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Le modèle mécanique.

 Le mécanisme d'Anticythere. www.futura-sciences.com 

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    La science étudiant le vivant s’appelle la biologie. C’est une science de la nature. (Attention à ne pas confondre : vivant et humain.) Le végétal, l’animal sont des êtres vivants.

Cette science rencontre des difficultés liées à la spécificité de son objet.

 

 

                      1) Notion de modèle.

 

  Le terme recouvre des réalités et des significations différentes selon les domaines où il intervient.

  -Au sens commun il est ce que l’on imite : le héros, le saint, le sage sont des modèles à imiter.

  -Au sens scientifique il est plutôt ce qui imite. Un modèle est une construction théorique qui, sur la base d’analogies (rapports de similitude entre des objets différents) propose une image simplifiée et opératoire d’une réalité donnée.

  Au moyen d’une structure A (par exemple une machine) on représente un ensemble de phénomènes B (par exemple l’être vivant). L’utilisation d’un modèle repose sur le postulat d’une certaine isomorphie entre les phénomènes A et B.

  Faire de la structure et du fonctionnement d’une machine, un modèle pour rendre intelligible le vivant ne revient pas à dire que le vivant est une machine. C’est proposer un outil théorique, une sorte de fiction à usage méthodologique et explicatif. Ce modèle est élaboré au 17° siècle par Descartes et Descartes répète souvent qu’il construit pour penser clairement et distinctement « la fable » d’un monde ne fonctionnant que selon des lois simples. L’emploi cartésien de ce modèle est prudent. Descartes précise que si l’organisme est une machine, cette machine est infiniment plus complexe et plus subtile que toutes celles que l’homme  sera jamais capable de construire car elle est faite de la main de Dieu.

                

   2) En quoi consiste le modèle mécanique?

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  Il consiste à affirmer que « l’univers est une machine où il n’y a rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties ». Descartes. Les Principes de la Philosophie. IV, 188.

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a)      Il y a là un parti pris matérialiste.

  Comme la machine, l’être vivant est une réalité matérielle. Une machine est un ensemble de mécanismes associés eux-mêmes mécaniquement. Un mécanisme est un dispositif formé de pièces ayant entre elles de relations précises et dont l’ensemble est capable de fonctionnement. Les mouvements des pièces d’un mécanisme sont régis par les lois de la mécanique c’est-à-dire par des rapports de forces, de déplacements, de vitesses, de masses etc.

Ex : Une horloge est une configuration de roues dentées, de ressorts, de treuils et autres rouages telle que la fonction : marquer l’heure est très exactement l’effet de la structure ou en termes cartésiens de « la disposition des organes ».

   Ainsi en est-il du vivant. Du point de vue anatomique et physiologique  l’organisme est comparable à une machine. Comme elle, il met en jeu des organes de nature et de structure apparemment comparables. Les mains ressemblent à des pinces, l’œil à une cellule photoélectrique, les poumons à des soufflets. Au 17° siècle, Harvey comparait le cœur à une pompe et la circulation à un système hydraulique. Les constituants élémentaires de la biosphère sont ceux de la matière (carbone, oxygène, hydrogène, azote) et on peut rendre compte des fonctions organiques (la nutrition, la respiration, l’autorégulation, la reproduction) comme on le fait pour celles de machines par « la disposition des organes » c’est-à-dire par l’action des éléments matériels les uns sur les autres. (Ici, mobilisez un exemple précis pris dans votre culture scientifique). Si donc l’on considère les structures physico-chimiques, il n’y a pas de frontière évidente entre le vivant et le non-vivant.

 

  En ce sens le mécanisme s’oppose à l’animisme aristotélicien. Pour Aristote les fonctions du vivant s’expliquent par l’action d’une âme. Le vivant est l’unité de la matière et de l’âme qui lui donne sa forme. « Ame nutritive » pour expliquer la nutrition, la croissance et la reproduction, « âme sensitive » pour expliquer la motricité et la sensation, « âme intellective » pour expliquer l’activité mentale de ce vivant spécifique qu’est l’homme.

Le mécanisme s’oppose aussi à la position doctrinale appelée vitalisme. Cette doctrine fut développée au 18° siècle par l’Ecole de Montpellier et son maître Barthez. Pour ce médecin il y aurait en chaque être vivant, « un principe vital » différent à la fois de l’âme pensante et de la matière et qui produirait la vie par son énergie propre.

  PB : Il va de soi qu’aucune procédure expérimentale ne peut isoler une âme ou un principe vital. Ce sont là des principes métaphysiques. Or la science a conquis sa scientificité en renonçant à faire usage dans ses explications de tels principes obscurs. L’explication scientifique en biologie est une explication mécaniste ou elle n’est pas scientifique. Elle affirme que les constituants de la matière vivante étant ceux de la matière, les propriétés biologiques sont réductibles aux propriétés physico-chimiques de la matière. De là, à accuser la science du vivant d’évacuer la vie même, il n’y a qu’un pas franchi par ceux qui accusent le mécanisme de ne pas pouvoir rendre compte de la spécificité du vivant. « Le mécanisme …demande simplement des délais pour achever son œuvre, à savoir pour expliquer complètement la vie sans la vie ». Jean Rostand. La Vie et ses problèmes.1939.

  Il y a en effet quelque chose de rebelle au mécanisme dans le vivant. Car alors qu’une machine est très exactement la somme de ses parties, le vivant a ceci de spécifique qu’il est irréductible à la simple juxtaposition de ses éléments. Il est un système dont tous les éléments sont dans de tels rapports de dépendance interne que chaque partie est à la fois moyen et fin, cause et effet (Chaque partie existe pour le tout, le tout pour la partie). Il y a une unité du vivant patente dans le fait qu’un organisme ayant subi l’ablation d’un organe n’est pas le même organisme moins cet organe mais un autre organisme ayant reconstitué une nouvelle synthèse vitale. Cette modalité d’être du vivant comme un tout, une unité est une véritable difficulté pour l’explication mécaniste. Celle-ci consiste toujours à décomposer une totalité complexe en ses éléments simples, à étudier chaque fonction en l’isolant de la totalité organique et à concevoir cette totalité comme la somme de ses parties.

  Or  » Les formes vivantes étant des totalités dont le sens réside dans leur tendance à se réaliser comme telles au cours de leur confrontation avec leur milieu, elles peuvent être saisies dans une vision jamais dans une division. Car diviser c’est à la limite et selon l’étymologie faire le vide et une forme n’étant que comme un tout ne saurait être vidée de rien » Canguilhem. La Connaissance de la Vie. D’où les difficultés de la méthode expérimentale en biologie. Les techniques modernes d’observation isolent des éléments du vivant et ce faisant peuvent faire perdre de vue son unité. Le biologiste Bounoure remarque en ce sens:  » La séparation des éléments du protoplasme par l’ultracentrifugation, sa résolution submicroscopique par les spectres de diffraction ou l’étude aux rayons x, les microdosages de la biochimie nous éloignent de plus en plus de l’activité unifiée et dirigée de l’organisme dans son ambiance naturelle […] La première fois que l’on a sous les yeux l’image cinématographique de la structure interne des cellules vivantes, on découvre avec un étonnement voisin de la stupeur que le protoplasme en proie à la trépidation normale de son activité n’a qu’une ressemblance assez lointaine avec les images qu’en donnent les meilleures préparations histologiques ». Déterminisme et finalité.

  De même lorsque l’on expérimente pour découvrir la fonction d’un organe, on intervient sur lui afin d’apprécier les variations correspondantes de son fonctionnement par rapport à un phénomène témoin. Or le caractère artificiel et violent de l’intervention risque de dénaturer le phénomène et la solidarité fonctionnelle propre à tout organisme interdit de suivre avec une grande précision le rapport  liant cette perturbation à ses conséquences supposées. D’où l’idée que l’observation des phénomènes pathologiques peut être une voie d’accès plus efficace à l’intelligibilité du  vivant normal. On appelle « principe de Broussais »(1772.1838) l’idée selon laquelle « il y a identité du normal et du pathologique aux variations quantitatives près ».

  Le caractère très individualisé du vivant constitue aussi un obstacle à son étude. Sa spécificité n’est pas seulement celle de son espèce (ce qui est observable chez un lapin peut ne pas l’être sur le cheval), c’est aussi celle de l’individu. Chacun a ses propres normes de telle sorte qu’un organisme amputé d’un de ses éléments reconstitue de nouvelles normes. Il s’ensuit qu’il est bien difficile de délimiter en lui des parties comme on le fait avec une machine. Il faut beaucoup d’imagination pour discerner des cornues, des pompes, des vis etc. car où commence, où s’arrête un organe? Un organisme est une totalité au sein de laquelle les éléments soutiennent entre eux de tels rapports de réciprocité directe ou médiatisée que le terme de « parties » ne convient pas pour parler des organes. Un organisme est un système d’interactions internes, chaque organe étant à la fois moyen et fin, cause et effet.

  Il y a donc dans le vivant quelque chose qui résiste à son assimilation à une machine. Le tout semble en lui transcender la juxtaposition des parties, sa force n’est pas comme dans le cas de la machine, une « force motrice », elle est une « force formatrice » d’où sa capacité à se réparer, à s’autoréguler, à s’autoconstruire, à se reproduire, ce qu’aucune machine n’a été jusqu’alors capable de faire. Jamais la matière dont est faite une montre, par exemple, ne s’organisera d’elle-même, elle reste inorganique. Le vivant dit Kant est « un être organisé et s’organisant lui-même …Un être organisé n’est pas une simple machine, car celle-ci dispose exclusivement d’une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matériaux qui n’en disposent pas (il les organise), force motrice qui se transmet donc et qui n’est pas explicable par le simple pouvoir du mouvement (le mécanisme) ». Critique de la Faculté de Juger, II, §65. 1790.

  A la différence de l’automate, le vivant est un corps qui s’informe et s’organise de manière immanente. Il a ainsi la possibilité de faire des erreurs et de produire une monstruosité. En revanche il n’y a pas de tératologie mécanique, pas de machine-monstre.

  C’est d’ailleurs par les erreurs de la réplication (phénomène de mutation) que passe l’histoire de la vie. « Si les réplications des chaînes d’ADN avaient toujours été parfaites nous en serions encore au stade bactérien. Toute l’évolution est en fait une série de « fautes heureuses » et une complexification croissante du matériel vivant » Jacques Ruffier.

  Enfin l’être vivant se caractérise par l’usure progressive et la mort. Si toutes les fonctions de l’organisme semblent orientées dans le sens du maintien de son unité, la mort se manifeste comme l’échec de ce projet et se traduit par la désintégration de la structure. Celle-ci n’est pas un échec accidentel, elle fait partie du programme du vivant. On peut au contraire, hypothèse d’école,  réparer indéfiniment une machine en changeant régulièrement ses pièces.

 

b)      Il y a là aussi un parti pris de scientificité au sens où le mécanisme est un refus du finalisme.

 

  Un être vivant est, comme une machine, une structure adaptée à une fonction. Le caractère finalisé de la machine n’est pas difficile à expliquer car une machine est conçue par un homme l’ayant agencée de telle manière qu’elle remplisse une fonction. Mais comment comprendre la prodigieuse finalité interne et externe du vivant ? L’organisme est un objet naturel qui n’est pas le résultat d’un projet conscient et volontaire comme peut l’être l’objet technique. C’est un être organisé et s’organisant lui-même et le processus immanent à la matière organique semble orienté vers un but. L’oeil paraît fait pour voir. Le caractère téléonomique du vivant fait sa spécificité. Alors faut-il, à la manière de Claude Bernard, considérer que la vie est en lui comme « une idée directrice » et que même si ce principe métaphysique n’est pas opératoire, il est impossible d’en faire l’économie si l’on ne veut pas manquer la spécificité du vivant?

  Jacques Monod souligne que cette question pointe le problème de fond de la biologie. « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat d’objectivité de la nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de projet ». Or « l’objectivité nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et leurs performances ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence une contradiction épistémologique. Le problème central de la biologie c’est cette contradiction elle-même qu’il s’agit de résoudre si elle n’est qu’apparente ou de prouver radicalement insoluble si en vérité il en est bien ainsi » Le Hasard et la Nécessité.

  On sait que les développements de la biologie conduisent à conclure au caractère apparent de cette contradiction car la structure adaptée à la fonction du vivant peut être décrite comme le résultat mécanique de variations aléatoires dans la structure microscopique des gènes, ces variations étant sanctionnées par la sélection naturelle. Le néo-vitalisme d’un savant aussi rigoureux que Claude Bernard n’a pas résisté aux progrès de la biologie.

  C’est que l’avantage du modèle mécanique est de satisfaire aux exigences de la scientificité. Il déjoue les pièges de l’anthropomorphisme naïf et offre un gain épistémologique indiscutable. Pour le mécanisme il n’y a que des effets, des résultats non des fins. Un effet, même s’il est un effet heureux, bien adapté à une fonction procède d’une causalité aveugle car la matière ne possède aucune intelligence pour concevoir des fins et mettre en œuvre les moyens propres à les réaliser.

  Ainsi la biologie moléculaire, la génétique, la théorie de l’évolution s’efforcent de rendre compte de la finalité interne et externe du vivant dans une logique de la causalité mécanique. Ce qui les conduit à faire un grand usage de la notion de hasard.

Cf. Texte [1]et répertoire [2].

   PB : « En quoi l’appel au hasard pour expliquer l’évolution serait-il plus scientifique que l’appel à la volonté du créateur ? Le hasard serait-il autre chose que le substitut laïque de la finalité divine, comme la téléonomie et un substitut avouable de la téléologie ? » demande la mathématicien René Thom. La Querelle du Déterminisme. (le débat).

Conclusion : La biologie scientifique est résolument mécaniste. Reste que si le vivant est une machine, celle-ci est d’une complexité et d’une subtilité irréductibles aux machines que le mécanicien humain est capable de construire. Aussi tant que la construction de la machine ne sera pas une opération de la machine, il sera permis avec Kant de distinguer la force motrice ou mécanique de la force formatrice. Et il sera toujours permis de s’étonner qu’une causalité aveugle soit capable de produire des systèmes aussi prodigieux que le sont les systèmes vivants.