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Le cogito ou la certitude de soi comme chose pensante.

Rosemarie Trockel. hosting.zkm.dc   Centre Pompidou.

 

   Le cogito fait partie des monuments de la philosophie. Mais le correcteur du baccalauréat que je suis depuis de nombreuses années ne peut que constater un fait : en tombant dans l’opinion, la puissante analyse de Descartes s’est vidée de sa substance. Elle devient une formule passe-partout, sans doute destinée à laisser croire aux ignorants qu’ils ont un vernis culturel. Laissons tomber cette vanité et essayons de suivre la méditation cartésienne.

   D’abord, il s’agit bien d’une méditation. On entend par là un exercice spirituel, pratiqué dans la solitude, par un esprit faisant retour sur lui-même pour se pénétrer d’une vérité. Il s’agit donc d’une expérience philosophique qu’il faut sans doute faire, au moins une fois dans sa vie.

  Quel est l’objet de sa méditation ? Le projet de trouver une certitude susceptible de résister aux plus extravagantes objections des sceptiques. Au fond, Descartes veut savoir si le doute généralisé est notre destin ou s’il est possible de fonder certains énoncés dogmatiques. « Qu’est-ce que je peux tenir pour absolument certain ? » se demande-t-il.

  Certes, j’ai été instruit dans le plus grand collège d’Europe, j’ai appris tout ce qu’un honnête homme peut savoir. Comme tout le monde je fais confiance aux informations que me donnent mes sens. Ainsi je suis certain qu’il y a un monde et que j’ai une tête, des mains, des pieds. J’ai même une vénération toute particulière pour les mathématiques et je ne doute pas que la somme des angles du triangle vaut deux droits. Pourtant en toute rigueur, suis-je bien avisé d’être certain ?

  La méditation cartésienne commence par là. Il ne s’agit pas de nier que mes certitudes immédiates sont bien suffisantes pour la conduite de la vie mais puis-je considérer qu’il s’agit de certitudes absolues ? Rappelons qu’on appelle certitude, l’état d’un esprit qui adhère à un contenu de pensée qu’il croit ou qu’il sait être vrai.

Comme il va de soi que je ne peux pas passer en revue tous les contenus de mon esprit, je vais procéder méthodiquement.

  A bien y regarder, la plus grande partie de mes certitudes sont des certitudes sensibles. Elles portent sur des objets dont j’ai l’idée par le véhicule de mes sens. Or puis-je me fier absolument aux informations données par les sens ? Non, répond Descartes car « j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés ».

L’argument cartésien n’a ici aucune originalité. On n’a pas attendu Descartes pour douter de la fiabilité des impressions sensibles. Cependant il tire de cette observation une règle de prudence ou de sagesse. Puisque nos sens nous trompent parfois, il est sage de ne jamais leur faire totalement confiance.

  La certitude sensible est ainsi révoquée en doute. Je ne peux pas être absolument certain qu’il y a un monde, que j’ai un corps. Au fond je suis peut-être abusé par mes sens comme je le suis lorsque je rêve. Souvent pendant mon sommeil, alors que je suis tout nu dans mon lit, je m’imagine assis auprès de ma cheminée, en robe de chambre. Comment puis-je être certain que la réalité n’est pas un songe ? Certes les images diurnes semblent plus claires et plus distinctes, plus cohérentes que les images oniriques, mais au niveau sensible, il n’y a pas de critères absolument solides pour distinguer le rêve de la réalité.

  Il y a là un thème baroque dont Pascal se fera l’écho : « Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant qu’il serait artisan » Pensée B 386.

  Avec l’argument du rêve, Descartes établit avec force que si l’on devait s’en tenir aux seules données sensibles, nous n’aurions aucune possibilité décisive de tracer la frontière entre l’imaginaire et le réel. Il s’ensuit qu’il faut rejeter comme douteux, tout ce que nous savons par le canal de nos sens.

  Reste un autre type de certitudes. Par exemple la certitude mathématique. Ici, l’objet n’est pas donné extérieurement à l’esprit et « que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre cinq ». Il s’agit d’une certitude purement rationnelle. Ne dois-je pas avouer que celle-ci résiste au doute méthodiquement conduit ?

  Descartes va aussi révoquer en doute les certitudes rationnelles à l’aide d’un argument pouvant paraître fantaisiste. Et si, se dit-il, un mauvais génie se plaisait à me tromper lorsque je raisonne ? Le doute cartésien devient, à cet instant, hyperbolique. En réalité, Descartes pose un vrai problème. Qu’est-ce qui peut nous assurer que la raison soit une faculté plus fiable que les sens pour fonder la certitude ? Il se peut qu’elle nous abuse tout autant qu’eux.

  Les certitudes rationnelles ne semblent donc pas plus solides que les certitudes sensibles. Elles aussi sont laminées par le doute. Il faut faire le vide et admettre que tout ce que je sens et ce que je conçois rationnellement est douteux.

  Or, c’est précisément au moment où Descartes a fait le vide le plus intégral qu’il découvre qu’il peut douter de tout sauf de lui-même en tant qu’il doute. Pour que le mauvais génie me trompe, il faut que je pense. Je peux douter de tout  mais je ne peux pas douter du fait que moi qui doute je suis. « Je suis, j’existe » dit la Seconde Méditation Métaphysique ; « je pense, donc je suis » dit le Discours de la méthode.

  Etienne Gilson commente : « Je voulais penser que tout était faux et il se pouvait en effet que tout fût faux (monde, Dieu, corps). Mais il ne se pouvait pas que moi, du moins, qui pensais cela ne fusse pas quelque chose. Donc, moi qui pense, j’existe ».

  Telle est la première certitude, modèle de toutes les autres, fondement de l’édifice du savoir que Descartes par la seule force de sa pensée a su établir.

  On ne rendra jamais assez hommage à cette clarification. Car que fait-on, quand la frontière entre le réel et le rêve se brouillant, on dit que l’on se pince ? En fait on s’assure de sa propre existence, on revient à soi comme point fixe sans lequel aucune expérience ne serait possible, pas même celle du vertige, du brouillage des ordres ou des illusions.

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I)                   Le sens du cogito.

  Réponse à la question : « Qu’est-ce que je peux tenir pour certain ? » le cogito est à la fois l’affirmation d’une existence et d’une essence.

  L’existence c’est le fait d’être. L’existence s’éprouve, se constate, se rencontre, elle ne se prouve ni ne se déduit. Il y a bien une dimension existentielle du cogito. Au moment où je pense, je me sens exister. « Je suis, j’existe : cela est certain, mais combien de temps ? A savoir autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais d’être ou d’exister ». Méditation seconde.

  L’essence d’un être c’est sa nature, ce qui fait qu’il est ce qu’il est. C’est ce quelque chose que Descartes va nous demander d’examiner avec attention. Car dans l’état actuel de la méditation, je ne peux pas me définir par ce que je sais de moi-même par l’intermédiaire de mes sens, la certitude sensible ayant été suspendue. Je ne puis donc point prétendre être « cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain (…) puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être quelque chose ». Méditation seconde.

  Que suis-je donc ? « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est ». Discours de la méthode IV.

  Je me découvre un être, une réalité ontologique. C’est ce que connote la notion de substance. Une substance c’est ce qui existe en soi, ce qui sert de substrat à des qualités accidentelles, ce qui ne dépend pas d’autre chose que de soi pour exister.

  Cette substance est une chose qui pense. Voilà l’attribut essentiel du sujet. « Je trouve que la pensée est un attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi ». Je peux me mettre à distance de mon corps, des contenus de ma pensée, je ne peux pas me séparer de ce qui rend possible cette opération. Ce qui m’appartient en propre réside dans ce pouvoir. Ce qui est absolument mien reflue avec Descartes dans la seule opération d’une chose pensante. Le philosophe donne ici au mot pensée une extension bien plus grande que ce que nous entendons d’ordinaire par là. « Une chose pensante est une chose qui doute, qui conçoit, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent ». Méditation seconde. La pensée, dans le vocabulaire cartésien est ce que nous appelons le psychisme. Les émotions, les sentiments, les désirs aussi bien que le jugement ou la méditation sont des opérations psychiques, c’est-à-dire ce qu’il faut rapporter à la substance pensante comme à leur condition de possibilité.

  Avec la substance pensante, Descartes établit le dualisme de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière. Il affirme l’existence de deux réalités ontologiquement différenciées, la séparation anthropologique, l’amputation du sujet de sa dimension corporelle n’étant qu’une manière pour lui de tirer les conséquences de ce que signifie se réfléchir comme un sujet. Néanmoins, les malentendus peuvent être tels sur ce point qu’il convient de bien préciser le sens de cette séparation anthropologique, de ce dualisme des substances ; la substance pensante et la substance étendue.

  On peut affirmer sans ambiguïté que son sens est purement spéculatif. Le dualisme de l’âme et du corps n’a aucune pertinence sur le plan existentiel car l’homme n’est pas la juxtaposition d’une intériorité spirituelle et d’une extériorité matérielle. Il est l’union d’une âme et d’un corps, union si inextricable que concevoir l’homme concret, « le vrai homme » dit Descartes, c’est concevoir les deux substances comme une seule. Mais cette unité est confuse, opaque à l’entendement, on ne peut que la vivre. A la princesse Elisabeth, lui demandant de s’expliquer sur la nature de cette union, Descartes répond que si elle veut quelque lumière sur cette question « il faut s’abstenir de méditer, il faut vivre ».

  « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé en mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps ». Méditation sixième.

  Toute la vie affective (plaisir, douleur, désir, aversion etc.) témoigne de l’unité psychosomatique. Cependant cette donne existentielle ne nous dispense pas de faire l’effort de séparer théoriquement ce qu’il faut rapporter à l’une ou à l’autre des dimensions nous constituant. Le dualisme cartésien est donc une distinction de méthode dont les enjeux sont à la fois épistémologiques et moraux.

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II)                Les enjeux du cogito.

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A)    Enjeux épistémologiques.

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1)      Premier enjeu.

 

  Il s’agit pour Descartes de fonder les sciences de la matière et la connaissance de l’esprit, à partir des deux idées claires et distinctes de pensée et d’étendue dont notre entendement a l’intuition dès qu’il pense. Ainsi pourront être évitées les confusions qui, par le passé, ont fonctionné comme de véritables « obstacles épistémologiques ». Bachelard appelle ainsi ce qui empêche la science de se constituer ou de progresser. De fait, avant la clarification cartésienne, on a eu tendance à projeter sur la matière des opérations n’ayant de sens que pour une réalité psychique et à bâtir sous le nom de physique une psychologie de la matière. Pensons au finalisme aristotélicien, à l’idée d’une âme nutritive et d’une âme sensitive pour rendre compte des fonctions du vivant. La confusion symétrique consiste à penser le psychisme sur le modèle de la matière et à bâtir sous le nom de psychologie une physique de l’âme. Le dualisme méthodologique nous détourne de ces inconséquences. Par là, Descartes est le vrai fondateur de la science moderne. Il expurge la matière de toute profondeur psychique et impose le modèle mécanique comme modèle d’intelligibilité des phénomènes matériels.

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2)      Deuxième enjeu.

  Il s’agit aussi de comprendre que « l’âme est plus aisée à connaître que le corps ». Véritable paradoxe, tant il nous semble que ce qui est étalé dans l’espace, ce qui a une visibilité (les corps) est plus facilement connaissable que ce qui n’en a pas (l’âme ou l’intériorité psychique). Or Descartes énonce ici une idée d’une grande profondeur. Que veut-il dire ? Que ce qu’il appelle l’âme ou le sujet pensant a l’intuition de lui-même. Je ne peux pas sentir sans savoir que je sens, vouloir sans savoir que je veux. La conscience est claire à elle-même par définition. «  Par le nom de pensée, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes » Principes de la philosophie I, 9.

  On rencontre ici le thème de la transparence de la conscience à elle-même. Ce thème ne signifie pas que la conscience comprend toujours ce qui se passe en elle, comme s’il n’y avait pas d’obscurité psychique. Il signifie simplement que même lorsqu’elle est traversée par quelque chose qui l’étonne, qu’elle ne peut pas reconnaître comme procédant de sa spontanéité, elle en a conscience. Ma pensée et l’idée de ma pensée sont une seule et même chose. La conscience a l’intuition de ses états et de ses actes. Une telle intuition du corps est impossible. Ce qui a lieu dans le corps n’est pas forcément connu de la conscience. Il y a un rapport d’extériorité entre le corps et l’idée du corps. L’esprit ne saisit le corps que par la médiation d’images, de concepts dont on peut toujours se demander s’ils sont adéquats à l’objet auquel il renvoie. Voilà pourquoi la connaissance de la matière  est paradoxalement moins aisée que la connaissance de l’âme.

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B)    Enjeu moral.

 

  Avec le dualisme de l’âme et du corps, Descartes délie ce qui en nous doit être rapporté à l’âme et ce qui doit l’être au corps. Il identifie le sujet à ce qui le rend possible, à savoir au sujet pensant. Par là, Descartes le purifie de son épaisseur charnelle et le convoque à une tâche éthique.

  De fait, dès lors que je suis une chose qui pense, j’ai le savoir de tout ce qui se passe en moi. Souvenons-nous que cela ne signifie pas que je peux toujours me l’expliquer. Mais je ne peux pas éprouver un désir, fùt-il obscène ou être traversé par un fantasme sans m’en apercevoir. Simplement je ne peux pas considérer que ces vécus s’originent dans l’activité de ma conscience. Alors comment les rendre intelligibles ?

  Là où Freud invitera à lire la manifestation d’un inconscient psychique, Descartes propose de lire l’effet dans l’âme d’un mécanisme qui est celui de la matière. « On doit attribuer au corps tout ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison » Passions de l’âme. Art. 47.

  C’est que, ce sujet pensant que je suis est lié à un corps et à travers lui à l’extériorité. Tout ce qui est confus dans mon expérience psychique s’explique dans le cadre du dualisme comme l’expression de la passivité de l’âme subissant les effets des mécanismes corporels. Ceux-ci excitent en l’âme des pensées (Descartes les appellent des pensées confuses ou des pensées d’imagination) ou des mouvements (des volitions, des désirs) se produisant indépendamment de la spontanéité ou de l’activité du sujet pensant. Il distingue ainsi : les passions de l’âme et les actions de l’âme. Si une pensée d’imagination est une passion de l’âme, une pensée d’entendement est une action. De même si la volonté est une action, désirer n’est souvent qu’une passion.

  Là où Freud discernera une intentionnalité psychique inconsciente, un autre moi qui pense, parle, désire (ça parle, ça pense dit Freud), Descartes demande héroïquement de pointer la passivité de notre âme. (Passions, affections de l’âme dit Descartes).

  Il faut bien comprendre que toute anthropologie a des enjeux pratiques, que toute psychologie engage une morale.

  Si le dévoilement freudien de notre réalité psychique fait le fonds de commerce des psychanalystes et transforme en tâche thérapeutique ce que la philosophie a traditionnellement défini comme une tâche spirituelle et morale; le dévoilement cartésien s’inscrit dans le droit fil de cette tradition. Car il est clair qu’une analyse pointant une passivité de l’âme contient par là même une exhortation à rompre avec cette passivité et à nous réapproprier par l’action de penser, de juger et de vouloir la maîtrise de notre être.

  Descartes fonde ainsi une morale de la liberté et de la responsabilité s’accomplissant dans la vertu de générosité. [1]

 

A méditer : « Descartes est dans les faits le vrai fondateur de la philosophie moderne en tant qu’elle prend la pensée pour principe. L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C’est un héros. Il a repris les choses par le commencement et il a retrouvé le vrai sol de la philosophie auquel elle est revenue après un égarement de mille ans » Hegel. Leçons sur l’histoire de la philosophie.