente, celle d’individus que l’amour de soi porte à agir en vue de la conservation et de l’expansion de leur existence et qui entrent à cette fin dans des relations d’échange les uns avec les autres.

   La poursuite par chacun de son intérêt particulier, le désir d’améliorer son sort n’est plus stigmatisé moralement car il est efficace socialement. La prospérité d’une ruche ne procède pas de la vertu de ses membres mais de la puissance de leurs appétits. Les « vices privés » engendrent les « bénéfices publics » affirme Mandeville dans la Fable des abeilles (1714) et Smith montre que l’aiguillon de l’amour de soi et la rationalisation des tâches ont l’avantage de produire la richesse des nations. L’accumulation des richesses ne se fait pas au détriment des pauvres car le travail est lié au capital, l’investissement du capital permettant d’accroître la quantité de travail, seule mesure de la valeur des marchandises et de la possibilité d’avoir un droit sur elles.

   Si l’homme peut se libérer des contraintes séculaires de la nature et participer aux progrès de l’humanité, ce n’est donc pas en niant sa condition d’animal travailleur à la manière des aristocrates grecs, c’est au contraire en l’assumant dans la production et l’échange des biens et des services, l’identification naturelle des intérêts s’opérant par la magie d’une « main invisible ».

  Par cette analyse, Smith s’impose comme le penseur de la société capitaliste et industrielle qui est en train de prendre son essor à l’époque où il la théorise. Il n’en méconnaît pas la dimension agonistique mais il insiste sur la fonction autorégulatrice du marché.

   Marx fera une critique radicale de cette analyse dont le tort est à ses yeux de prendre les lois d’un mode historique de production, destiné à être combattu et transformé pour les lois naturelles et éternelles du travail. Il dénoncera le capitalisme comme appropriation illimitée des choses et des terres et comme exploitation de l’homme dans le salariat. 

Dans cette seconde analyse le travail est l’activité productrice de richesses sociales par laquelle l’homme fait société avec l’homme, conquiert un statut social, participe au système des besoins et des échanges qu’est une société.

 Là encore le travail est l’origine de la valeur. Reprenant la distinction aristotélicienne entre la valeur d’usage d’une chaussure (son utilité) et sa valeur d’échange (sa valeur tout court c’est-à-dire sa valeur comme marchandise) Smith établit que ce qui rend commensurables toutes les marchandises, ce qui mesure leur valeur d’échange, c’est la quantité de force de travail qu’elles matérialisent. « Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir » Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. 1776

 

  

C)    Le travail est un acte qui se passe entre l’homme et lui-même.

  

  Il est la médiation sans laquelle on ne peut devenir ce que l’on est.

  Deux auteurs produisent deux analyses lumineuses de ce thème : Kant et Hegel.

 

1)      Kant.

 

  « En donnant à l’homme la raison ainsi que la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, (la nature) indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation humaine. Il ne devait pas, en effet, être gouverné par l’instinct, ni non plus être instruit et formé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tirer tout de lui-même » écrit Kant dans la Troisième proposition de IHUC.

  Il signifie par là qu’à l’homme rien n’est donné, tout doit être conquis. Il n’est d’abord rien, qu’un ensemble de virtualités destinées à rester inopérantes sans l’effort propre à les actualiser. La moindre de ses compétences requiert la culture de ses talents et cela passe par le travail dans le double sens d’effort pénible et de contrainte vitale et sociale.

  En effet seul l’aiguillon des besoins et des passions peut sortir l’homme de son indolence naturelle et lui arracher les efforts nécessaires au perfectionnement des dispositions de sa nature. Sa culture lui est extorquée pathologiquement. D’où le caractère providentiel d’une activité qui, pour ne pas être une partie de plaisir promeut la civilisation de l’humaine nature, prépare sa possible conversion morale et surtout confère à l’homme le mérite de ne rien devoir qu’à lui-même.. Cf. Cours. [1]

 

2)      Hegel.

 

  Pour Hegel aussi le travail est une médiation nécessaire de la conscience de soi et de la reconnaissance sociale. Car « l’essence de l’esprit consiste en ceci qu’il se trouve opposé à une nature, combat cette opposition et vient à soi-même en tant que vainqueur de la nature ».

  C’est que l’esprit n’est pas d’emblée réalisé, il prend conscience de lui-même et s’accomplit par sa capacité à se nier dans son être-là naturel. La subjectivité est négativité. Or si le premier moment consiste à mettre sa vie en jeu pour être reconnu comme liberté, moment du maître, le deuxième consiste à se libérer de la servitude de la nature. Le maître ne le peut pas car il médiatise son rapport au réel par le travail de l’esclave. Il croit ainsi jouir d’une liberté immédiate, liberté qui est en définitive fictive. Car le maître dépend du travail de l’esclave pour satisfaire ses désirs.

Dans cette troisième analyse le travail est l’activité par laquelle l’humanité s’approprie sa propre essence. C’est par l’effort souvent pénible que l’homme passe de « la rudesse à la culture » (Kant), qu’il se civilise, qu’il dépasse les limites naturelles ou culturelles dans lesquelles le difficile accouchement de l’humanité le sauve de s’aliéner.     

 

  En conquérant un pouvoir sur la nature, l’esclave se découvre lui-même. Il mesure sa puissance réelle. Sartre remarque en ce sens : «  Le travailleur se saisit comme possibilité de faire varier à l’infini la forme d’un objet matériel en agissant sur lui selon certaines règles universelles. En d’autres termes, c’est le déterminisme de la matière qui lui offre la première image de sa liberté ». Il fait reculer les limites que laissent inchangées la liberté conçue comme jouissance immédiate. Il peut donc renverser par la médiation de sa liberté, réalisée comme maîtrise sur les choses,  le rapport de servitude et gagner sa propre estime et celle du maître.