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Buste de Montesquieu. Agen. Salle des illustres agenais.   

  
   Une convention est un accord que les hommes passent les uns avec les autres. Elle implique la décision humaine, c'est pourquoi elle en a souvent le caractère arbitraire, relatif, contingent. Les conventions d'une société ne sont pas les conventions d'une autre et l'expérience montre que pour une même société, ce qui est conventionnellement établi à une époque est différent de ce qui est établi à une autre. Les conventions sont donc essentiellement relatives et changeantes. La question est de savoir s'il en est de même pour les notions de juste et d'injuste. Ce que les  hommes tiennent pour tel a-t-il les caractères des choses conventionnelles ou bien s'agit-il de notions ayant l'universalité, la nécessité et l'éternité des choses naturelles ? S'il est vrai qu'il n'y a de juste ou d'injuste que de ce qui est conforme à la loi, quelle est la nature de la loi nous permettant de juger du juste et de l'injuste ?

    Faut-il avec les sophistes ou avec Hobbes comprendre que la mesure de la justice est l'arbitraire humain, la convention, le légal ou avec le jusnaturalisme considérer que le légal n'est pas par soi seul le légitime et qu'il faut encore que la loi qui dit la justice c'est-à-dire la loi juridique soit en accord avec la loi morale pour s'imposer comme juste aux yeux de la conscience ?

 

   1)   Il n'y a de justice que conventionnelle.

 

  • Protagoras : «  l'homme est la mesure de toutes choses » Tout est relatif. Il n'y a pas au-delà de ce que les hommes, dans leur particularité empirique jugent juste ou injuste, un ordre transcendant et universel permettant de dépasser la multiplicité, la diversité et les contradictions des appréciations humaines. Chacun juge en fonction de ses intérêts, de ses conditionnements culturels, de sa fantaisie. Il y a autant de définitions du juste et de l'injuste que de sujets qui  se prononcent. A chacun sa conception de la justice. Le subjectivisme et le relativisme sont indépassables. Cf. Pascal « Plaisante justice qu'une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées erreur au-delà » Ex : Ici il a plu aux hommes de dire que les femmes sont inférieures aux hommes, là il leur a plu de dire qu'ils sont égaux en droits. Il faut donc en conclure avec les sceptiques qu'il n'y a pas de justice universelle ou avec Protagoras qu'à défaut de cette justice universelle, la tâche de chacun est d'être suffisamment fort pour faire triompher la conception de la justice correspondant le mieux à ses intérêts ou à son idéologie.

 

  • Hobbes : On comprend pourquoi dans ces conditions, le grand penseur politique Hobbes affirme que : « Commettre quelque injustice envers les hommes, cela suppose qu'il y ait des lois humaines, qui ne sont pas encore établies en l'état de nature » Le citoyen. Dans l'état de nature c'est-à-dire dans l'état pré-civil le rapport entre les hommes est tributaire de l'arbitraire individuel. Le droit de chacun s'étend jusqu'où s'étend sa force et même si, en tant qu'être de raison l'homme a une exigence de justice, chacun étant juge en la matière, les opinions des uns entrent en conflit avec les opinions des autres et il s'ensuit la guerre de tous contre tous. L'état de nature est un état de violence généralisée dont l'homme doit absolument sortir s'il veut sauver les intérêts légitimes de sa nature : le désir de persévérer dans son être, la possibilité de développer les potentialités de sa nature et de promouvoir la civilisation. Sans la paix civile, ni le commerce, ni le développement des sciences et des arts, ni l'instruction d'un peuple n'est  possible. Or la condition de la paix implique que chacun renonce à décider souverainement de ce qui est juste ou injuste et se soumette à la souveraineté politique ; seule instance apte à permettre le dépassement des différends entre les membres d'un groupe et à garantir la paix civile. Dans cette perspective la  justice est conventionnellement définie. C'est la loi, telle qu'une souveraineté politique l'institue qui définit le juste et l'injuste ; à défaut c'est la concurrence des subjectivités dans cette prétention avec son cortège de violences. Voilà pourquoi Hobbes écrit que seule « l'ignorance des causes et de l'institution première du droit, de l'équité, de la loi et de la justice dispose les hommes » à se tromper sur ce qui les fonde. Au gré des intérêts des uns et des autres sont convoquées la coutume ou la raison. Mais l'une et l'autre ne sont jamais que l'alibi des passions. Hobbes précise que si la vérité mathématique était comme la question du juste et de l'injuste, l'otage des passions et des intérêts humains, il y a fort à parier que les hommes la discuteraient avec la même violence et la même partialité. (Cf. «Je ne doute pas que  s'il eût été contraire au droit de dominer de quelqu'un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d'un triangle soient égaux à deux droits, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée, par la mise au bûcher de tous les livres de géométrie, pour autant que cela eût dépendu de celui à qui elle importait ». Léviathan, I,  § XI, Sirey, p.101.) La définition du juste et de l'injuste est donc la compétence de la souveraineté politique. C'est le droit et le devoir du souverain d'instituer ce qui est juste et injuste, parce qu'au-dessus des points de vue partisans, il incarne le souci de l'intérêt général. Là, où il n'y a pas de souveraineté politique, il y a l'état de nature et « dans cette guerre de chacun contre chacun...rien ne peut être injuste, les notions de bien et de mal n'existent pas… la justice et l'injustice sont des qualités qui concernent l'homme en société et non dans la solitude » Hobbes.  Léviathan. 1ère partie, § XIII. Trad. François Tricaud. Sirey, p. 126

 

 Transition : Que Protagoras théorise la loi de la caverne et Hobbes celle de l'histoire, il n'est pas question de le récuser. Mais on peut objecter au sophiste que s'il n'y a de justice que relative à l'arbitraire des uns et des autres il faut renoncer à parler de justice. La justice est reconnaissable universellement ou alors elle n'est pas la justice. Le subjectivisme et le relativisme dissolvent l'idée même de justice comme ils dissolvent celle de vérité. De même on peut objecter à Hobbes que, même s'il est vrai qu'en un sens le juste c'est le légal, il faut encore que la légalité revête à nos yeux une légitimité pour être qualifiée de juste. Ainsi nous arrive-il souvent de dire que telle loi est injuste. Comment serait-ce possible si la justice se limitait à ce que la loi conventionnelle définit ainsi ? Il faut donc que la justice ne soit pas seulement une convention pour être ce que l'on invoque pour contester les conventions et les changer. Mais alors s'il n'y a pas de justice que conventionnelle, que faut-il entendre par justice ?

 

2)   Il y a du juste par nature.

 

   «  Il existe une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun même quand il n'existe entre eux aucune communauté ni contrat » Aristote. Rhétorique 1373b.

  Cette loi naturelle nous dit qu'on ne doit pas porter atteinte à la vie, à la liberté et aux biens d'autrui. Aussi Locke ne définit-il pas l'état de nature comme un état de guerre. La loi naturelle régit tant bien que mal le rapport d'êtres n'ayant pas encore institué un arbitre commun pour régler leurs différends. Chacun se sent tenu de faire respecter cette loi naturelle et s'il est vrai que cela va générer des violences, il n'en reste pas moins qu'il y a une loi naturelle de justice que chacun peut découvrir dans le trésor de sa raison. Chacun en a « la divination » dit Aristote. Entendons, la loi naturelle est connue intuitivement, elle est intérieure à la conscience et définit l'homme dans ce qui le distingue de l'animal.

   Cette loi naturelle, Antigone l'oppose au roi Créon dont le décret interdit de donner une sépulture à Polynice. La fille d'Œdipe, sœur de Polynice, refuse d'obéir à la loi positive car s'il est juste de ne pas rendre les honneurs de la cité à un traître, il est injuste de ne pas rendre à quiconque, les devoirs qui sont dus à l'homme en tant qu'homme. La colère a égaré Créon, et son aveuglement est tout entier dans cette manière d'être devenu sourd à la voix de la conscience. Antigone incarne l'exigence de la loi naturelle de justice contre l'injustice de la loi positive.

   L'histoire ne manque pas de nous confronter très souvent à la disjonction du légal et du juste. Or comment cette disjonction pourrait-elle se faire jour s'il n'y avait de juste ou d'injuste que conventionnels ? Pourquoi les hommes s'indigneraient-ils de certaines institutions juridiques telles que l'esclavage ou l'inégalité des hommes et des femmes ? Pourquoi dénonceraient-ils les injustices sociales ? Simplement parce qu'ils en sont les victimes ? Certes pas. L'expérience montre que les exigences immanentes à l'esprit sont en général plus vives chez ceux qui ont le loisir de développer cet esprit. Et sauf exception, ce sont d'ordinaire les privilégiés d'un ordre social. C'est en effet au cœur de l'intériorité rationnelle qu'on découvre que le juste c'est l'égal, l'exactitude, la proportionnalité. Il y a là un impératif rationnel nous faisant obligation d'admettre qu'il est aussi injuste de traiter inégalement des choses égales que de traiter également des choses inégales. La justice suppose l'art de la pesée qui est en définitive l'art de penser ou de juger avec rectitude.

   C'est pourquoi « le commun langage désigne du beau nom de jugement à la fois la sentence irrévocable et la plus haute fonction de l'esprit » (Alain). Le langage ne s'y trompe pas. Il faut travailler à bien penser pour être juste car il y a une parenté entre la justesse du jugement ou du raisonnement et la justice. La fonction de juge atteste cette parenté. On attend de celui qui est investi de la redoutable tâche de la justice corrective qu'il juge de manière droite et l'on sait que s'il doit appliquer la loi, il n'est pas dispensé d'en ajuster parfois la lettre pour en sauver l'esprit de justice. Ce qui s'appelle équité.

   Ainsi on peut suivre Montesquieu pour reconnaître que : « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». La nécessité dont il s'agit lorsqu'on a affaire à des êtres intelligents n'est pas la nécessité physique, comme c'est le cas avec les corps. C'est une nécessité morale, qu'il est possible de définir quand bien même il n'y aurait au monde aucun être intelligent. Il suffit pour cela de réfléchir, de faire retour sur soi-même pour expliciter la voix de la conscience. Comme elle est la mesure de la justesse mathématique, elle est celle de la justice. Il s'ensuit que la loi de justice a les mêmes caractères que la loi mathématique et seul le respect de cette loi immanente à la raison, par la loi positive permet de juger que celle-ci est juste. Il faut donc comprendre que : «  Dire qu'il n'y a de juste ou d'injuste, que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé le cercle tous les rayons n'étaient pas égaux ».

  Ex : Une propagande politique peut bien dire qu'on peut désobéir aux lois régissant une cité, la raison nous dit que si une société d'hommes se donnent des lois, il est juste de leur obéir, ce qui n'exclut pas qu'il soit juste de les changer si elles s'avèrent insatisfaisantes du point de vue des exigences rationnelles de la justice. Mais la raison nous dit encore que dans une République où la réforme est une possibilité légale, la justice consiste à modifier les lois en respectant les règles procédurales.

  Ainsi encore, la raison nous dit que lorsque quelqu'un a commis un délit ou un crime, il doit être puni ; que lorsqu'un homme a fait du bien à un autre, celui-ci doit témoigner de la reconnaissance.

  Certes, ce qui est juste par nature, c'est-à-dire en raison n'est pas toujours clairement entrevu par les hommes ni suivi invariablement. Le monde intelligent ne se gouverne pas aussi bien que le monde physique et cela tient à plusieurs facteurs. La liberté d'abord de l'homme qui, à la différence des phénomènes naturels, n'est pas soumis à un déterminisme. La nécessité morale a ceci de singulier qu'elle est, ce qui est possible par liberté et non par déterminisme. Ce qui constitue à la fois sa grandeur et sa misère. Les passions ensuite, dont les effets d'aveuglement consistent à altérer la rectitude du jugement. Par exemple, l'expérience montre que les sentiments (la psychologie empirique) ne sont pas toujours en accord avec la raison (la psychologie rationnelle). La bienfaisance ne débouche pas toujours sur la reconnaissance, elle suscite parfois, paradoxalement, une réaction d'hostilité à l'égard du bienfaiteur. On en veut à celui qui nous rappelle la misère d'où il nous a sorti. On lui en veut d'avoir eu besoin de lui et d'avoir une dette de reconnaissance. Cet affect est repérable aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique.

 

                  3)   Dépassement.

 

   Tant que la loi naturelle de justice reste une pure loi morale, une pure exigence rationnelle, elle n'a aucune effectivité. En ce sens Hobbes a raison ; sans la loi positive qui dit le juste et l'injuste les hommes sont soumis à la violence de l'arbitraire des uns et des autres. Mais qu'il n'y ait de justice effective que celle que la loi positive fait exister en arrachant le règne humain à la violence généralisée de l'état de nature ne signifie pas qu'il n'y a pas une loi naturelle de justice, immanente à la conscience ou à la raison. Cela signifie seulement que la voix de la conscience ou de la raison est une voix confuse commençant souvent par être aveuglée par cette part sensible de notre nature dont Platon montre dans « l'allégorie de la caverne » combien elle subvertit la part rationnelle. Voilà pourquoi l'expérience semble donner raison à Protagoras. La loi naturelle de justice n'est pas immédiatement transparente. Elle ne devient intelligible que sur fond d'ascèse, de désintéressement. Elle est, semble-t-il, naturelle et pourtant elle requiert la culture de la raison pour devenir audible. Son intelligence parait davantage de l'ordre de la conquête que de celui du donné immédiat. Et pourtant si un haut degré de civilisation et de formation morale semble nécessaire pour que l'homme soit capable de distinguer la loi de justice de ses caricatures il ne s'ensuit pas que celle-ci ait le caractère artificiel des réalités conventionnelles. Elle est au contraire ce qui s'impose à la conscience parce qu'elle a une nécessité rationnelle. La loi naturelle de justice est transcendante, universelle, éternelle. On ne décide pas arbitrairement que le juste c'est l'égal, on découvre dans le trésor de son esprit qu'il en est ainsi et on se soumet en le reconnaissant à une nécessité qui est celle de l'esprit. Ainsi advient-t-on à la liberté d'un être spirituel, liberté qui est aux antipodes de l'aliénation propre aux êtres aveuglés par leurs passions et leurs intérêts.

 Conclusion : On nous demandait si le juste et l'injuste ne sont que des conventions. Au terme de cet examen, on peut répondre que non. Il y a du juste par nature, mais heureusement qu'il y a des conventions pour donner effectivité et matière à se rectifier à la faible voix de la raison.

 

 Cf. Rousseau et la question du droit naturel. https://www.philolog.fr/rousseau-et-la-question-du-droit-naturel/#more-3384

 

Annexe: Textes utilisés. 

 

  « Les êtres particuliers intelligents, peuvent avoir les lois qu'ils ont faites : mais ils en ont aussi qu'ils n'ont point faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles : ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on ait tracé le cercle tous les rayons n'étaient pas égaux.

  Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que s'il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devraient avoir de la reconnaissance ; que si un être intelligent avait crée un être intelligent , le crée devrait rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine ; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le même mal ; et ainsi du reste.

  Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois, qui, par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur ; et d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent pas constamment leurs lois primitives ; et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours ».

                                                                            Montesquieu. De l'Esprit des Lois. I, 1.

 

  « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » Montesquieu.

 

  « L'ignorance des causes et de l'institution première du droit, de l'équité, de la loi et de la justice, dispose les hommes à faire de la coutume et de l'exemple la règle de leurs actions, au point de penser que l'injuste est ce qu'il a été coutumier de punir et que le juste est ce de l'impunité et de l'approbation de quoi on peut fournir un exemple(...) ; semblables en cela aux petits enfants qui n'ont pas d'autre règle des bonnes et des mauvaises manières que les corrections qu'ils reçoivent de leurs parents ou de leurs maîtres : à ceci près que les enfants sont fidèles à leur règle, alors que les hommes ne le sont pas ; en effet, devenus vigoureux et entêtés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela sert leur cause : récusant la coutume quand leur intérêt le requiert, et se dressant contre la raison chaque fois que la raison est contre eux. Et c'est pour cela que la doctrine du juste et de l'injuste est perpétuellement disputée, tant par la plume que par l'épée, alors que la doctrine des lignes et des figures ne l'est pas ; dans ce domaine en effet, quelle peut être la vérité, les hommes n'en ont cure, car elle ne contrecarre l'ambition, le profit ou la concupiscence de personne. Mais je ne doute pas que s'il eût été contraire au droit de dominer de quelqu'un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d'un triangle soient égaux à deux angles d'un carré, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée, par la mise au bûcher de tous les livres de géométrie, pour autant que cela eût dépendu de celui à qui elle importait »

                                                        Hobbes. Léviathan.  1ère partie, § XI, Trad. François Tricaud. Sirey, p. 101.

 

  «  Cette guerre de chacun contre chacun (=dans l'état de nature) a une autre conséquence ; à savoir, que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d'illégitime, de justice et d'injustice, n'ont pas ici leur place. Là où il n'est pas de pouvoir commun, il n'est pas de loi ; là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l'homme en société, et non à l'homme solitaire. Enfin cet état a une dernière conséquence : qu'il n'y existe pas de propriété, pas d'empire sur quoi que ce soit, pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu'il peut le garder. Cela suffit comme description de la triste condition où l'homme est effectivement placé par la pure nature, avec cependant la possibilité d'en sortir, possibilité qui réside partiellement dans les passions, partiellement dans sa raison »

                                                       Hobbes. Léviathan. 1ère partie, § XIII. Trad. François Tricaud. Sirey, p. 126

 

 

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25 Réponses à “Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions?”

  1. Sabrina Perotti dit :

    Bonjour,
    J’ai découvert par hasard votre blog ( comme quoi mes préoccupations se tournent toujours vers la philosophie!), et j’y vois l’occasion de vous remercier pour cette année de philosophie que j’avais attendue lontemps et qui a dépassée mes attentes…
    Je vous remercie pour cet accès à la philosophie que vous m’avez offert même si je ne sais malheueeusement que trop mal poursuivre le chemin seule…

    Très bonne continuation à vous,
    mes félicitations pour ce site,

    Cordialement,

    Sabrina Perotti

  2. Simone MANON dit :

    Merci Sabrina.
    C’est un plaisir de retrouver ses anciens élèves.
    Avec mon bon souvenir.

  3. kouoplong dit :

    salut ,
    s’il te plait repondez à cette question,soyez précis.
    est ce qu’il éxiste une justice injuste?

  4. Simone MANON dit :

    Pour la réponse à cette question, voyez le cours: Pourquoi le légal n’est-il pas toujours le juste?
    Il serait bon que vous révisiez la règle de l’accent du e.

  5. jo dit :

    bonjour madame
    je n’arrive pas à faire le lien entre un le juste et l’injuste parla convention cela me parait difficile de le faire! Mon sujet est:Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions?
    je ne sais pas comment répondre à ce sujet et surtout je ne sais pas quel terme redéfinir pour ma 3e partie. Si vos pouvez me venir en aide se serai bien aimable à vous!
    merci à vous

  6. Simone MANON dit :

    Je ne dispense pas les élèves de réfléchir par eux-mêmes.

  7. Anne ENGLEBERT dit :

    Bonjour,

    Auparavant je voudrais vous remercier pour cet incroyable richesse de votre site qui m’aide chaque semaine en philosophie

    J’avais néanmoins une question de compréhension : La loi naturelle de justice correspond à la loi naturelle de la conscience humaine c’est a dire hors des conventions de l’état civil ?

    Encore Merci

  8. Simone MANON dit :

    Il me semble que la formule de Aristote doit vous aider à comprendre clairement la signification: « Il existe une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni contrat » (Aristote Rhétorique 1373b)
    Dire que les hommes ont un sens naturel de la justice revient à dire que la capacité de distinguer le juste de l’injuste n’est pas la simple intériorisation des conventions sociales, des principes éducatifs. Elle est le propre de la faculté rationnelle, celle-ci ayant néanmoins besoin d’être éduquée pour prendre possession d’elle-même.

  9. Anne ENGLEBERT dit :

    Peut-on parler alors d’un sens de la justice inné chez l’Homme ? meme s’il est enfouis

  10. Simone MANON dit :

    Oui, c’est ce que cela signifie avec la réserve cependant que, sans éducation, la faculté rationnelle ne peut pas se développer.

  11. Gessy dit :

    bonjour,
    j’ai découvert votre blog par hassard et vous m’avez été d’une aide formidable.
    merci beaucoup…

  12. Mélissa dit :

    Bonsoir,

    Tout d’abord merci, car votre site est une très grande aide pour moi, malheureusement je n’ai pas compris la conclusion de sujet sur : « Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions? »
    Je ne cesse de la relire, mais rien ne s’éclaire. J’aimerai si le temps ne vous fait pas défaut, avoir plus ample informations.

    Cordialement.

  13. Simone MANON dit :

    Je doute, Mélissa, de pouvoir vous faire comprendre des significations que l’article n’a pas clarifiées pour vous.
    Vous devez partir de l’idée de convention. Les hommes s’entendent, dans des espaces et des temps donnés, sur des principes. Ici on dit que l’homme et la femme ne sont pas égaux, que certains hommes méritent de mourir comme des chiens (Créon refuse la sépulture à Polynice), là on dit que les hommes sont égaux et que tous les hommes ont droit à une sépulture. Ici on tient donc pour juste, ce que là on tient pour injuste.
    L’expérience montre en effet que les conventions sont arbitraires, relatives (aux mentalités, aux traditions, au contexte de chaque groupe), changeantes.
    La question est de savoir s’il n’y a de juste que ce que les conventions définissent comme tel ou si l’on peut définir du juste par nature. En ce cas, est juste ce qui peut être universellement et éternellement reconnu comme tel par la raison humaine.

    La pensée de Protagoras et celle de Hobbes illustrent le conventionnalisme ou le positivisme en matière de justice, celle d’Aristote et de Montesquieu, l’option opposée. (Je donne des pistes de réflexion. Vous pouvez en utiliser d’autres)
    Pour mieux comprendre voyez le cours: droit naturel, droit positif.
    Bon courage.

  14. Mélissa dit :

    Merci beaucoup, d’avoir pris le temps de me répondre.
    Je pense que votre réponse m’éclaire un peu plus, sur ce que j’étais en train d’entreprendre.
    En tout cas bravo pour ce site, il est très interressant, et surtout très enrichissant.

  15. constantin dit :

    Pouvons-nous affirmer de façon aussi tranchée que Hobbes, sur la question du droit, est un conventionnaliste? Il me semble en effet que Hobbes parle de « lois de la nature », c’est-à-dire de règles de justice dictées par la raison, à l’instar des jusnaturalistes. De plus, il me semble que Hobbes évoque la possiblité de la création, par le Prince, de lois civiles contraires à ces lois de nature (lorsque par exemple le Prince vise son intérêt personnel au lieu de l’intérêt commun), et par conséquent de la création de lois civiles injustes. Certes, Hobbes répond que le Prince n’a commis envers le peuple aucune injustice, puisque, en vertu du contrat social, la volonté du Prince, quelle qu’elle soit, incarne la volonté du peuple. Par contre, Hobbes affirme que le Prince a commis une injustice envers Dieu ou la raison. Il me semble donc qu’il y a, chez Hobbes, l’idée d’une justice naturelle sur laquelle doit se fonder la justice civile.
    Qu’en pensez-vous?

    Bien à vous, et bonne continuation pour ce site de qualité…

  16. Simone MANON dit :

    Vous remarquerez Contantin, que cet article ne propose que des pistes de réflexion pour traiter un sujet de dissertation. Ce n’est pas un cours sur la pensée de Hobbes.
    Vous avez raison de souligner l’insistance avec laquelle Hobbes mobilise le thème de la loi naturelle qu’il distingue du droit naturel bien que l’une et l’autre soient rationnels.
    Mais enfin la loi naturelle nous faisant obligation de veiller à notre conservation et donc de rechercher la paix, de passer le contrat social et de tenir les promesses qui lui sont liées n’a aucune effectivité hors de l’institution politique. En ce sens Hobbes est un conventionnaliste résolu. La raison humaine n’étant pas pratique par elle-même, elle doit nécessairement instituer le Léviathan. Celui-ci est le titulaire absolu du droit de justice à l’intérieur du corps politique et du droit de guerre à l’extérieur. Sa légitimité procède de sa puissance. Ce qui n’exclut pas l’idée que le souverain ait des devoirs envers lui-même et envers ses sujets, de telle sorte que l’obligation civile pour ces derniers n’est pas, en dernière analyse, désolidarisée de l’obligation morale et des principes d’une république chrétienne ou du royaume de Dieu. Nous sommes ici au coeur de l’ambiguïté de la pensée de Hobbes, qui à soi seule exigerait des développements étrangers à la problématique de notre sujet dès lors que par justice, on entend la justice effective.
    Bien à vous.
    Joyeux Noël.

  17. Julien Rodriguez dit :

    Madame Manon,

    comme toujours, je vous remercie pour ce travail, à la fois rigoureux et clair. J’envisage d’ailleurs de conseiller à mes élèves de consulter votre blog en complément du cours.

    J’aimerais toutefois faire deux remarques pour prolonger la réflexion.

    a) Dans la deuxième partie du corrigé, vous reprenez les analyses de Montesquieu sur la loi naturelle. Je suis tout-à-fait d’accord avec Montesquieu et vous sur le principe : il est vrai qu’il existe un droit naturel. Mais je serais plus critique sur l’exemple que vous reprenez. Selon Montesquieu, la raison nous enseigne de façon universelle et indubitable que «  si une société d’hommes se donne des lois, il est juste de leur obéir ». Il défend ici un réformisme intégral, rejetant par principe toute désobéissance à la loi : quand la loi me paraît injuste, je dois lui obéir et tenter pacifiquement de la faire évoluer.
    Je comprends bien cette thèse et je sais que de nombreux auteurs la partagent, mais je choisirais plutôt le camp des partisans d’un droit de résistance, de ceux qui légitiment, dans certaines circonstances exceptionnelles, la désobéissance à la loi. Sinon, je devrais dire, en suivant Montesquieu, que cacher des Juifs dans la France de Vichy était injuste et que les Justes de l’époque auraient dû utiliser toutes les voies légales disponibles pour inciter le gouvernement à revenir sur les lois antisémites, plutôt que de désobéir à la loi. En un mot, je suivrais plutôt Locke que Montesquieu ici, en disant : d’une façon générale, il est juste d’obéir aux lois mises en place par une société, mais dans certains cas exceptionnels (lorsque la loi est très clairement injuste et risque d’entraîner des maux irréversibles) il est au contraire juste de désobéir à la loi.
    Seriez-vous d’accord avec cette nuance ?

    b) Dans la troisième partie du corrigé, vous proposez une synthèse très habile entre les deux parties précédentes. D’une part, il y a une loi naturelle (donc la justice n’est pas une convention) ; mais, d’autre part, cette justice a besoin de lois positives conventionnelles pour devenir intelligible et effective.
    Sur ce point je suis totalement d’accord et j’ajouterai simplement une référence bibliographique (rarement citée et pourtant limpide) pour prolonger la même idée. Au chapitre 9 du Second traité du gouvernement civil, Locke nous explique qu’il y a une loi naturelle, mais qu’elle ne suffit pas à garantir la justice effective, car dans l’état de nature (c’est-à-dire en l’absence de loi écrite), les hommes sont trompés par leur partialité. Il faut donc compléter la loi naturelle par une loi positive. En effet, dans l’état de nature, il manque une loi claire et connue de tous, un juge impartial et reconnu et un pouvoir exécutif fort capable d’imposer les décisions de justice à tous les membres de la communauté.

    Je souhaiterais toutefois compléter votre raisonnement. En effet, si l’on s’en tient à ce qu’affirme votre troisième partie, il semble que les divergences concernant la définition du juste et de l’injuste soient dues uniquement aux préjugés et aux passions de chacun. Une fois ces préjugés et ces passions écartés, chaque individu accéderait à l’intuition d’une justice universelle : « on ne décide pas arbitrairement que le juste c’est l’égal, on découvre dans le trésor de son être qu’il en est ainsi et on se soumet en le reconnaissant à une nécessité qui est celle de son esprit ». Par exemple, une fois que j’ai écarté les préjugés sexistes, je découvre que les hommes et les femmes doivent être traités à égalité.
    Toutefois, définir la justice, ce n’est pas toujours découvrir une nécessité rationnelle, c’est aussi parfois faire des choix politiques. On trouve sur votre blog un remarquable texte de Kelsen (que je vous remercie de m’avoir fait découvrir) qui explique très bien cela en prenant l’exemple des débats politiques opposant dans les années 1950 le libéralisme et le communisme. Les deux projets de société prétendent construire une société juste, mais partent de deux principes opposés. Les libéraux « supposent » que la liberté « constitue une valeur suprême, immédiatement évidente » ; tandis que les partisans du communisme supposent que « la valeur suprême et immédiatement évidente est la sécurité » (Le texte précise qu’il parle ici de la « sécurité sociale », ce qui renvoie, à mon avis, à l’idée que le système économique communiste protège les citoyens contre la précarité en garantissant à tous un emploi, un logement, l’accès aux produits de première nécessité, l’accès gratuit au système de santé, etc.). Les libéraux et les communistes ont chacun des arguments solides en faveur de leur organisation macro-économique préférée. La liberté et la sécurité sont effectivement deux valeurs universellement acceptées. Mais la raison ne peut pas nous dire dans quel ordre on doit les classer ; elle ne nous dit pas quelle est la valeur « suprême », quelle est la société la plus juste des deux.
    Cela ne signifie pas pour autant que tout se vaut, que tous les systèmes politiques sont également justes (ici je ne suivrais pas Kelsen jusqu’au bout de sa pensée). Il y a un certain nombre de principes rationnels fondamentaux qui sont universels (ce qu’on appelle couramment les Droits de l’Homme et ce que la philosophie moderne appelait la « loi naturelle ») ; mais il y a aussi un espace pour la délibération et le libre choix politique. Par exemple, l’URSS est un régime condamnable, parce que les opposants politiques n’y étaient pas libres, parce qu’on pouvait être emprisonné de façon arbitraire, etc. Ici, il n’y a pas à discuter, les principes sont clairs. En revanche, sur l’organisation macro-économique de la société, on peut être contre le projet communiste, mais il faut reconnaître qu’il est défendable, discutable. Bref, ce que montre très bien Kelsen, c’est que la loi naturelle se révèle incapable de trancher le grand débat politique des années 1950 : faut-il organiser l’économie selon les principes du communisme (en gros nationaliser les entreprises) ou selon les principes du libéralisme (accepter que les entreprises soient des propriétés privées) ? La loi naturelle est censée nous dire ce qui est juste ou injuste et pourtant, elle ne permet pas de choisir le système politique le plus juste entre communisme et libéralisme. On le choisira donc par convention. Chaque société décidera ce qui lui paraît le plus juste.
    Je ne suis pas certain que cet exemple de Kelsen paraîtra très clair aux élèves, c’est pourquoi j’ajouterais un exemple contemporain. De même qu’on ne peut pas démontrer que l’économie communiste est plus ou moins juste que l’économie libérale, de même on ne peut pas démontrer que le système d’impôts pratiqué aux Etats-Unis soit moins juste que celui qui est pratiqué en France ou en Finlande. Définir un système d’imposition juste, ce n’est donc pas découvrir une vérité éternelle, mais c’est faire un choix politique, décréter, par convention, que les hommes doivent dorénavant payer ainsi leurs impôts. Mais dire cela ne revient pas à dire que chacun fait absolument comme bon lui semble et que la justice n’est qu’une question d’impression subjective. Bien qu’il y ait une part de choix politique, il y a aussi des principes : par exemple, il est juste que chacun paie les impôts que son pays exige de lui ; il est injuste que je fraude le fisc de mon pays sous prétexte que je préférerais être soumis au système fiscal du Panama.

    En résumé : je serais tout-à-fait d’accord avec vous pour dire qu’il y a des principes de justice universels et que les lois servent en grande partie à libérer les hommes de leurs passions pour leur permettre d’accéder à ces principes de justice universels. Ces principes rationnels tracent donc un cadre qui est universel en droit et les lois positives servent souvent à expliciter ces règles de justice fondamentales que tous les pays devraient respecter.
    Cependant, à l’intérieur de ce cadre, il y a aussi une part de convention dans la définition de la justice. Cette convention ne relève pas de l’arbitraire, ni des passions, mais du choix politique contingent fait par chaque société. Toutes les sociétés doivent respecter les droits de l’homme ; mais à l’intérieur de ce cadre général, chaque société peut fixer, par convention, certaines règles de justice qui seront différentes de celles du pays voisin.

    Là encore, seriez-vous d’accord avec ces nuances ?

    Bien à vous.

    Julien Rodriguez.

  18. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Le jusnaturalisme admet le principe d’un droit naturel, la loi naturelle étant fondée dans la nature des choses et une définition de l’homme comme être doué de raison.
    Mais qu’est-ce que cette loi naturelle supposée transcendante, universelle et nécessaire? Les droits de l’homme en relèvent pour certains mais pour de nombreuses autres personnes, ce sont de simples conventions. Pour Empédocle l’interdiction de tuer des êtres vivants est une loi naturelle, pas pour les mangeurs de viande; pour le partisan de l’avortement, de l’euthanasie la liberté de disposer de son corps est un droit naturel, pas pour ceux qui défendent le respect de toute vie comme une loi naturelle.
    Tout cela pour dire que chacun se réclame à sa convenance de l’idée de loi naturelle pour revendiquer pour ses partis pris la légitimité et refuser en son nom la légalité. D’où la guerre ouverte ou larvée de tous contre tous et son cortège délétère: l’explosion de la violence ou moindre mal le caractère ingouvernable d’un Etat. C’est ce que Patocka appelle « l’anarchie rationaliste » à laquelle s’oppose la sagesse socratique, le juste qui se soumet à la loi de la cité même si elle le condamne injustement. C’est qu’il n’interprète pas à sa convenance, l’exigence de la raison qui veut que « si une société d’hommes se donne des lois, il est juste de leur obéir ». Les hommes se donnent, en effet des lois, pour échapper à la violence générée par l’arbitraire des uns et des autres, tous considérant qu’ils sont légitimement la mesure du juste et de l’injuste. D’où la nécessité pour sortir de cette situation de passer des accords communs et de les respecter. Ces accords dépendent de nombreuses contingences: la stratification sociale, la divergence des intérêts, l’éducation, le niveau de développement d’une culture, etc. Relisez les Politiques d’Aristote et vous constaterez que partis à la recherche du meilleur régime, nous revenons bredouille.
    Tout cela pour dire qu’on peut, à la manière socratique, reconnaître en droit une transcendance de la raison mais observer qu’à défaut d’accord des esprits sur le contenu de la loi naturelle, il faut s’interdire de parler en son nom. Votre façon de réintroduire sous l’expression « choix politique » la part du conventionnel en voulant la concilier avec un cadre jusnaturaliste n’est donc pas rigoureux.
    L’observation du réel exige d’admettre ce que Weber appelle « le polythéisme des valeurs » avec comme horizon « la guerre des dieux » dès lors que chaque position partisane prétend incarner la légitimité. Nous avons considéré qu’en l’absence d’accord unanime, ce qui ferait loi serait l’accord majoritaire. Remarquez que la solution démocratique est de plus en plus remise en cause par ceux qui se croient d’autant plus la mesure de la légitimité qu’ils sont minoritaires.
    Il y a de nombreux articles sur cette question sur mon blog.
    https://www.philolog.fr/la-guerre-des-dieux-ou-lunite-et-la-paix-par-le-logos-max-weber-et-benoit-xvi/
    https://www.philolog.fr/socrate-ou-lexperience-philosophique-patocka/
    https://www.philolog.fr/letat-est-il-autre-chose-quune-bande-de-brigands-assuree-de-son-impunite/
    Bien à vous.

  19. Julien Rodriguez dit :

    Madame Manon,

    j’ai du mal à croire que nous puissions être en désaccord ici. En effet, je vous suis sur bien des points : a) je suis d’accord avec Socrate et Platon, Montesquieu, Saint Augustin, Aristote et tous les autres auteurs que vous citez dans les divers articles que j’ai lus pour affirmer que, lorsqu’on contemple certaines valeurs morales, on a l’intuition que ce sont des vérités transcendantes et non pas de simples opinions. Je suis d’accord avec vous pour dire que cette intuition de la transcendance des vérités morales, cette « divination » comme le dit Aristote, n’est pas immédiatement donnée, mais qu’elle est le fruit d’une éducation, d’une ascèse et d’un usage dialectique de la raison que Socrate et les Lumières nous ont enseigné.
    b) je suis également d’accord avec Max Weber et avec le point que vous développez dans la réponse précédente : lorsque les hommes tentent de se mettre d’accord sur le contenu de ces valeurs morales transcendantes, ils échouent souvent. Le décisionisme démocratique fondé sur une éthique de la discussion permet alors de sortir par le haut de cette impasse et d’éviter « l’anarchie rationaliste » et la « guerre des dieux » qui en découlerait.
    c) Quelles sont les conséquences concrètes et pratiques de tout ceci ? Dans un débat politique, je ne dois pas renoncer à viser un idéal de justice, je ne dois pas me contenter de considérer avec cynisme le jeu politique en défendant, sous les beaux discours de la sophistique, mes intérêts égoïstes. Mais je dois défendre mon idéal avec modestie et accepter par avance d’obéir à la décision majoritaire, quelle qu’elle soit. Par exemple, si je pense qu’une certaine réforme fiscale serait juste, mais que le candidat qui la portait est vaincu aux élections, il est juste que je continue à payer mes impôts selon un système qui me semble injuste. Il serait injuste de frauder le fisc si je trouve que les riches paient trop d’impôt, tout comme il serait injuste de les voler, si j’estime qu’ils n’en paient pas assez. De même, Socrate est convaincu que sa condamnation est injuste, mais il est juste qu’il se soumette à cette décision injuste. Comme vous le dîtes : « on peut reconnaître en droit une transcendance de la raison, mais observer qu’à défaut d’accord des esprits sur le contenu de cette loi naturelle, il faut s’interdire de parler en son nom ».
    d) Je suis encore d’accord avec vous pour dire que l’attitude inverse est dangereuse. Si je m’autorise à désobéir aux lois au nom de mon interprétation de la loi naturelle, je pourrais, dans le pire des cas, me comporter comme les assassins des brigades rouges, les terroristes de l’OAS, les tueurs du 7 janvier 2015, etc. La liste est longue de tous ceux qui ont commis des atrocités au nom de ce qui leur paraissait la véritable interprétation de la loi naturelle. Et vous avez raison de dire qu’ils « se croient d’autant plus la mesure de la légitimité qu’ils sont minoritaires ».
    e) Jusqu’ici nous sommes donc d’accord. Mais, il me semble nécessaire d’ajouter une nuance, de signaler une exception : il est, malgré tout, parfois légitime de désobéir à la loi injuste. Vous dîtes qu’ « à défaut d’accord des esprits sur le contenu de cette loi naturelle, il faut s’interdire de parler en son nom ». Je réponds que c’est vrai en général, mais pas toujours. Sinon qu’auraient dû faire les Justes de 1940-1945 ? Le Parlement français démocratiquement élu décide de donner les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain en 1940 ; celui-ci édicte des lois antisémites. Supposons qu’à titre individuel, en tant qu’homme, je les trouve totalement injustes. En même temps, je constate qu’ « il n’y a pas d’accord des esprit sur ce point », je constate qu’une partie de la population française et en particulier les représentants de l’Etat désignés par le Parlement ne partagent pas mes valeurs. Que dois-je faire ? Si l’on suit ce que vous avez écrit, je devrais « m’interdire de parler au nom de la loi naturelle ». Mais quoi ? Tous les Justes de France et d’Europe, les Perlasca, les Sousa Mendes et tous les anonymes qui sauvèrent des milliers de vie innocentes, tous ces gens là auraient agi de façon injuste, parce qu’ils auraient eu l’outrecuidance d’écouter leur propre conception de la justice plutôt que de se plier au sage décisionisme de Max Weber ? Ils auraient dû laisser les Juifs se faire déporter, en se contentant d’essayer de faire évoluer le régime par des voies légales ?
    Je ne peux pas croire que vous pensiez cela. J’ai dû mal vous lire ; et j’aimerais, si vous le voulez bien, que vous répondiez à ce point et à cet exemple précis, que vous aviez éludé dans votre précédente réponse.

    Merci d’avance.

    Julien Rodriguez

  20. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Ce n’est pas parce qu’on s’interdit d’invoquer une « loi naturelle » qui semble si peu naturelle, qu’on ne se sent pas tenu d’être fidèle à certaines convictions morales. Celles-ci relèvent de partis pris métaphysiques et ont à voir avec une certaine idée de soi-même. (Socrate toujours et le principe de l’accord avec le témoin intérieur).
    Vous remarquerez que mon propos a ESSENTIELLEMENT consisté à attirer votre attention sur la nécessité d’éviter les facilités ou les pseudo évidences de votre message quant à l’idée d’un droit naturel. Pendant des siècles, l’esclavage, la subordination des femmes, le relégation des juifs etc. ont existé sans troubler les consciences, même pas vraiment celles des philosophes. Comment ne pas prendre la mesure, à partir de cette constatation de la profondeur du célèbre propos pascalien:
    « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
    Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. (…) Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu ».
    Blaise Pascal (1623-1662), Pensées, éd. Brunschvicg, § 294
    « Il y a sans doute des lois naturelles ; mais… » L’observation invite à penser que la conscience des hommes est en grande partie le produit de la culture et du droit et non l’inverse même si c’est moins intuitif. Les héros de la moralité au principe des grands processus civilisationnels sont et restent des exceptions.
    Il s’ensuit que la mission d’un professeur de philosophie me semble être de sensibiliser les élèves à la complexité, à l’ambiguïté des choses, non de les confirmer dans les lieux communs de l’époque. Or la tendance lourde de notre temps est de justifier à tort et à travers le refus d’obéir à la loi et de se réclamer en toute bonne conscience de la Justice avec un J majuscule!
    Bien à vous.

  21. Julien Rodriguez dit :

    Madame Manon,

    je crois comprendre que nous sommes d’accord sur le fond et je m’en réjouis. Vous dîtes que nous sommes tous tenus de rester fidèles «  à certaines convictions morales ». Il me semble que c’est la même chose que ce que vous et moi appelions « loi naturelle », du moins si j’en juge par le corrigé de dissertation dont nous sommes partis. Vous écriviez en effet, en 2008, qu’« il y a une loi naturelle de justice, immanente à la conscience ou à la raison » ; et vous sembliez dire qu’il est possible, bien que difficile, de parvenir à une conscience claire de certains articles de cette loi naturelle : par exemple, « on ne décide pas arbitrairement que le juste c’est l’égal, mais on découvre dans le trésor de son esprit qu’il en est ainsi ». Donc, à moins que vous n’ayez changé d’avis sur ce point, nous sommes d’accord ; non ?

    J’ajoute quelques mots pour éviter des malentendus. Premièrement, je répète que je suis d’accord avec vous pour dénoncer la facilité consistant à désobéir à tort et à travers aux lois au nom d’un sentiment intérieur douteux de « la Justice avec un J majuscule », qui n’est bien souvent que l’alibi de nos égoïsmes, le produit de nos préjugés ou un sectarisme déplacé. Par exemple, je condamne l’abus de langage consistant à parler sans cesse de « résistance » dès qu’on veut s’opposer à telle ou telle décision politique et le manque de sens civique de certains « désobéissants ». Dès mon premier message, je dénonçais cette attitude en prenant l’exemple des gens qui fraudent l’impôt en toute bonne conscience, sous prétexte que le taux d’imposition en France serait selon eux confiscatoire. La tâche d’un professeur de philosophie n’est donc certainement pas de flatter l’insoumission adolescente ou de magnifier ce qu’Alain appelait « la poésie de la révolte », en leur donnant un vernis philosophique qu’elles ne méritent pas. Le passage de Locke auquel je faisais référence nous met d’ailleurs en garde contre cette tentation : si les hommes quittent l’état de nature et décident qu’ils ne doivent pas obéir à leur conscience individuelle, mais aux lois communes, c’est précisément parce que chacun prend conscience qu’il est aveuglé par sa partialité lorsqu’il s’agit d’interpréter la loi naturelle ; de sorte qu’une loi issue d’une discussion démocratique et contradictoire est souvent le meilleur moyen pour instituer une définition acceptable, pacifiée et amendable de la justice. L’obéissance à la loi est une des vertus premières du citoyen, selon Locke ; et le droit de désobéissance ne peut être invoqué que dans des circonstances tout-à-fait exceptionnelles.
    Toutefois, la lecture des copies d’examen ou des discussions avec les élèves me font penser qu’il faut également combattre sur d’autres fronts. Il y a également une tendance lourde à accorder à la loi un prestige qu’elle ne mérite pas. Par exemple, lorsqu’on réfléchit en EMC, de nombreux élèves se contentent de dire que telle pratique est juste parce qu’elle est légale et ne comprennent pas bien qu’on leur demande de justifier par des arguments et de discuter les choix du législateur. Certains ont un peu trop tendance à prendre la loi française actuelle pour l’alpha et l’omega de la définition de la justice. Nous seuls détiendrions la vraie laïcité, aurions fixé les vraies lois bioéthiques, saurions quelles sont les vraies limites à apporter à la liberté d’expression, etc. Faire un peu plus d’histoire ou lire un peu plus souvent Courrier International ne leur ferait pas de mal.
    Inversement, il y a également une tendance lourde à tomber dans un relativisme facile, en niant l’universalité de droit des droits de l’homme, sous prétexte qu’ils n’ont pas été ou ne sont pas universellement reconnus dans les faits (en disant par exemple que l’égalité homme/femme ce n’est qu’un point de vue occidental, une coutume parmi d’autres). Il nous faut donc montrer qu’au delà des lois particulières, il y a des principes universels qui permettent de discuter les lois, d’en condamner certaines et, dans certains cas très exceptionnels, de leur désobéir.
    Quoi qu’on dise en classe, notre discours risque toujours d’être mal interprété par certains élèves et il n’est pas facile d’éviter ces trois écueils : le jusnaturalisme facile, le légalisme facile et le relativisme facile… Mais, de grâce, ne me prêtez pas des « facilités et des pseudo-évidences quant à l’idée d’un droit naturel. » Il me semble avoir été, au contraire, soucieux de la complexité du réel, tout en essayant de ne pas être trop long. Mais il est difficile de faire court et de se faire bien comprendre quand on aborde de vrais problèmes. Je remarque d’ailleurs que mon premier message proposait de compléter votre corrigé qui me semblait un peu trop jusnaturaliste dans sa troisième partie, en suggérant de faire un peu plus de place à Kelsen ; et maintenant c’est vous qui me faîtes exactement la même remarque, en me demandant de faire un peu plus de place à Pascal… au bout de vingt pages nous finirons bien par être d’accord.

    Cordialement,

    Julien Rodriguez.

  22. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vous ne semblez pas bien comprendre que j’attire votre attention sur les problèmes que pose l’idée d’une loi naturelle. Ce qui n’autorise pas un professeur à se dispenser d’en expliciter le sens (tel que l’entend le jusnaturalisme) dans une dissertation ou un cours. Un professeur n’enseigne pas ce qu’il pense. Il est seulement un médiateur entre les grands auteurs et les élèves.
    Reste qu’il faut toute une construction métaphysique de la nature pour la fonder.
    Ex: les droits de l’homme. La définition de l’être humain comme être de raison, comme dignité à respecter donc comme personne à laquelle sont attachés des droits est une construction métaphysique et morale. Elle implique un parti pris qui est celui de l’humanisme rationaliste. Rien de naturel dans ce dispositif. Seulement une décision qui est celle de la civilisation contre la barbarie. https://www.philolog.fr/lobligation-morale-du-respect-kant/
    Ex Qu’y a-t-il de naturel dans le fait de conférer le statut de personne à l’embryon de tant de semaines ou à un grand débile mental ou à un cadavre ou au corps humain?
    Vous remarquerez d’ailleurs que ce parti pris est contesté chez nous par tous ceux qui dénoncent l’abstraction de la définition du citoyen (les promoteurs du multiculturalisme) et qui voient en elle l’alibi de la domination mâle (féminismes) ou coloniale (les indigènes de la république). https://www.philolog.fr/philippe-d-iribarne-le-renversement-postmoderne-du-projet-moderne/#more-4590
    Bien à vous.

  23. Julien Rodriguez dit :

    Madame Manon,

    cette fois-ci je crois avoir compris. Votre corrigé présente, à destination des élèves, une certaine conception du droit naturel que vous ne partagez pas totalement. Cette thèse est celle de Montesquieu qui considère la loi naturelle comme une vérité objective que l’on « découvre ». Et c’est cette thèse que vous avez présentée dans la dissertation.

    Toutefois, à titre personnel et dans le cadre d’un approfondissement de la réflexion, vous considérez plutôt les droits de l’homme comme un « postulat » (comme vous le dîtes dans le corrigé du texte de Kant), une « décision, qui est celle de la civilisation contre la barbarie ».
    C’est bien cela ?

    Cordialement,

    Julien Rodriguez

  24. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il semble que vous ayez compris. Encore qu’il ne faille pas dire « à titre personnel », les auteurs discutant l’idée de droit naturel étant pléthore. Par exemple: https://www.philolog.fr/rousseau-et-la-question-du-droit-naturel/
    Bien à vous.

  25. Saladin Arbab dit :

    Chère Madame Manon,
    Votre blog, c’est plus qu’un itinéraire, car vous donnez en somme la carte d’un grand pays. Que de chemins rencontrés ! Je n’imaginais pas qu’il était possible de découvrir tant de documents précieux. L’exaltation humaine se suffit à elle-même ! J’ai surtout été sensible à un texte (doublé d’une réflexion dense) que je ne retrouve plus malheureusement, celui tiré des Fragments politiques de Rousseau et qui réfléchissait sur les rapports entre volonté générale et la règle du juste et de l’injuste.
    Vous avez bien fait de le faire !
    Le meilleur pour vous !
    S. A.

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