- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire?

 Corrigé : bonne copie d’élève du bac littéraire, 1977.

 

    « La communication est un acte essentiel dans les sociétés humaines, peut-être le plus important, et cependant très complexe. Cette communication semble passer principalement par le langage, qui est apparemment le moyen le plus élaboré pour communiquer ce que l’on a à dire. La complexité même du langage peut trahir l’idée initiale, ou ne pas la rendre totalement, mais peut-on exprimer plus que ce que l’on veut dire? 

  

  Mais que signifie exactement le mot « dire »? Le plus souvent, « dire » est synonyme d’ « exprimer quelque chose », que ce soit par le langage, par des gestes ou même par des attitudes. Mais la notion importante est celle de communication. En « disant quelque chose », nous faisons passer un message, une idée, nous transmettons une information ou une observation.

   Je pense cependant que dans la question « le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire? », « dire » se rapportera davantage au langage, car c’est le langage que nous avons tendance à considérer comme le moins aléatoire des moyens de communication, c’est à lui que nous attribuons le plus de vérité et de fidélité par rapport à l’idée que l’on veut exprimer. Le langage est apparemment le moyen de communication qui implique le moins de situations équivoques, de difficultés de compréhension, car il semble — et il est certainement — le plus précis.

   L’expression « se réduit-il », dans le sujet proposé, n’a pas le sens « péjoratif » qu’elle a dans certains cas. Au contraire, le sens commun admet souvent comme « idéal », « parfait », un langage qui ne dirait que ce que l’individu veut dire, le plus exactement possible, sans enlever ou ajouter de sens à l’idée initiale du sujet.

 

 

   Mais la question « le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire? » peut être posée, et cela d’autant plus que, même si le langage idéal est conçu comme celui qui ne trahit en rien la pensée de l’individu, on admet couramment que beaucoup de choses entrent en ligne de compte lorsque nous parlons, indépendamment de notre volonté, et qu’ainsi nous exprimons parfois plus que ce que nous croyons dire.

   On admet facilement que les mots — ou même les gestes — qui tendent à nous apprendre quelque chose ont la plupart du temps plus de signification, dans un certain contexte, que leur « traduction » préadmise, traduction qui nous fait considérer que tel mot désigne un chien, ou que tel geste est un signe d’acquiescement.

   Mais si nous admettons que ce que nous disons n’est pas seulement ce que nous voulons dire, la communication est-elle réellement possible? Pouvons-nous vraiment communiquer si nous ne savons pas exactement ce que nous allons laisser passer dans notre « message », donc si tout ce que nous disons a en plus un sens « caché » qui ne dépend pas de notre volonté ?

   Mais tout d’abord, qu’est-ce qui pourrait faire que le sens de ce que l’on dit ne se réduise pas à ce que l’on veut dire?

   Cela pourrait venir du langage lui-même, de sa complexité et souvent de son imperfection. Nous  avons parfois des difficultés à trouver « le mot juste », et le vocabulaire ne «colle» pas toujours à l’idée que nous voulions exprimer. De plus, les mots ont parfois un double sens, ou changent de signification suivant le contexte. Ainsi l’idée que nous voulions exprimer peut-elle être différente, et signifier autre chose, une fois traduite en mots. Le problème du langage devient presque un problème « technique », mais il peut influer sur le        sens de ce que nous disons.

   Une autre façon d’élargir le sens de ce que l’on dit par rapport à ce que l’on veut dire est de considérer celui qui écoute. Il y a là un problème de « traduction ». L’interlocuteur peut comprendre plus que ce que nous voulons dire, peut-être simplement à cause du langage, mais aussi suivant sa personnalité, son état d’esprit, sa situation particulière.

   Peut-on considérer que le sens qui sera compris, adopté par autrui, fait partie du sens de ce que nous disons? Certainement oui, car la compréhension de nos paroles par autrui est un aspect de ce que nous disons, peut-être le plus important puisque nous nous exprimons pour communiquer nos idées, nos informations, etc. à l’autre. Même si l’autre comprend plus, ou autre chose, que ce que nous voulions dire, la signification que nos paroles auront pour lui sera importante, car ce que nous avons dit aura une résonance particulière suivant la ou les personnes qui l’entendront. Le sens admis par l’interlocuteur fera donc partie du sens de ce que nous disons, en plus de ce que nous voulons dire.

 

   Cependant, le véritable problème est de savoir si, dans nos paroles elles-mêmes, s’expriment plus de choses que ce que nous voulons dire — cela indépendamment de problèmes « techniques » de langage, ou de problèmes de « traduction » de l’interlocuteur. Il y a tout d’abord des informations « générales» que nous donnons sur nous-mêmes à chaque fois que nous parlons. Notre façon de parler et le type même de langage que nous utilisons, par exemple, révèlent souvent notre nationalité, et même notre niveau social et culturel. (Il existe entre autres beaucoup de mots ou de «jargons» spécifiques à une profession, ou à une génération).

   Le langage que nous utilisons, lui-même, révèle donc beaucoup de nous-mêmes, ainsi que le choix des sujets dont nous parlons, le ton que nous employons, qui donnent des renseignements plus particuliers sur la façon dont nous vivons quelque chose, etc. Mais ces informations générales ou même particulières, sans être véritablement volontaires, sont malgré tout conscientes. Nous savons, même si nous ne l’avons pas consciemment réalisé, que notre conversation révèle que nous sommes, par exemple, français, que nous sommes particulièrement touchés par tel problème, etc., mais également que ce que nous disons révèle une partie de notre caractère, de nos opinions, et même de notre vie passée. Mais ici il s’agit moins de « sens » débordant ce que nous avons voulu dire, que d’informations en quelque sorte « parallèles » que nous apportons sur nous-mêmes en parlant, et qui la plupart du temps ne dépendent pas spécialement du sujet abordé, donc de ce que nous voulons dire, mais du fait de parler et de nous exprimer en général. Nous exprimons à chaque instant beaucoup de ce que nous sommes, et pas seulement en parlant.

   Enfin, et c’est le point essentiel à mon avis, ce que nous disons peut-il avoir un sens caché dont nous sommes inconscients? Nous abordons ici le domaine de l’inconscient, domaine difficile car finalement mal connu. Néanmoins l’idée de l’inconscient provoque celle d’actes ou de situations « refoulés » par le sujet « inconsciemment », donc « oubliés »; l’inconscient cependant cherche à s’exprimer, par le corps ou même par le langage.

   C’est dans cet esprit que la psychanalyse a été créée : notre inconscient « parle », mais de façon déguisée, et le psychanalyste tente de déchiffrer ce langage qu’est le sens caché de nos paroles. Dans ce cas, ce que nous disons n’a pas uniquement le sens de ce que nous voulons ou croyons dire, mais a parfois, aussi, un sens « caché » et pourtant réel, exprimant des images enfouies dans notre inconscient.

   Ce « sens caché » se manifeste par le choix des mots, mais aussi de façon peut-être plus nette par les « lapsus » ou les « actes manqués ». Ce « deuxième sens » est de toute façon indéchiffrable, du moins à première vue, et inaccessible à l’interlocuteur comme au sujet.

   La question posée au départ trouve alors sa réponse : nous pouvons très bien communiquer même si nos paroles ont un sens caché, puisque nous en serons sans doute totalement inconscients, de même que nos interlocuteurs. Le psychanalyste, lui, peut dans certains cas traduire. Et nous voyons alors que leurs propos ont un sens caché, d’autant plus que ce sens caché est pour une raison quelconque inavouable, puisque refoulé. D’où peut-être la réticence de certaines personnes devant la psychanalyse, qu’ils ont parfois peur de reconnaître comme effectivement valable. Il y a donc bien des difficultés pour s’exprimer et communiquer en sachant que ses paroles ont un sens caché, et surtout en sachant que l’autre — en l’occurrence le psychanalyste — peut déchiffrer ce sens.

   Que la psychanalyse soit valable ou pas, guérisse ou non dans certains cas, elle pose en tout cas ce problème : les gens ont peur du sens caché de leurs paroles dans la plupart des cas.

 

   Nous pouvons finalement dire que le sens de ce que l’on dit ne se réduit pas à ce que l’on veut dire, « ce que l’on veut dire étant le plus souvent une simple information, ou une réflexion.

   Nous exprimons toujours beaucoup de nous-mêmes en « disant les choses », sans pour cela ignorer totalement toutes les informations que nous donnons, mais elles ne sont pas vraiment volontaires.

   En fait, le sens de ce que l’on dit comporte à mon avis ce que l’on veut dire, mais aussi ce que l’autre comprend, et ce que nous tentons de cacher et que nous cachons effectivement (tout cela au niveau de l’inconscient) et qui parfois s’exprime malgré nous et sans même que nous nous en rendions compte. Ce dernier «sens » restera donc certainement non décelé »

                            Bonnes copies du baccalauréat, Hatier, t. 2, 1979, p. 91 à 97.