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L'articulation du sociétal et de l'étatique.

Georges Segal. L'heure de pointe. 1983. Nelson-Atkins museum. Kansas City. Missouri.  

 

Puisque la distinction de la société civile et de l’Etat a été élaborée par Hegel, il convient de restituer son analyse. La société civile est la société en tant qu’elle est une association fortuite d’intérêts privés. Elle est un moment placé entre la famille et l’Etat. Elle incarne  le moment où des individus n’ayant pas d’existence libre dans la famille patriarcale sont reconnus comme des êtres indépendants les uns des autres, ayant pour fin la satisfaction de leurs besoins et intérêts. Mais à la différence de « l’optimisme libéral », Hegel considère que « le système des besoins » est un système atomistique, menacé en permanence de dissolution et d’éclatement par le jeu des égoïsmes. (Alors que pour les libéraux ce jeu comporte sa loi immanente de régulation). Il s’ensuit qu’il faut qu’entre ses éléments constitutifs une forme d’unité soit instaurée. Historiquement, Hegel souligne que ce sont  les corporations qui ont eu cette fonction. L’organisation corporatiste avait pour vocation de lutter contre la fragmentation particulariste en élevant les particularités à l’universel. Ce qui est par essence le rôle de l’Etat. Sa fonction médiatrice consiste à subsumer le particulier sous l’universel. Comme tel, il incarne la dimension du rationnel. Il est l’Idée morale en acte, « la substance éthique du social ».

 

  Hegel est ainsi conduit à développer une conception organiciste de l’Etat, s’exposant à la critique des théories contractualistes et libérales.

  Les théories contractualistes lui reprochent de refuser leurs prémisses individualistes.  De fait la conception hégélienne ne considère pas l’individu comme une entité indépendante de la communauté. Il s’ensuit que l’organisation politique n’est pas pensée comme résultant d’un contrat implicite par lequel des individus menacés dans l’état de nature s’associent, cette association étant le moyen de réaliser des fins individuelles : la protection de leur liberté , de leur vie et de leur propriété. Hegel défend la conception grecque des rapports de l’individu et de la société. C’est « la destination des individus » que de mener « une vie universelle » c’est-à-dire d’être membres de l’Etat.

  Les théories libérales lui reprochent de résorber la société civile dans l’Etat alors que celui-ci devrait simplement garantir le libre jeu des libertés individuelles.

   On peut envisager l’articulation du sociétal et de l’étatique de plusieurs manières :

 

1)      L’état libéral.

 

  Le libéralisme consiste à dire que la personne humaine et la société civile ont une existence indépendante de leur institution politique que celle-ci soit le fait de la volonté du peuple ou du monarque. Il admet l’indépendance relative du social qu’il conçoit comme une somme d’intérêts concourant selon Jérémie Bentham (1810) à la prospérité générale, pourvu que l’Etat laisse à chacun la liberté de les faire valoir. Le libéralisme conteste donc à l’Etat le droit d’intervenir dans les mécanismes du fonctionnement de la société civile. Sa mission est de sauvegarder les droits fondamentaux de la personne humaine, droits qui sont menacés dans l’état de nature.

  Le libéralisme est d’une manière générale une théorie des limites de l’Etat. La souveraineté politique doit être limitée pour le bien de la personne et pour le dynamisme et la prospérité de la société civile. Il attend du jeu même de la liberté des individus (reconnue et garantie par l’Etat libéral) la promotion des biens supérieurs de l’humanité : la civilisation ; la paix civile ; la prospérité, la liberté ; la justice.

  Son présupposé est que, sous réserve d’une liberté réelle des échanges, la concurrence est le principe du bien public.

  Sa faiblesse est que la liberté des échanges qu’il présuppose est plus formelle que réelle. L’égalité des hommes dans le système des échanges est fictive. Les inégalités de fait (naturelles et historiques) font que les libertés ne jouent pas avec les mêmes chances de reconnaissance dans le jeu des libertés. Pour certains ce jeu est très coûteux. 

 Le libéralisme est travaillé par une tension entre un libéralisme radical (Von Mises; Hayek, Nozick)  qui dénonce toute intervention de l’Etat comme nocive et un libéralisme social qui reconnaît que les dysfonctionnements de l’échange impliquent une régulation étatique. (Paine, Rawls)

 

2)      L’Etat-Providence.

 

  Tocqueville (1805.1859) situe son origine dans l’Ancien Régime. En dépossédant de leurs pouvoirs tous les pouvoirs constitués susceptibles de lui faire obstacle, l’Etat monarchique a habitué les individus à fuir leurs responsabilités et à s’en remettre de « la peine de penser et de vivre » aux pouvoirs publics. « Le gouvernement ayant pris la place de la providence, il est naturel que chacun l’invoque dans les nécessités particulières ». (Providence signifie ici le sage gouvernement de Dieu sur la création. Un homme est la providence d’un autre, quand il est la cause de son bonheur, son protecteur ou son ami secourable).

  S’il est vrai qu’à son origine, l’Etat-providence correspond à une volonté de contrôle social, il ne procède plus entièrement de cette volonté. Il se propose surtout d’aménager l’espace public, parce qu’il doute de la capacité de la société civile à réaliser par sa seule dynamique, l’harmonie sociale. Il intervient donc dans les mécanismes du marché pour en tempérer les rigueurs. Il ne veut pas seulement préserver les libertés, il veut corriger les inégalités qui font que la liberté est coûteuse pour les plus faibles, les moins bien armés dans la concurrence des uns et des autres. Son objectif est donc de mettre à l’abri les individus du besoin et du risque et de promouvoir la justice sociale :

  –Par l’assistance, ex : la sécheresse a réduit à la faillite quantité d’exploitations agricoles, les difficultés de tel secteur d’activité risquent de réduire au chômage quantité de salariés : l’Etat intervient par des subventions au titre de la solidarité nationale.

  –Par des transferts de revenus, ex : les diplômés des secteurs économiquement prospères, les êtres ayant des grandes compétences ou simplement un sens de l’effort et du travail plus grand que d’autres parviennent à des niveaux de rémunération bien supérieurs à ceux qui n’ont pas ces qualités. Si l’on ajoute que souvent les individus se marient avec des personnes qui leur ressemblent, on voit vite comment l’écart peut se creuser de manière vertigineuse entre les membres d’une société. Or un trop grand écart menace à terme la cohésion nationale, le sentiment d’appartenir à une même communauté de destin. On va donc procéder à un rééquilibrage des revenus en prenant par le biais de l’impôt une part de la richesse des riches pour la transférer aux autres. L’Etat assure diverses allocations (logement, scolarité des enfants, handicap etc.).  Par la redistribution de la richesse, l’Etat-providence veut non seulement diminuer les inégalités économiques mais aussi relancer la croissance par la consommation selon le principe keynésien.

  –Par le souci de réaliser l’égalité des chances, ex : démocratisation de l’enseignement, systèmes de bourses, discrimination positive.

 

NB : L’Etat-Providence est aujourd’hui en crise. Cette crise est à la fois selon Pierre Rosanvallon (La crise de l’Etat-Providence 1981) une crise de légitimité, une crise d’efficacité et une crise de financement.

  Crise de légitimité : Légitime à ses débuts, l’Etat-providence est de plus en plus critiqué par la population. D’une part parce que les valeurs sociales ont changé, la crise économique ayant conduit à valoriser le mérite, la responsabilité plutôt que la solidarité. De plus en plus d’individus sont réticents à payer le prix d’une solidarité dont certains réclament, à trop peu de frais et de scrupules le droit d’en être les bénéficiaires. D’autre part parce que le système manque de transparence. Nombreux sont les individus qui n’établissent pas le rapport entre ce qu’ils paient et ce qu’ils reçoivent. Les prestations sociales sont considérées par certains comme un dû mais en même temps les cotisations nécessaires à ces prestations mécontentent.

  Crise d’efficacité et de financement: D’une part parce que sa structure est très lourde et très coûteuse. Son financement pose de gros problèmes et les déficits de diverses institutions deviennent vertigineux. (Sécurité sociale. Assurance chômage. Système des retraites etc.). D’autre part parce que les thèses keynésiennes sont remises en cause. Les libéraux considèrent que trop d’Etat et trop d’aides sociales dissuadent les individus de travailler et de produire, que le moteur de l’économie est moins la demande que l’investissement etc.

 

3)      L’Etat totalitaire.

 

  Quel que soit son niveau d’intervention dans la société civile, l’Etat-providence ne prétend pas se substituer à elle. Il se donne simplement pour mission d’en corriger les injustices.

  Il accepte donc le principe du conflit social comme constitutif d’un monde libre et démocratique.

  L’Etat totalitaire procède de la volonté de faire disparaître le conflit, en supprimant l’hétérogénéité sociale. « Il faut disait Lénine, nettoyer la terre russe de ses insectes nuisibles ». « Le sol Russe doit être nettoyé des chiens et des cochons de la bourgeoisie agonisante ». (Par exemple, les matelots d’Odessa fusillèrent tous ceux qui avaient les ongles propres.)

  La volonté démiurgique de faire du passé table rase, de nier les distinctions traditionnelles d’un ordre social fait de cet Etat quelque chose d’inédit dans l’histoire et de proprement terrifiant.

  Idée-force : Le contraire de l’Etat totalitaire n’est pas la démocratie puisque, si on n’y prend garde, celle-ci, au gré des passions populaires, peut être despotique, voire tendre à une certaine forme de totalitarisme. Le contraire de cet Etat est une société pluraliste autorisant la plus grande hétérogénéité sociale et mettant l’accent sur les droits de l’individu.

 Cf. Cours sur l’Etat. [1] (dernière partie)