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Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions?

Buste de Montesquieu. Agen. Salle des illustres agenais. 
 

  

  

Une convention est un accord que les hommes passent les uns avec les autres. Elle implique la décision humaine, c’est pourquoi elle en a souvent le caractère arbitraire, relatif, contingent. Les conventions d’une société ne sont pas les conventions d’une autre et l’expérience montre que pour une même société, ce qui est conventionnellement établi à une époque est différent de ce qui est établi à une autre. Les conventions sont donc essentiellement relatives et changeantes. La question est de savoir s’il en est de même pour les notions de juste et d’injuste. Ce que les  hommes tiennent pour tel a-t-il les caractères des choses conventionnelles ou bien s’agit-il de notions ayant l’universalité, la nécessité et l’éternité des choses naturelles ? S’il est vrai qu’il n’y a de juste ou d’injuste que de ce qui est conforme à la loi, quelle est la nature de la loi nous permettant de juger du juste et de l’injuste ?

    Faut-il avec les sophistes ou avec Hobbes comprendre que la mesure de la justice est l’arbitraire humain, la convention, le légal ou avec le jusnaturalisme considérer que le légal n’est pas par soi seul le légitime et qu’il faut encore que la loi qui dit la justice c’est-à-dire la loi juridique soit en accord avec la loi morale pour s’imposer comme juste aux yeux de la conscience ?

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   1)   Il n’y a de justice que conventionnelle.

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  Transition : Que Protagoras théorise la loi de la caverne et Hobbes celle de l’histoire, il n’est pas question de le récuser. Mais on peut objecter au sophiste que s’il n’y a de justice que relative à l’arbitraire des uns et des autres il faut renoncer à parler de justice. La justice est reconnaissable universellement ou alors elle n’est pas la justice. Le subjectivisme et le relativisme dissolvent l’idée même de justice comme ils dissolvent celle de vérité. De même on peut objecter à Hobbes que, même s’il est vrai qu’en un sens le juste c’est le légal, il faut encore que la légalité revête à nos yeux une légitimité pour être qualifiée de juste. Ainsi nous arrive-il souvent de dire que telle loi est injuste. Comment serait-ce possible si la justice se limitait à ce que la loi conventionnelle définit ainsi ? Il faut donc que la justice ne soit pas seulement une convention pour être ce que l’on invoque pour contester les conventions et les changer. Mais alors s’il n’y a pas de justice que conventionnelle, que faut-il entendre par justice ?

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2)   Il y a du juste par nature.

   «  Il existe une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni contrat » Aristote. Rhétorique 1373b.

  Cette loi naturelle nous dit qu’on ne doit pas porter atteinte à la vie, à la liberté et aux biens d’autrui. Aussi Locke ne définit-il pas l’état de nature comme un état de guerre. La loi naturelle régit tant bien que mal le rapport d’êtres n’ayant pas encore institué un arbitre commun pour régler leurs différends. Chacun se sent tenu de faire respecter cette loi naturelle et s’il est vrai que cela va générer des violences, il n’en reste pas moins qu’il y a une loi naturelle de justice que chacun peut découvrir dans le trésor de sa raison. Chacun en a « la divination » dit Aristote. Entendons, la loi naturelle est connue intuitivement, elle est intérieure à la conscience et définit l’homme dans ce qui le distingue de l’animal.

   Cette loi naturelle, Antigone l’oppose au roi Créon dont le décret interdit de donner une sépulture à Polynice. La fille d’Œdipe, sœur de Polynice, refuse d’obéir à la loi positive car s’il est juste de ne pas rendre les honneurs de la cité à un traître, il est injuste de ne pas rendre à quiconque, les devoirs qui sont dus à l’homme en tant qu’homme. La colère a égaré Créon, et son aveuglement est tout entier dans cette manière d’être devenu sourd à la voix de la conscience. Antigone incarne l’exigence de la loi naturelle de justice contre l’injustice de la loi positive.

   L’histoire ne manque pas de nous confronter très souvent à la disjonction du légal et du juste. Or comment cette disjonction pourrait-elle se faire jour s’il n’y avait de juste ou d’injuste que conventionnels ? Pourquoi les hommes s’indigneraient-ils de certaines institutions juridiques telles que l’esclavage ou l’inégalité des hommes et des femmes ? Pourquoi dénonceraient-ils les injustices sociales ? Simplement parce qu’ils en sont les victimes ? Certes pas. L’expérience montre que les exigences immanentes à l’esprit sont en général plus vives chez ceux qui ont le loisir de développer cet esprit. Et sauf exception, ce sont d’ordinaire les privilégiés d’un ordre social. C’est en effet au cœur de l’intériorité rationnelle qu’on découvre que le juste c’est l’égal, l’exactitude, la proportionnalité. Il y a là un impératif rationnel nous faisant obligation d’admettre qu’il est aussi injuste de traiter inégalement des choses égales que de traiter également des choses inégales. La justice suppose l’art de la pesée qui est en définitive l’art de penser ou de juger avec rectitude.

   C’est pourquoi « le commun langage désigne du beau nom de jugement à la fois la sentence irrévocable et la plus haute fonction de l’esprit » (Alain). Le langage ne s’y trompe pas. Il faut travailler à bien penser pour être juste car il y a une parenté entre la justesse du jugement ou du raisonnement et la justice. La fonction de juge atteste cette parenté. On attend de celui qui est investi de la redoutable tâche de la justice corrective qu’il juge de manière droite et l’on sait que s’il doit appliquer la loi, il n’est pas dispensé d’en ajuster parfois la lettre pour en sauver l’esprit de justice. Ce qui s’appelle équité.

   Ainsi on peut suivre Montesquieu pour reconnaître que : « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». La nécessité dont il s’agit lorsqu’on a affaire à des êtres intelligents n’est pas la nécessité physique, comme c’est le cas avec les corps. C’est une nécessité morale, qu’il est possible de définir quand bien même il n’y aurait au monde aucun être intelligent. Il suffit pour cela de réfléchir, de faire retour sur soi-même pour expliciter la voix de la conscience. Comme elle est la mesure de la justesse mathématique, elle est celle de la justice. Il s’ensuit que la loi de justice a les mêmes caractères que la loi mathématique et seul le respect de cette loi immanente à la raison, par la loi positive permet de juger que celle-ci est juste. Il faut donc comprendre que : «  Dire qu’il n’y a de juste ou d’injuste, que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé le cercle tous les rayons n’étaient pas égaux ».

  Ex : Une propagande politique peut bien dire qu’on peut désobéir aux lois régissant une cité, la raison nous dit que si une société d’hommes se donnent des lois, il est juste de leur obéir, ce qui n’exclut pas qu’il soit juste de les changer si elles s’avèrent insatisfaisantes du point de vue des exigences rationnelles de la justice. Mais la raison nous dit encore que dans une République où la réforme est une possibilité légale, la justice consiste à modifier les lois en respectant les règles procédurales.

  Ainsi encore, la raison nous dit que lorsque quelqu’un a commis un délit ou un crime, il doit être puni ; que lorsqu’un homme a fait du bien à un autre, celui-ci doit témoigner de la reconnaissance.

  Certes, ce qui est juste par nature, c’est-à-dire en raison n’est pas toujours clairement entrevu par les hommes ni suivi invariablement. Le monde intelligent ne se gouverne pas aussi bien que le monde physique et cela tient à plusieurs facteurs. La liberté d’abord de l’homme qui, à la différence des phénomènes naturels, n’est pas soumis à un déterminisme. La nécessité morale a ceci de singulier qu’elle est, ce qui est possible par liberté et non par déterminisme. Ce qui constitue à la fois sa grandeur et sa misère. Les passions ensuite, dont les effets d’aveuglement consistent à altérer la rectitude du jugement. Par exemple, l’expérience montre que les sentiments (la psychologie empirique) ne sont pas toujours en accord avec la raison (la psychologie rationnelle). La bienfaisance ne débouche pas toujours sur la reconnaissance, elle suscite parfois, paradoxalement, une réaction d’hostilité à l’égard du bienfaiteur. On en veut à celui qui nous rappelle la misère d’où il nous a sorti. On lui en veut d’avoir eu besoin de lui et d’avoir une dette de reconnaissance. Cet affect est repérable aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique.

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                  3)   Dépassement.

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   Tant que la loi naturelle de justice reste une pure loi morale, une pure exigence rationnelle, elle n’a aucune effectivité. En ce sens Hobbes a raison ; sans la loi positive qui dit le juste et l’injuste les hommes sont soumis à la violence de l’arbitraire des uns et des autres. Mais qu’il n’y ait de justice effective que celle que la loi positive fait exister en arrachant le règne humain à la violence généralisée de l’état de nature ne signifie pas qu’il n’y a pas une loi naturelle de justice, immanente à la conscience ou à la raison. Cela signifie seulement que la voix de la conscience ou de la raison est une voix confuse commençant souvent par être aveuglée par cette part sensible de notre nature dont Platon montre dans « l’allégorie de la caverne » combien elle subvertit la part rationnelle. Voilà pourquoi l’expérience semble donner raison à Protagoras. La loi naturelle de justice n’est pas immédiatement transparente. Elle ne devient intelligible que sur fond d’ascèse, de désintéressement. Elle est, semble-t-il, naturelle et pourtant elle requiert la culture de la raison pour devenir audible. Son intelligence parait davantage de l’ordre de la conquête que de celui du donné immédiat. Et pourtant si un haut degré de civilisation et de formation morale semble nécessaire pour que l’homme soit capable de distinguer la loi de justice de ses caricatures il ne s’ensuit pas que celle-ci ait le caractère artificiel des réalités conventionnelles. Elle est au contraire ce qui s’impose à la conscience parce qu’elle a une nécessité rationnelle. La loi naturelle de justice est transcendante, universelle, éternelle. On ne décide pas arbitrairement que le juste c’est l’égal, on découvre dans le trésor de son esprit qu’il en est ainsi et on se soumet en le reconnaissant à une nécessité qui est celle de l’esprit. Ainsi advient-t-on à la liberté d’un être spirituel, liberté qui est aux antipodes de l’aliénation propre aux êtres aveuglés par leurs passions et leurs intérêts.

  Conclusion : On nous demandait si le juste et l’injuste ne sont que des conventions. Au terme de cet examen, on peut répondre que non. Il y a du juste par nature, mais heureusement qu’il y a des conventions pour donner effectivité et matière à se rectifier à la faible voix de la raison.

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 Cf. Rousseau et la question du droit naturel. https://www.philolog.fr/rousseau-et-la-question-du-droit-naturel/#more-3384 [1]

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Annexe: Textes utilisés. 

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  « Les êtres particuliers intelligents, peuvent avoir les lois qu’ils ont faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont point faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles : ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on ait tracé le cercle tous les rayons n’étaient pas égaux.

  Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que s’il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d’un autre être, ils devraient avoir de la reconnaissance ; que si un être intelligent avait crée un être intelligent , le crée devrait rester dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le même mal ; et ainsi du reste.

  Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois, qui, par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l’erreur ; et d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent pas constamment leurs lois primitives ; et celles même qu’ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours ».

                                                                            Montesquieu. De l’Esprit des Lois. I, 1.

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  « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » Montesquieu.

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  « L’ignorance des causes et de l’institution première du droit, de l’équité, de la loi et de la justice, dispose les hommes à faire de la coutume et de l’exemple la règle de leurs actions, au point de penser que l’injuste est ce qu’il a été coutumier de punir et que le juste est ce de l’impunité et de l’approbation de quoi on peut fournir un exemple(…) ; semblables en cela aux petits enfants qui n’ont pas d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que les corrections qu’ils reçoivent de leurs parents ou de leurs maîtres : à ceci près que les enfants sont fidèles à leur règle, alors que les hommes ne le sont pas ; en effet, devenus vigoureux et entêtés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela sert leur cause : récusant la coutume quand leur intérêt le requiert, et se dressant contre la raison chaque fois que la raison est contre eux. Et c’est pour cela que la doctrine du juste et de l’injuste est perpétuellement disputée, tant par la plume que par l’épée, alors que la doctrine des lignes et des figures ne l’est pas ; dans ce domaine en effet, quelle peut être la vérité, les hommes n’en ont cure, car elle ne contrecarre l’ambition, le profit ou la concupiscence de personne. Mais je ne doute pas que s’il eût été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux angles d’un carré, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée, par la mise au bûcher de tous les livres de géométrie, pour autant que cela eût dépendu de celui à qui elle importait »

                                                        Hobbes. Léviathan.  1ère partie, § XI, Trad. François Tricaud. Sirey, p. 101.

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  «  Cette guerre de chacun contre chacun (=dans l’état de nature) a une autre conséquence ; à savoir, que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit. Si elles l’étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l’homme en société, et non à l’homme solitaire. Enfin cet état a une dernière conséquence : qu’il n’y existe pas de propriété, pas d’empire sur quoi que ce soit, pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu’il peut le garder. Cela suffit comme description de la triste condition où l’homme est effectivement placé par la pure nature, avec cependant la possibilité d’en sortir, possibilité qui réside partiellement dans les passions, partiellement dans sa raison »

                                                       Hobbes. Léviathan. 1ère partie, § XIII. Trad. François Tricaud. Sirey, p. 126

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