Flux pour
Articles
Commentaires

 

   Un petit peu de légèreté pour défendre la supériorité de l'esprit sur la naissance ou sur toutes les susceptibilités! Audace, ironie, plaisanterie mais aussi gravité philosophique. Notre époque aurait tant besoin d'un Figaro à sa mesure! Saura-t-elle l'enfanter?

 

  « O femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !...nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?... Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole au milieu même de la cérémonie !...Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas, vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! … noblesse, fortune, rang, des places, cela vous rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu’on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !... On vient… c’est elle… ce n’est personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà, faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! – Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : chiens de chrétiens ! – Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. – Mes joues creusaient ; mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors*, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j‘écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net : sitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château fort à l’entrée duquel je laissais l’espérance et la liberté. Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ;  que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloges flatteurs, et qu’ils n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit politique et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme : Journal inutile. Pou-ou ! Je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime et me voilà derechef sans emploi ! – Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre ; il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon* : alors bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais, comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer lorsqu’un Dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie* ; et, pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne !  Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. On se débat : c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous : eh ! mais qui donc ? O bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe. Un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité,  laborieux par nécessité ; mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop Désabusé… Suzon, Suzon, Suzon, que tu me donnes de tourments ! … J’entends marcher. On vient. Voici l’instant de la crise »

   Beaumarchais. Le mariage de Figaro. Acte V, Scène III.

 

* Recors : l’huissier chargé d’ordonner la saisie.

*  Pharaon : jeu de cartes analogue au baccara, fort en vogue au XVIII° siècle.

* Allusion aux événements du Barbier de Séville.

Partager :

Pin It! Share on LinkedIn

2 Réponses à “Le monologue de Figaro. Beaumarchais.”

  1. Hugo Guillon-Abiassi dit :

    Strictement rien à voir, je pérégrinais sur internet et je suis retombé sur votre site….
    Que de souvenirs depuis 2008, l’année où vous m’avez eu….
    J’espère que tout va bien pour vous !

    Hugo

  2. Simone MANON dit :

    Bonjour Hugo
    Merci pour ce petit signe qui me fait un grand plaisir. J’espère aussi que vos vœux sont réalisés pour ce qui était du choix de votre formation et pour le reste je vous souhaite le meilleur. Pour moi tout va bien sur le plan personnel, mais quel sentiment d’échec sur le plan collectif! Vous qui avez suivi mon enseignement, vous ne devez pas avoir de peine à en imaginer la profondeur.
    Avec mon bon souvenir.

Laisser un commentaire