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Le millénarisme de la philosophie. Kant.

 

 

 

   En parlant de destination de l’espèce humaine, en faisant de l’histoire le cadre de cet accomplissement, Kant élabore une philosophie de l’histoire où celle-ci est conçue comme ayant un sens. Ce sens est le perfectionnement des dispositions de l’humaine nature et en particulier  la réalisation de sa disposition morale. Celle-ci est destinée à s’actualiser :

   C’est dire que la notion de progrès est centrale dans la représentation kantienne de l’histoire. Cette idée d’une histoire progressiste correspondant à un dessein de la nature est même ce qu’il appelle le millénarisme propre à la philosophie.

 

   On appelle millénarisme une croyance eschatologique annonçant l’avènement du millenium c’est-à-dire, selon l’Apocalypse, l’avènement d’une période de mille ans pendant laquelle l’humanité connaîtra une ère de paix et de bonheur, le principe du bien ayant vaincu le principe du mal. Une telle représentation étant d’origine religieuse, on peut légitimement s’étonner de voir le grand penseur du criticisme mêler la philosophie à ce genre de ratiocinations. N’y a-t-il rien de plus étranger à la rigueur de la raison que les délires prophétiques ? Or pas de doute, c’est bien Kant qui écrit : «  On le voit, la philosophie pourrait avoir, elle aussi, son millénarisme (chiliasmus) ; mais l’idée qu’elle en a peut être elle-même nécessaire, quoique seulement de très loin à son avènement : ce millénarisme n’est donc rien moins qu’enthousiaste » Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Huitième Proposition.

 

  Remarquons qu’au moment où il formule cette affirmation si étrange, Kant se hâte d’en prévenir une interprétation erronée. D’emblée il avertit : s’il est permis à la raison de rêver, l’utopie rationnelle se distingue des autres en ce qu’elle est indemne des aveuglements de l’enthousiasme. Le millénarisme de la philosophie ne peut donc qu’être un millénarisme maintenu dans les limites de la simple raison. Il ne s’agit pas de jouer les devins comme si l’avenir pouvait être prédit ou les secrets de la Providence percés. En réalité, il s’agit seulement de fonder une espérance sur les exigences de la raison qui donne ses règles à l’action. Celle-ci nous fait obligation d’agir par devoir c’est-à-dire de travailler à la promotion du règne des fins (communauté éthique où tous les êtres raisonnables seront systématiquement liés par des lois objectives communes) or n’est-il pas nécessaire de penser que l’effort moral n’est pas vain et que ce dont il est la condition de réalisation finira par advenir ? Non point que cette espérance entre dans les principes d’action d’une bonne volonté. Kant ne cesse de répéter que la loi morale commande inconditionnellement. Nous devons faire notre devoir parce que nous le devons mais cela n’interdit pas d’espérer que cette exigence a un sens inscrivant notre aventure personnelle dans une aventure collective. L’actualisation du rêve de la raison dépend en effet de l’engagement de tous les agents moraux. L’avenir ne sera que ce que les hommes contribueront à en faire et  seuls des hommes s’efforçant d’orienter le cours de l’histoire dans un certain sens peuvent faire qu’il en ait un. Voilà pourquoi «l’idée que la raison en a peut être elle-même nécessaire à son avénement».  De fait le meilleur alibi de l’indifférence, du cynisme voire du fatalisme à l’endroit de notre aventure est la conviction qu’elle n’a pas de sens ou que celui-ci est inéluctable quoi que nous fassions. Il s’ensuit que  pour que la disposition morale de l’humanité puisse s’accomplir historiquement, il faut  qu’elle croie en elle-même c’est-à-dire qu’elle croie à la capacité des hommes à être les auteurs de leur destinée.

   Néanmoins il faut trouver dans l’expérience quelques signes nous autorisant à nourrir cette espérance.

    En 1784, dans Idée d’une histoire universelle, Kant évoque les indices qui, au 18°siècle, autorisent cette espérance. Il prend acte de l’interdépendance des Etats contraignant chacun, dans une rude concurrence, à développer l’industrie et le commerce et à élargir le domaine des libertés civiles afin de ne pas nuire à leur dynamisme, condition de leur puissance. « Ainsi naissent peu à peu sur un arrière-fond d’illusions et de chimères les Lumières, grand bien qu’il faut que le genre humain tire encore des égoïstes projets d’expansion de ses souverains ».

   On observe donc des progrès même si on ne peut pas les imputer à la volonté morale des hommes. Ils sont de simples effets mécaniques du jeu des passions et des intérêts humains, mais il n’en demeure pas moins qu’on est passé de « la plus grande rudesse » à une culture plus civilisée. Certes civilisation ne veut pas dire moralisation de l’homme : « Nous sommes cultivés au plus haut degré par  l’art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin de nous tenir pour déjà moralisés » Septième proposition.

    Nous sommes seulement civilisés mais la civilisation n’est pas sans effet sur la capacité morale des individus. Tout se passe comme si elle rendait possible la moralisation de l’homme en promouvant un changement  intérieur. La huitième proposition parle d’un « certain intérêt du cœur qui ne peut manquer de porter l’homme éclairé au bien qu’il conçoit parfaitement ». Kant veut dire qu’un esprit éclairé est plus qu’un autre capable de se représenter le bien moral et d’y prendre intérêt. Il n’y a là aucune nécessité. La civilisation n’entraine pas mécaniquement la moralisation des hommes car celle-ci ne met en jeu que la liberté des individus mais elle la rend possible comme si des individus civilisés étaient dans de meilleures conditions matérielles et morales pour s’affirmer comme des sujets libres c’est-à-dire pour se sentir tenus d’instituer leur monde selon les principes de l’autonomie rationnelle.

 

   En 1796, dans Le conflit des facultés, Kant trouve un autre témoignage dans l’expérience du bien fondé d’une histoire progressiste En 1789 les Français ont fait une grande révolution or celle-ci a suscité un véritable enthousiasme, une sympathie chez ceux qui en ont été de simples spectateurs. Des spectateurs, à la différence des acteurs de l’événement n’ont pas d’intérêts partisans dans l’affaire or ils ont pris un grand intérêt à cet événement par lequel un Peuple s’est revendiqué l’instituteur d’un monde fondé sur les principes du droit. N’est-ce pas là un signe historique de la disposition morale de l’humanité ?

 

  

V. IL FAUT BIEN NÉANMOINS RATTACHER A QUELQUE EXPÉRIENCE L’HISTOIRE PROPHÉTIQUE DU GENRE HUMAIN.

 

  Il doit se produire dans l’espèce humaine quelque expérience qui, en tant qu’événement, indique son aptitude et son pouvoir à être cause de son progrès, et (puisque ce doit être d’un être doué de liberté) à en être l’auteur ; or, à partir d’une cause donnée, on peut prédire un événement en tant qu’effet, si se produisent les circonstances qui y concourent. Mais, que ces dernières doivent à quelque moment se produire, c’est ce qui peut bien être prédit en général, comme dans le calcul des probabilités au jeu, sans toutefois qu’on puisse déterminer si cela se passera dans ma vie, et si j’en aurai l’expérience qui confirmerait cette prédiction. Il faut donc rechercher un événement qui indique l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa causalité dans le genre humain d’une manière indéterminée sous le rapport du temps, et qui permette de conclure au progrès comme conséquence inévitable; cette conclusion pourrait alors être étendue aussi à l’histoire du passé (à savoir qu’il y a toujours eu progrès); de sorte toutefois que cet événement n’en soit pas lui-même la cause, et, ne devant être regardé que comme indication, comme signe historique (signum rememorativum, demonstrativum, prognosticum), puisse ainsi démontrer la tendance du genre humain considéré en sa totalité, c’est-à-dire non pas suivant les individus, (car cela aboutirait à une énumération et à un compte interminable), mais suivant les divisions qu’on y rencontre sur terre en peuples et en Etats.

 

VI.D’UN EVENEMENT DE NOTRE TEMPS QUI PROUVE CETTE TENDANCE MORALE DE L’HUMANITE.

 

   N’attendez pas que cet événement consiste en hauts gestes ou forfaits importants commis par les hommes, à la suite de quoi, ce qui était grand parmi les hommes est rendu petit, ou ce qui était petit rendu grand, ni en d’antiques et brillants édifices politiques qui disparaissent comme par magie, pendant qu’à leur place d’autres surgissent en quelque sorte des profondeurs de la terre. Non; rien de tout cela. Il s’agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel, qui n’est cependant pas égoïste, pour les joueurs d’un parti contre ceux de l’autre, démontrant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère du genre humain dans sa totalité et en même temps (à cause du désintéressement), un caractère moral de cette humanité, tout au moins dans ses dispositions; caractère qui non seulement permet d’espérer le progrès, mais représente en lui-même un tel progrès dans la mesure où il est actuellement possible de l’atteindre
   Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux- mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain […]».

                      Kant, Le conflit des facultés dans La philosophie de l’histoire, Denoël, 1985, p. 169.170.171.

 

 

 

Cf. Cet hommage de Hegel :

 

« Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. Anaxagore avait dit le premier que le Noùs gouverne le monde ; mais c’est maintenant seulement que l’homme est parvenu à reconnaître que la pensée doit régir la réalité spirituelle. C’était donc là un superbe lever de soleil. Tous les êtres pensants ont célébré cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps-là, l’enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde » Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, p. 340.