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Le journaliste et l’assassin. Janet Malcom.

 

«  Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable. Il est tel l’escroc qui se nourrit de la vanité des autres, de leur ignorance ou de leur solitude ; il gagne leur confiance et les trahit sans remords. Tout comme la veuve crédule qui se réveille un beau matin pour constater que le charmant jeune homme s’est envolé avec ses économies, celui qui consent à devenir le sujet d’une œuvre écrite de non-fiction paie au prix fort la leçon qu’il reçoit le jour de la parution de l’article ou du livre. Suivant leur personnalité, les journalistes trouvent à leur traîtrise différentes justifications. Les plus pompeux parlent de liberté d’expression et du « droit du public à savoir », les moins talentueux parlent d’art, et les minables marmonnent qu’il faut bien gagner sa vie.

   Le cataclysme qui s’abat sur le sujet d’un livre ou d’un article ne tient pas seulement à un portrait peu flatteur ou à des propos déformés ; ce qui lui fait mal, ce qui l’écœure et le pousse parfois à franchir certaines limites pour se venger, c’est la tromperie dont il a été victime. Alors qu’il lit le livre ou l’article en question, il lui faut admettre que le journaliste – apparemment si amical et si sympathique, si désireux de le comprendre pleinement et en accord si parfait avec sa vision des choses – n’avait jamais envisagé une collaboration, mais avait toujours été ferment déterminé à écrire sa propre version des faits. Le hiatus entre ce qui semble le but d’une interview au moment où elle se déroule et la découverte qu’elle était, dès le début, destinée à servir d’autres desseins, provoque toujours un choc chez le sujet interviewé. Il se trouve dans la même situation que le sujet de la célèbre expérience de psychologie sociale conduite par Stanley Milgram au début des années 1960 à l’université Yale. On faisait croire au cobaye qu’il participait à une étude évaluant l’effet de la punition sur l’apprentissage et la mémoire alors qu’en réalité, on étudiait sa propre capacité à exercer sa cruauté dès lors qu’une autorité supérieure le lui demandait. Le « sujet naïf », un volontaire ayant répondu à une annonce dans un journal local, était placé dans un montage trompeur de laboratoire assez ingénieux ; on lui demandait ensuite d’envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes à une autre personne – présentée elle aussi comme volontaire – chaque fois que cette dernière donnerait une mauvaise réponse à la question posée. Dans Soumission à l’autorité, le livre où il rend compte de cette expérience, Milgram parle de sa surprise devant le grand nombre d’individus qui obéissaient à l’expérimentateur et continuaient d’appuyer sur la manette alors que celui qui recevait les décharges hurlait de douleur – ou plutôt simulait la douleur, car tout était truqué : l’appareil électrique auquel on avait attaché le second individu était un accessoire de théâtre, et ce rôle de la victime était joué par un comédien. L’idée de Milgram était de voir comment des Américains moyens se conduiraient si on les plaçait dans une situation en gros comparable à celle de l’Allemand moyen ayant reçu l’ordre de prendre une part active à l’extermination des juifs d’Europe. Les résultats ne furent guère encourageants. Si quelques-uns refusèrent d’aller plus loin dans cette expérience aux premiers signes de douleur de la victime, la plupart continuèrent à envoyer docilement décharge sur décharge. Ce ne sont pas les résultats de l’expérience de Milgram qui nous intéressent ici, mais plutôt la structure de cette situation : une tromperie délibérément induite suivie d’une révélation fracassante. Le changement d’appréciation du sujet naïf de cette expérience est vertigineux au moment où on le débriefe ou, mieux, où on le « dé-trompe », comme le dit Milgram ; il est comparable au bouleversement ressenti par celui qui a été le sujet d’un article ou d’un livre lorsqu’il découvre ce qui a été écrit sur lui. Ce dernier ne connaît à aucun moment la tension et l’angoisse supportées par le sujet de « l’expérience Eichmann » (comme on a coutume d’appeler l’étude de Milgram) ; bien au contraire, il flotte sur un nuage ; il s’abandonne à son narcissisme durant la période des interviews, mais quand survient le renversement de situation, il se trouve confronté au même spectacle mortifiant de son échec à un test de personnalité qu’il a passé à son insu.

   Cependant, à la différence du lecteur de Soumission à l’autorité, auquel Milgram communique les détails techniques de la supercherie, le lecteur du travail journalistique doit se contenter d’imaginer comment le journaliste a obtenu de son sujet qu’il se donne en spectacle. Quant au sujet lui-même, il est peu probable qu’il fournisse jamais la réponse à pareille question. Une fois dé-trompé, il ramasse ses affaires, s’éloigne du lieu du naufrage et ajoute sa relation avec le journaliste à la liste noire des histoires d’amour qui ont mal tourné et que l’on préfère refouler. Parfois, il noue avec le journaliste une relation si complexe qu’il ne parvient plus à s’en séparer ; et longtemps après que le livre de la discorde a été mis au pilon, la relation se poursuit au travers de l’interminable procès qu’il lui a intenté afin de maintenir le lien avec lui. Cependant, même dans ce cas, la perfidie du journaliste n’est pas dénoncée, car l’avocat qui accepte de défendre le sujet de l’article ou du livre traduit cette histoire de séduction et de déception en l’un de ces récits convenus qui entrent dans le cadre défini par le droit de la diffamation : atteinte à la considération et à la réputation, formulation mensongère des faits, calomnie et mépris total de la vérité. »

       Janet Malcom, Le journaliste et l’assassin. François Bourin Editeur, 2013, Traduction de l’américain par Lazare Bitoun, p. 13 à 16.

 Cf. aussi cet article : https://www.philolog.fr/la-mauvaise-foi-cynique-du-journalisme-sandor-marai/ [1]

 

 

     Ce texte constituant l’ouverture du livre Le journaliste et l’assassin a fait couler beaucoup d’encre. Il pointe en effet, sans concession, l’impasse morale du journalisme, une impasse ne s’exhibant pas toujours avec autant d’évidence que dans l’affaire MacDonald contre McGinnis mais qui n’en est pas moins la vérité du journalisme. « Cette rencontre d’un homme accusé d’un crime abominable avec un journaliste auquel il veut absolument faire entendre jusqu’au bout le récit de son innocence – n’est qu’une version magnifiée jusqu’au grotesque de ce qu’est habituellement une rencontre avec un journaliste », affirme Janet Malcom (p. 34).

   Qu’une telle vérité soit rarement assumée dans sa nudité, on s’en doute, et c’est ce qui rend cette réflexion de Janet Malcom sur sa propre pratique et sur celle de ses confrères si émouvante. Elle n’accable pas, elle décrit mais elle le fait avec une telle lucidité et sincérité que son ouvrage exempt de toute faiblesse moralisatrice a les accents d’une posture authentiquement moraliste.

   Le journaliste et l’assassin est un récit à plusieurs étages articulant :

 

 

 

 

   Car il y a un problème moral. Je ne veux ici en pointer que deux aspects, bien suffisants pour voir dans l’introduction de Janet Malcom autre chose qu’un simple morceau de rhétorique auquel la note de l’éditeur, en fin d’ouvrage, prétend la réduire.

   Le premier tient à l’instrumentalisation de la personne humaine. Même si l’on n’a que faire de la rigueur kantienne, chacun sent bien qu’il y a là une atteinte à la dignité de l’humanité aussi bien dans sa personne que dans la personne d’autrui. Car, quelle qu’elle soit, une personne n’est pas une chose que l’on peut traiter comme un simple moyen au service de ses propres intérêts. Il y a en elle, l’écho d’une humanité que l’on demande aux autres de respecter en soi. Comment peut-on donc ne pas se sentir tenu de la respecter en l’autre et d’éprouver certains scrupules à son endroit? Certes, certaines personnes se conduisent de manière si indigne qu’elles invitent parfois à douter de leur propre humanité mais ce n’est pas le cas d’un MacDonald. Le journaliste avoue le trouver très sympathique et pour ce qui est du crime pour lequel il a été condamné, sa culpabilité fait encore débat aujourd’hui en Amérique.  Alors il se peut que jouer la comédie de l’amitié, tromper sciemment son interlocuteur même s’il n’est pas indemne lui aussi de toute tentative de manipulation, poursuivre des années durant ce sinistre manège, soit efficace sur le plan pragmatique mais de grâce, n’en dissimulons pas la noirceur morale. L’impératif moral ne prescrit-il pas « d’agir  de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen » ? Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1975,  p. 150.

    Il va de soi que l’on transgresse cette obligation lorsque l’on se projette vers l’autre à la manière d’un McGinnis. Celui-ci est à la recherche du sujet d’un nouveau livre dont il a besoin pour redorer son blason et ce qu’il traite d’abord comme une fin, c’est moins la personne qu’il a en face de lui que la réussite de l’intrigue qu’il cherche à construire. MacDonald est pour lui un matériau d’observation, la cause occasionnelle d’une enquête dont l’enjeu renvoie surtout aux satisfactions narcissiques d’un romancier ou d’un amateur d’énigmes à résoudre. Dans ce but, il ne recule devant aucune infamie, pire il se sent certainement si indemne d’une telle qualification qu’il a l’imprudence de laisser, sous la forme d’une quarantaine de lettres, la preuve de sa mauvaise foi. L’important n’est-il pas, à ses yeux, de faire la lumière sur ce qu’il croit être la vérité de MacDonald et s’il faut pour cela singer les sentiments amicaux, ne va-t-il pas de soi que la fin justifie les moyens ?

   Dans les quelques discussions que j’ai entendues à propos de ce livre, les journalistes allèguent toujours l’intérêt supérieur de « la vérité » ou  de leur profession pour justifier leur désinvolture morale. C’est d’ailleurs parce que  l’avocat de McGinnis la contacte pour la sensibiliser à « la lourde menace sur les libertés des journalistes » impliquée par l’affaire MacDonald contre McGinnis que Janet Malcom est amenée à s’intéresser à ce cas. Elle mène alors l’enquête qui est à l’origine de ce livre construit à partir des deux articles publiés dans le New Yorker en 1989, articles ayant fait l’objet de nombreuses polémiques outre-Atlantique. Comme elle l’écrit: « Suivant leur personnalité, les journalistes trouvent à leur traîtrise différentes justifications. Les plus pompeux parlent de liberté d’expression et du « droit du public à savoir », les moins talentueux parlent d’art, et les minables marmonnent qu’il faut bien gagner sa vie ». On a l’impression qu’ils sont peu sensibles au « malaise moral » qu’elle vit avec une certaine acuité dans sa propre expérience de journaliste. « Malaise moral, dit-elle, que le journaliste éprouve inévitablement face à un tel sujet – prix à payer s’il veut avoir la possibilité de montrer une fois de plus combien la nature humaine est fragile » (p. 19).

 Je ne suis pas sûre qu’elle exprime ici un vécu partagé par tous les journalistes. En tout cas, elle croit pouvoir faire l’économie de cette expérience déplaisante dans l’interview de McGinnis, dans la mesure où, son confrère étant tout sauf un sujet naïf, elle espère avoir avec lui une conversation sans complaisance sur les difficultés du métier exercé par chacun deux, en particulier sur le problème moral que la relation de McGinnis avec MacDonald exhibe avec une  évidence aveuglante. Mais McGinnis n’a pas le courage d’analyser la situation avec la hauteur que souhaiterait son interlocutrice. Il suspend la série des entretiens prévus et l’on découvre que l’avantage d’une situation exemplaire se transforme finalement en inconvénient. Aucun journaliste, en effet, ne veut se reconnaître dans McGinnis, même lui n’assume pas le cynisme de son attitude. Ebranlé par le procès où l’avocat de MacDonald lui a fait passer un mauvais quart d’heure, il ne supporte pas qu’une consœur ne fasse pas preuve d’une entière empathie avec lui et ne le justifie pas dans une pratique fondée, à ses yeux, sur les nécessités de l’enquête journalistique. « Pour McGinnis, continuer nos interviews une fois mon scepticisme connu aurait été un reniement de sa propre position. Pour lui, il était logique et impératif de mettre fin à nos rencontres et de me laisser repartir les mains vides, car il était persuadé qu’il serait lui-même resté les mains vides s’il avait confié à MacDonald le véritable fond de sa pensée » remarque-t-elle judicieusement (p. 81).

   Toute personne qui s’engage dans une aventure avec un journaliste devrait savoir que la relation est nécessairement pipée. Aussi ne peut-on s’empêcher de trouver la naïveté des candidats à l’expérience suspecte. Janet Malcom livre sur la psychologie des interviewés des observations pleines de finesse. Le journaliste n’a de toute évidence pas le monopole de l’ambiguïté morale et dans ce jeu dangereux le sujet n’est pas le seul à être instrumentalisé. Reste que, s’il est innocent, il a pour lui l’excuse de la faiblesse et du désespoir prêts à prendre de gros risques pour sauver ce qui peut encore l’être.

   Et l’on rencontre ici une autre dimension du problème moral. Janet Malcom n’aborde pas cette question et elle a fait l’objet de critiques pour cela. Il se trouve que les grandes affaires criminelles faisant la fortune des journaux à sensation sont d’ordinaire des affaires non élucidées. Le meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay-en-Artois en 1972 ; celui du petit Grégory Villemin à Lépanges-sur-Vologne en 1984 ou l’assassinat de la femme et des enfants de MacDonald à Fort Bragg en Caroline du Nord en 1970 ont tous un point commun. Impossible d’apporter la preuve incontestable de la culpabilité des personnes soupçonnées ou condamnées. Dès lors est-il légitime de s’autoriser de son intime conviction pour accabler un être qui est peut-être innocent de ce qu’on l’accuse ? Je me souviens de mon indignation en 1972, lorsque Serge July a cru bon pour La Cause du Peuple, de soutenir, au nom d’une justice de classe, la thèse de la culpabilité de Pierre Leroy, notaire à Bruay-en-Artois, finalement libéré quelques mois plus tard pour insuffisance de preuve. Je me souviens de mon écœurement en 1985, lorsque Marguerite Duras a publié son scandaleux article dans Libération sur l’affaire Grégory où elle n’hésita pas à mettre en cause la mère de l’enfant.

   Faut-il rappeler que les personnages des affaires criminelles réelles ne sont pas des personnages de romans ? On n’a pas le droit de les investir de ses fantasmes ou de les instrumentaliser dans des combats politiques. Ils ont droit au respect de leur dignité et au bénéfice du doute. En l’absence de certitude, comment est-il possible que journalistes ou romanciers se croient titulaires d’un savoir que personne n’a ? On s’interroge toujours aux Etats-Unis sur la culpabilité de Jeffrey MacDonald, des études sérieuses continuent à être publiées pour souligner les faiblesses de l’accusation mais McGinnis lui, se croit dans le secret des dieux. La position de l’avocat de MacDonald dans le procès contre McGinnis me paraît infiniment plus respectable. « C’est sans doute à ma fille, dit-il, que j’ai le mieux expliqué la chose quand ses camarades de classe ont commencé à la prendre à partie à cause de ma participation à cette affaire. Je lui ai dit : « Ecoute, personne n’en sait rien. Je ne suis pas en train de te dire que je sais, qu’il ne les a pas tuées. Seul Dieu et le Dr MacDonald le savent, et aucun des deux ne veut parler. Mais personnellement, je crois qu’il ne les a pas tuées. Sa description des quatre intrus correspond à des individus qui ont été vus à huit ou dix kilomètres de chez lui deux heures avant les meurtres. Personne n’a jamais réussi à m’expliquer comment il a été capable de donner leur description » (p.88), et il dit aussi : «  Avec les faits dont j’ai connaissance – et il y a des tas d’éléments de part et d’autre –, je préfère rester dans l’incertitude plutôt que de choisir la solution de facilité et me débarrasser de cet inconfort en étant absolument sûr. Je ne sais pas et personne sur cette terre ne peut être certain de ce qu’est la vérité. Je ne peux vraiment accorder aucune confiance à quiconque prétendrait qu’il est absolument certain de ce qui s’est passé » (p. 90).

   Prétendre dévoiler la vérité sur un être, quelle imposture ! Surtout quand on s’appuie comme McGinnis sur des livres de psychiatrie !

   Par ailleurs journalistes et romanciers n’ignorent pas que leur talent est de nature à donner à leur thèse une puissance de persuasion et une autorité au-dessus de tout soupçon. Je ne peux pas comprendre qu’ils assument cette responsabilité. Il me semble que la plus élémentaire sagesse conseille de douter de ses propres impressions et de s’interdire de nuire à un être qui est peut-être un innocent. Ne vaut-il pas mieux laisser courir un coupable que condamner un innocent ? Les McGinnis et consorts ne s’encombrent pas de ce genre de scrupules et j’avoue qu’ils sont pour moi une énigme aussi grande que les sujets de leurs «romans policiers »