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L’art est-il langage? Hegel.

Gian Lorenzo Bernini. L'extase de St Thérése. 1647. 1652. Chapelle Cornaro. St Maria delle Vittoria. Rome 

 

  « Le but de l’art, son besoin originel, c’est de produire aux regards une représentation, une conception née de l’esprit, de la manifester comme son œuvre propre ; de même que, dans le langage, l’homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l’idée et d’arbitraire.

   L’art, au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde. Ainsi, d’abord, l’œuvre d’art, offerte aux sens, doit renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu’elle le représente de telle sorte que l’on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible, n’est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la représentation et de l’activité artistique de l’esprit. L’intérêt fondamental de l’art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les pensées universelles de l’esprit humain qui sont offertes à nos regards ».

                     Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Esthétique.  Textes choisis par Claude Khodoss, Puf, 1988, p. 25. Jankélévitch, III, Première partie.

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  Introduction :

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  Hegel aborde dans ce texte le thème de l’art en affrontant la question suivante : quelle est la finalité de l’art ; pourquoi des artistes ? Quel est le sens de cette activité si singulière ? Hegel répond (thèse) que la finalité de l’art est de satisfaire un besoin de l’esprit.  Nous apprenons qu’il s’agit d’un besoin spirituel, défini comme nécessité pour l’esprit de s’objectiver sous forme sensible. D’une manière analogue au langage, l’art a une fonction d’expression et de communication de la pensée.

   Cette première thèse fonde une nouvelle interrogation : faut-il assimiler l’art à un langage et dire comme on l’entend souvent que l’artiste dit quelque chose, qu’il communique des significations ? Mais alors pourquoi ne se contente-t-il pas de parler ? Tout l’intérêt de ce texte consiste, après avoir pointé l’analogie de l’art et du langage (Cf. de même que), à établir ce qui les distingue radicalement (Cf. au contraire) (thèse).

   En quoi l’expression artistique diffère-t-elle de  l’expression linguistique, autrement dit en quel sens une œuvre d’art est-elle autre chose qu’un discours ? Car il est bien vrai qu’un énoncé signifiant la difficulté d’être, la terreur du néant et l’oppression de l’angoisse est une chose, l’œuvre de Munch intitulée « le cri » une autre. La question est de savoir comment rendre compte de cette hétérogénéité.

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I)                   Première thèse : La finalité de l’art est de satisfaire un besoin de l’esprit.

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   Expliciter cette thèse, revient d’abord à comprendre que l’homme n’a pas que des besoins matériels.

  La notion de besoin connote celle de nécessité et il nous semble qu’il n’y a de nécessité que biologique. Il nous faut manger, boire au risque de compromettre l’équilibre de la vie ou la survie. Nous ne sommes pas spontanément enclins à utiliser la notion de besoin pour parler d’une exigence spirituelle. Or Hegel parle bien de besoin mais ce n’est pas à ce que nous entendons immédiatement par là, qu’il fait allusion. Il affirme que, parce qu’il est esprit l’homme a des besoins spirituels. Il y a donc une nécessité spirituelle au même titre qu’il y a une nécessité matérielle. La fonction de l’art est d’abord de traduire cette nécessité et de fournir à l’humanité une satisfaction relative à « un besoin originel » dit le texte. Avec cette expression Hegel signifie que ce besoin est originairement lié à notre nature, il n’est pas un besoin artificiel produit par le développement social.

  Avant d’interroger la nature de ce besoin, on peut remarquer que les grands artistes font toujours référence à cette idée d’une nécessité. Dans ses Lettres à un jeune poète  Rilke en fait proprement le signe d’une vocation artistique. « Vous me demandez si vos vers sont bons… Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout ; demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité ».

  Certes on peut s’étonner de cette affirmation dans la mesure où l’art révèle l’esprit comme liberté. Mais la  liberté a sa propre loi ; elle n’est pas synonyme de pur arbitraire. Il s’ensuit que la création artistique obéit à une nécessité spirituelle et elle s’impose dans l’évidence de la source dont  elle procède ou alors elle n’est qu’un jeu insignifiant et dérisoire d’effets. Kandinsky a dit cela de manière magistrale : « L’artiste a non seulement le droit mais le devoir de manier les formes de la manière qu’il juge nécessaire pour atteindre ses buts mais la liberté sans limite qu’autorise cette nécessité devient criminelle dès qu’elle ne se fonde pas sur cette nécessité même ».Du Spirituel dans l’Art.

  Alors quelle est la nature de ce besoin ? « C’est de produire aux regards une représentation, une conception née de l’esprit, de la manifester comme son œuvre propre ».

  L’art est chose de l’âme disait Rimbaud. Il faut entendre par là qu’une œuvre d’art est la manifestation de l’esprit. Manifester c’est rendre visible de l’invisible, c’est faire exister dans la phénoménalité d’une matière et d’une forme sensibles, quelque chose qui excède le sensible mais se donne en lui. Il s’agit ici du sens, de l’intelligible, du spirituel (d’une conception née de l’esprit dit le texte). L’œuvre d’art révèle l’esprit, non seulement dans sa capacité de produire par des moyens appropriés une œuvre réussie, mais surtout parce que la réussite de l’œuvre tient essentiellement à la profondeur des significations que la perfection formelle fait rayonner. L’œuvre a une fonction expressive. L’artiste s’empare d’un matériau pour inscrire dans l’extériorité ce qu’il est intérieurement. Toute œuvre est une représentation, mais pas de quelque chose qui est extérieur à l’esprit comme on le croit naïvement lorsqu’on dit que l’artiste imite le réel. Même lorsqu’il est figuratif l’art ne donne pas à voir le réel, il donne à voir la manière dont un esprit se l’approprie symboliquement. Représenter pour l’artiste, ce n’est jamais imiter servilement ce qui est. Un paysage, un portrait seraient sans intérêt s’ils étaient l’imitation exacte des originaux. Ils n’intéresseraient, comme le rappelle l’anecdote des raisins de Zeuxis que des pigeons. (On raconte  que le peintre grec avait peint des raisins si ressemblants que des pigeons venaient les picorer).

  Ce qui fait d’un paysage de Corot, d’un autoportrait de Rembrandt une œuvre d’art, c’est toujours une manière de figurer des émotions, des sentiments, des états d’âme, de donner une visibilité à l’esprit qui s’empare de ce paysage ou de ce visage et les dévoile dans leurs connotations romantiques ou tragiques ou apaisées. L’œuvre est un sensible signifiant. Elle fait  apparaître dans la phénoménalité d’une réalité sensible des significations.

  D’où l’étrange statut de l’œuvre d’art. Elle est matière et comme telle chose sensible. Une sculpture de Giacometti est un morceau de bronze. Une cantate de Bach est une matière sonore. Ce sont  des objets matériels et sensibles et pourtant s’ils n’étaient que des objets quelconques ils ne s’offriraient pas à notre contemplation. Tout au plus pourraient-ils avoir pour nous une fonction d’usage. Ils n’existeraient pas dans cette étrange présence qui est la leur et qui tient à leur densité signifiante. Le miracle de l’art est de « manifester », de faire apparaître dans une forme sensible un contenu spirituel. Tout se passe comme si l’esprit ressentait le besoin de mettre à l’extérieur de lui, d’objectiver ce qu’il est intérieurement, de rendre visible l’intelligible Dans l’œuvre, il se donne ainsi une image de lui-même et par cette médiation s’approprie sa propre essence.

  Il faut bien comprendre ce que dit ici Hegel. L’esprit, ce n’est pas la subjectivité dans ce qu’elle a de particulier, d’arbitraire, d’aberrant, de relatif à un seul individu. Tant qu’une œuvre est prisonnière d’une particularité empirique, d’une mythologie personnelle, elle n’intéresse que peu de monde. Lui manque une certaine manière d’élever une expérience à l’universel. Car l’esprit, c’est la dimension de l’universel. Il s’ensuit qu’il y a une objectivité de l’esprit au sens où est objectif ce qui peut faire l’accord des esprits. Tout comme la science et la philosophie, l’art est le domaine d’une communication universelle. Ce dont témoigne le consensus, observable, autour des grandes œuvres. Hume faisait remarquer qu’il y a moins de désaccord sur Homère et sur Shakespeare qu’il n’y en a sur la physique de Galilée.

  Les grandes oeuvres du passé ont ainsi survécu à la particularité du temps qui les a vues naître. Les Pyramides sont toujours pour nous un majestueux défi de la vie à la mort, les statues grecques une figuration du divin. L’art donne une existence extérieure à ce qui vit en nous intérieurement. Tel a été son rôle fondamental dans l’histoire. S’il en a été ainsi c’est, selon Hegel, que l’esprit ne trouve pas d’emblée sa forme appropriée, qui est la forme conceptuelle ou abstraite. Avant de pouvoir se dire dans le langage du concept, l’idée s’est s’exprimée dans celui du sentiment, de l’impression, de la figuration concrète. L’objectif, l’universel ont été rendus sensibles dans l’art (Cf. « produire aux regards une représentation »: percevoir) avant d’être saisis de manière générale et abstraite (le concept : concevoir).

  Il s’ensuit qu’au moment où l’idée s’explicite dans le langage du concept, l’art ne peut plus jouer le rôle qui a traditionnellement été le sien. Cette observation conduit Hegel à dire que « l’art est chose du passé ». Le philosophe ne signifie pas par là que c’est la fin de l’art (il y aura toujours des artistes et nous aurons toujours plaisir à regarder une œuvre d’art), mais que « l’art ne donne plus cette satisfaction des besoins spirituels, que des peuples et des temps révolus cherchaient et ne trouvaient qu’en lui…Dans ces circonstances l’art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ; il est relégué dans notre représentation, loin d’affirmer sa nécessité effective et de s’assurer une place de choix, comme il le faisait jadis. Ce que suscite en nous une œuvre artistique de nos jours, mis à part un plaisir immédiat, c’est un jugement, étant donné que nous soumettons à un examen critique son fond, sa forme et leur convenance ou disconvenance réciproque » Introduction à l’esthétique.

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II)                Deuxième thèse : L’art n’est pas un simple langage.

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  A) Les points communs de l’art et du langage.

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  Il suffit de dire que l’art est une expression et une communication de la pensée pour être tenté de le confondre avec le langage. D’autant plus que comme l’art, le langage n’est pas une transposition servile du réel. Dire le réel ce n’est pas le traduire passivement dans des signes. C’est le dévoiler d’une certaine manière, parce qu’en nommant, l’esprit analyse le donné conformément à sa nécessité propre. Chaque langue est ainsi une poétique, une façon de créer le monde. En parlant, l’homme dit moins le réel que sa façon de se projeter vers lui, avec ses peurs, ses rêves, ses espérances, son imaginaire ou les exigences de sa rationalité. Il y a une fonction créatrice de l’art et du langage de telle sorte que ce que l’homme communique à son semblable c’est toujours lui-même en tant qu’esprit.

  Mais pour que l’expression et la communication soient possibles, des conditions sont nécessaires. Car une réalité n’est pas signifiante en soi, elle l’est pour un esprit capable d’opérer le rapport par lequel un signe renvoie à un sens.  Le sens, en effet,  n’est pas une donnée sensible, c’est un intelligible qui doit être compris. Or le rapport du signifiant (matière sonore ou graphique)  au signifié (le sens) ne peut être effectué que par celui qui connaît le code, les conventions propres à telle ou telle langue. A défaut, les énoncés ne sont que du bruit dénué de toute signification.  Il en est de même dans l’art. On ne peut pas saisir la richesse d’une œuvre d’art si on est privé de la culture permettant de déchiffrer son code, son mode de narration, ses effets de style, etc. L’artiste est un homme d’une époque avec la sensibilité, les croyances, les normes qui sont celles du monde auquel il appartient. Ce que le tableau donne à voir c’est l’esprit d’une époque, à la fois dans ce qu’il a de particulier et d’universel.

  Ex : Regardez la toile de Jan Van Eyck : les Epoux Arnolfini. Voyez combien la composition de l’œuvre célèbre un monde en accord avec lui-même. La prospérité du commerce rendue visible dans la richesse des étoffes, l’assurance de personnages inscrits harmonieusement dans l’espace social autant que naturel. Le tableau figure un monde bourgeois en expansion, fier de lui, solidement structuré par des normes tacitement admises. Ce monde fait émerger l’individualité, celle de l’artiste qui désormais signe son œuvre et se représente dans le miroir indiquant la présence de témoins du rite nuptial, celle de ces époux arrachés aux distinctions statutaires anciennes pour exister comme des personnes.

  Regardez par contraste une œuvre d’art contemporaine, une œuvre de Carl André, artiste appartenant au mouvement minimaliste. L’installation propose des caissons en bois. (Musée de Grenoble).Cette œuvre montre qu’il n’y a aucun sens à révéler, que les formes, les couleurs ne sont que des surfaces sans profondeur. Elles s’imposent dans une présence ayant perdu son éloquence. Pour Marc Le Bot, critique d’art, de nombreuses œuvres contemporaines dévoilent « la présence nue du réel vide de sens », l’altérité du monde, la présence comme énigme, étrangeté, pure surface. N’est-ce pas là, le reflet d’un monde en deuil de repères, d’une modernité minée par la réflexivité et la critique, désertée par les dieux, en panne de projets et d’enthousiasme ?

  Regardez l’œuvre de Duchamp. Pour qui ignore l’histoire de l’art, le caractère iconoclaste de la production de cet artiste, l’urinoir demeure muet, sa présence est incompréhensible dans un musée. Il n’a pas de dimension signifiante car le code donnant les clés de sa compréhension est inconnu de celui qui le regarde.

  Toute l’aventure de l’art moderne et de l’art contemporain se caractérisant par la critique de la tradition, la remise en cause des critères académiques classiques, il faut d’abord connaître ces derniers pour comprendre ce qui se joue dans cette production éclatée, subversive, se revendiquant dans de fracassants manifestes, l’avant-garde de temps nouveaux, où l’art et la vie seront réconciliés. Il y a une éloquence de l’art, même de celui qui prétend rompre avec l’éloquence. A défaut d’en connaître les clés, n’importe quel objet d’art devient un objet quelconque.

  La délectation que promet l’œuvre d’art est donc inséparable de la culture la rendant possible. D’où l’urgence de dénoncer l’illusion d’un plaisir esthétique suscité par les seules propriétés formelles de l’œuvre. Vanité que le principe d’une délectation indépendante d’une culture artistique. Dans un propos polémique, Jean Clair n’hésite pas à dire : « Puis-je avancer qu’elle (la délectation)est superflue? Car l’étude même de l’objet contient en soi sa récompense et son plaisir. Pourrait-on l’isoler, la distinguer, croire se laisser aller au seul plaisir de ne plus voir en un objet d’art que ses formes, ses couleurs, son harmonie, tout ce qu’on appelle sa « beauté », elle suppose de toute façon un objet, dont on doit savoir l’origine et le sens. Aujourd’hui, cette fonction dernière (la délectation) et peut-être à mon sens illusoire, a fini par occuper tout le champ. Mais, privée de ses assises, la beauté tombe dans le vide. On se délecte sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi. Croire prendre du plaisir à une oeuvre dont on est incapable de comprendre le sens, c’est parcourir un texte dans une langue étrangère, une suite de signes imprimés dont on ne saurait rien » Malaise dans les musées. 2007.

  Cela étant, un énoncé linguistique est une chose, une œuvre d’art une autre. Ce qui fait la différence tient au statut du signe.

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  B) L’hétérogénéité de l’art et du langage.

   I° Premier argument.

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  Un signe linguistique se caractérise par sa fonction de renvoi. Il unit un signifiant à un signifié de telle sorte que le propre du signifiant est de s’effacer, de se faire oublier dans sa présence concrète pour renvoyer au signifié. Qu’advient-il si l’on fait fonctionner l’œuvre d’art ainsi ? C’est ce qui se passe lorsqu’on regarde une œuvre avec l’œil d’un l’historien. Celui-ci est en quête d’une archive lui permettant de reconstituer les faits historiques. Il cherche des témoignages sur l’époque qui l’intéresse et l’art est, de ce point de vue, une aubaine. L’oeuvre de l’artiste vénitien Pietro Longhi, par exemple, est une peinture des mœurs de la Venise du 18° siècle. Elle renseigne sur l’usage des masques,  la nature des habits, les habitudes, la stratification de la société. C’est une mine d’informations mais tant  qu’elle fonctionne ainsi, elle est anéantie dans sa dimension d’œuvre d’art. Car une œuvre d’art est irréductiblement une réalité matérielle, sensible n’existant pas comme une fonction mais comme un être. Elle a bien un sens mais celui-ci n’est pas extérieur à la réalité sensible dans laquelle il se signifie. L’œuvre exhibe de manière sensible dans et par sa matérialité le sens. Tout l’intérêt qu’on prend à l’art, la jouissance qu’il donne tient à ce miracle d’une matière rayonnante d’esprit. Alors que dans le langage le signifié est extérieur au signifiant, le propre de l’œuvre est qu’en elle le fond (le contenu spirituel) est indissociable de la forme (les couleurs, le modelé, la texture des mots ou des sons etc.). Le peintre Maurice Denis disait qu’il ne fallait jamais oublier qu’ « avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

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  2°) Deuxième argument.

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  Il s’ensuit que la nature du rapport signifiant signifié est fondamentalement différente dans les deux formes d’expression. Dans le signe linguistique, il est totalement arbitraire. Arbitraire ne veut pas dire que pour un signifié donné, chacun peut employer le signifiant de son choix. Le langage est un fait social et le procès de signification doit respecter les conventions collectives. Cela signifie qu’il n’existe aucun rapport de motivation, aucune ressemblance entre le signifiant et le signifié. L’idée d’une «  rose » par exemple n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons /ros/   lui servant de signifiant. Dans une autre langue d’ailleurs, elle se dit par la médiation d’autres sons. Rien de tel dans l’art. L’œuvre d’art fait tenir ensemble ce que la fonctionnalité du signe linguistique permet de séparer. Qu’importe de savoir que l’œuvre de Proust nous parle du tragique de la temporalité, de la fatalité de l’oubli ? On n’a pas besoin de La Recherche du Temps Perdu pour dire cela. Ce qui fait de cette œuvre un monument de l’art, c’est la perfection de la forme, la matérialité glorieuse des mots, des personnages, des intrigues, la réussite du signifiant. On appelle cette réussite la beauté.

  Le miracle de la beauté, c’est dans l’œuvre, la manière dont l’artiste trouve, grâce à son génie, la forme appropriée au fond. C’est ce portrait de Rembrandt qui manifeste l’entreprise de démolition qu’est la vie et non un autre portrait qui, au contraire fait resplendir la paix de la maturité. Effaçons le signifiant, de facto le signifié s’évanouit. Il faut appeler beauté selon Hegel, cette vertu de l’objet sensible et signifiant en qui l’être s’identifie à la valeur. Le beau est ce qui nous arrête, ce qui existe d’une présence glorieuse s’imposant aussi bien aux sens qu’à l’esprit. Qu’est-ce que cette présence ? Celle de la vérité manifestée sous forme sensible. Tous les grands penseurs de l’art le disent : La beauté est l’apparence sensible du vrai. Elle est l’éclat sensible du vrai.

  Ce qui émerveille dans l’œuvre d’art tient, à cette façon pour un contenu spirituel, pour une vérité de se donner indistinctement aux sens et à l’esprit. Le vrai s’épiphanise sous une forme réalisant la réconciliation du sensible et de l’intelligible, de l’esprit et de la matière, de l’intériorité et de l’extériorité. « Le vrai existe comme tel, existe également. Si le vrai, dans son existence extérieure, apparaît immédiatement à la conscience, et si le concept demeure immédiatement unifié avec son apparence extérieure, alors l’idée n’est pas seulement vraie mais belle » dit Hegel dans l’Esthétique.

  Il s’ensuit que n’importe quelle forme n’est pas appropriée à tel fond. Le texte le précise: « L’art doit donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde ».

  C’est dire que le signifiant dans l’œuvre est tout sauf arbitraire. C’est dans sa Sainte Thérèse que Le Bernin manifeste la parenté de l’amour mystique et de l’amour charnel. N’importe quelle forme ne ferait pas l’affaire. Alors que pour exprimer linguistiquement cette signification nous pourrions employer des mots différents.   L’œuvre tient du symbole et non du signe arbitraire.

  (Définition : on appelle symbole un signe concret évoquant par un rapport naturel ou analogique quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir parce qu‘abstrait).

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  Conclusion :

  Le sculpteur, le peintre, le musicien ne parlent pas. L’art est muet et pourtant il signifie. L’œuvre est matière et pourtant elle a la grâce de l’esprit. Elle est sensible et pourtant elle a l’éclat de l’intelligible. Elle est de l’ordre de la monstration non du logos et pourtant elle a une éloquence. Vouloir effacer la matérialité de l’œuvre pour saisir hors d’elle sa signification révèle une inintelligence esthétique foncière. L’art est selon Malraux « voix du silence ». Mais ce silence est tout bruissant d’un sens qui affleure à même le sensible.

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 Cf. https://www.philolog.fr/lart-est-de-lordre-de-la-monstration-non-du-dire/ [1]