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En quoi consiste l’aliénation du travail?

Charlie Chaplin. 1889.1977. Les temps modernes, 1936. 

 
 « En quoi consiste l’aliénation du travail ?
 

  D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint ; c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas lui-même mais appartient à un autre… L’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même ».

                                                         Marx. Manuscrits de 1844.

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  Ce texte célèbre propose trois repérages du concept d’aliénation du travail.

  Etre aliéné signifie : être dépossédé de soi-même. L’aliénation est ici une mise à l’extérieur de soi correspondant à une perte de soi et non à une médiation dans la réalisation de soi. Elle est une objectivation ratée.

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 1°)  Le travail est aliéné lorsqu’il n’est pas « libre activité physique et intellectuelle ».

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   C’est le cas lorsqu’il s’effectue selon des modalités (méthodes, rythmes, organisation)  dépossédant celui qui travaille de la possibilité de faire œuvre.

  « Ce qui distingue une époque économique d’une autre c’est moins ce qu’on produit que la manière de le produire » écrit Marx.

  Or certaines formes sont aliénantes. Par exemple celles qui parcellarisent les tâches et les mécanisent au point de réduire le travailleur à « un simple appendice de la machine » (Marx).

  On doit instruire ici, le procès de la civilisation industrielle par opposition à la civilisation artisanale. La rationalisation des opérations de travail, condition d’une augmentation de la productivité conduit à déshumaniser l’acte de produire en lui ôtant toute fonction expressive des talents humains. Charlie Chaplin a popularisé ce thème dans le film «  Les temps modernes ».

  Il est bien vrai que ce qui a permis le développement considérable de la société industrielle tient à une organisation du travail fort efficace en terme de productivité mais très coûteuse sur le plan humain.

  Adam Smith, le grand théoricien de la division du travail, telle qu’elle s’opère dans la production manufacturière pointe les deux facettes du processus.

  D’une part elle est un facteur d’accroissement spectaculaire de la productivité. Prenant l’exemple d’une manufacture d’épingles, Smith montre qu’alors qu’un ouvrier ne pourrait faire que quelques épingles en une journée s’il devait maîtriser toutes les opérations nécessaires à sa production, le fait de diviser le processus de fabrication en gestes distincts, permet à quelques ouvriers d’en produire, dans le même temps des milliers.

  Mais l’apologie n’est pas sans réserve. « Dans les progrès que fait la division du travail, l’occupation de la majorité de ceux qui vivent du travail, c’est-à-dire la grande masse du peuple, vient à se borner à un très petit nombre d’opérations simples, très souvent à une ou deux. Or l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent pas ». Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. 1776

  Il y a bien dans cette remarque une manière de dénoncer ce que Marx appelle la mortification de l’ouvrier, la ruine de son esprit. Pas étonnant qu’il se sente étranger à ce qu’il fait et vive le temps du travail comme une corvée.

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   PB : Lorsque la division du travail n’est pas simplement répartition en métiers mais parcellarisation des opérations de travail au point de leur ôter tout sens pour celui qu’on réduit à n’être qu’un mécanisme, on comprend que le travail n’ait plus aucun intérêt et soit vécu comme une aliénation. Marx considérait d’ailleurs que le fait de n’exercer qu’un seul métier est déjà en soi une mutilation de l’homme.

  Or existe-t-il une seule société disposée à remettre en cause la division des tâches ? Il est permis d’en douter car la concurrence mondiale ou, simplement,  le rêve marxiste d’une société d’abondance exige de ne pas renoncer aux conditions maximisant la production.

  Il s’ensuit qu’on peut libérer les hommes des tâches asservissantes lorqu’il est possible de les confier à des machines, on peut humaniser le travail (par exemple en faisant participer chaque membre d’une chaîne de production au projet d’ensemble mené à terme par l’équipe comme ce  fut le cas dans les usines Renault) mais on ne peut pas échapper totalement au côté asservisant de certaines tâches.

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2°) Le travail est aliéné lorsqu’ « il n’est pas la satisfaction d’un besoin mais seulement le moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail ».

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   C’est le cas lorsqu’il s’impose dans sa seule dimension de contrainte vitale. Le sujet s’y soumet parce qu’il ne peut pas faire autrement pour survivre mais ce qu’il fait ne l’intéresse pas. Il n’a aucun plaisir dans les tâches qu’il exécute. Aucun désir ne s’y investit. Le temps de travail est ainsi vécu comme un temps de négation de soi. Le travailleur ne se sent pas chez lui à l’atelier, au bureau ou dans les champs. Il est extérieur à lui pendant le temps de travail, comme dépossédé de lui-même. Il ne s’appartient plus, il est étranger à lui-même. « Vivement les vacances, ou vivement la retraite » disent souvent ceux qui ne trouvent aucune satisfaction, aucun accomplissement d’eux-mêmes dans leur activité.

   Marx fait remarquer que lorsqu’une partie de la vie (et ô combien importante puisque le temps passé au travail est considérable, surtout à l’époque où il fait son analyse) est aliénée, c’est la totalité de la vie qui l’est. Le travailleur ne se sent lui-même que dans les moments où il mange, s’accouple et dort. Coupées de l’activité productrice, ces activités perdent leur caractère proprement humain. Il en est de même du loisir. Il n’est plus qu’un temps de réparation des forces, de délassement ou de consommation. Il est réduit au rang d’un moyen en vue du retour au travail. Il n’est plus cette fin en soi que les Grecs définissaient comme temps de la vie heureuse c’est-à-dire comme temps disponible pour la libre expression de ses forces corporelles et intellectuelles.

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  PB : Cette critique du travail aliéné présuppose qu’il peut y avoir un travail libre. Or l’expression « un travail libre » n’est-elle pas un oxymore ?

  Sans doute y a-t-il dans la nature humaine un besoin de faire, d’œuvrer, d’exprimer les forces de son corps et celles de son esprit. Mais l’activité ayant son principe dans la liberté est une chose, le travail en est une autre. On travaille parce qu’on a des besoins à satisfaire. Si on pouvait les satisfaire autrement qu’à la sueur de son front on ne s’en priverait pas.

   Le travail est une activité utilitaire par définition, ce n’est pas une activité libérale. Ainsi même dans les activités les plus gratifiantes, il y a de nombreux aspects contraignants, inhérents à leur dimension de travail : la rigidité des horaires, le caractère répétitif des tâches, la fatigue, le stress impliqué dans les contraintes de la production ou de l’institution rétribuant un service. Tout cela peut-il jamais correspondre à un besoin ?

   L’exemple des Grecs, des Romains, des nobles, des rentiers épanouis ne nous invite-t-il pas à juger sévèrement l’idée « d’un besoin de travailler » ? L’homme a besoin d’agir, il a besoin d’exprimer sa liberté mais il n’a pas besoin de travailler. C’est au contraire parce que comme tout animal il a des besoins à satisfaire, qu’il est contraint de travailler.

   On peut par le travail se libérer de certaines contraintes, on ne peut pas disjoindre radicalement l’idée de travail et celle de contrainte.

  Et qu’on ne vienne pas dire qu’il soit possible de penser un travail affranchi des contraintes mutilantes de la division du travail et de la nécessité vitale ou sociale. Une telle représentation est une utopie et une utopie seulement. C’est le propre de l’utopie marxiste. Marx en énonce les termes dans La Critique du programme de Gotha :

  «  Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux: « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins »! »

  Au pays d’utopie rien n’interdit, en effet, de concevoir le travail comme « le premier besoin vital » mais, comme on sait, ce pays est le pays de  nulle part. Alors est-il bien sérieux de penser sous le même concept de travail, une activité idéale n’existant que dans les rêves ou définissant  le privilège de nantis dont le loisir constitue l’essentiel de la vie et l’activité que nous nommons ainsi dans le réel?

  Je maintiens que l’idée d’un travail libre est un oxymore. Tout au plus est-il permis d’espérer que chacun exerce une activité correspondant à ses aptitudes, à ses goûts et soit justement rétribuée en terme de revenu et de reconnaissance sociale afin d’y trouver un épanouissement.

  Mais le travail est une réalité hétérogène à ce que l’utopie marxiste rêve. C’est un professeur de philosophie qui tient ce propos c’est-à-dire quelqu’un qui exerce son métier avec un grand bonheur et ne doute pas de sa chance par rapport à tous les damnés de la terre voués à mutiler leurs vies dans des tâches ingrates et injustement méprisées. Et pourtant si je pouvais vivre de mes rentes, je me passerais bien de consacrer des heures à la correction des copies et je ne verrais aucun inconvénient à être dispensée de dépenser des trésors d’énergie à transmettre des savoirs à ceux qui n’en ont rien à faire.

 

3°) Le travail est aliéné dans le mode de production capitaliste.

 

  Le capitalisme est un système de production dans lequel les moyens de production sont propriété privée. Le capital, les usines, les terres appartiennent à certains. Ceux qui ne sont pas des possédants doivent pour gagner leur vie vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production. Or le salaire qu’ils reçoivent en échange ne correspond pas à la totalité de leur travail.

   La plus value c’est-à-dire la différence entre la valeur des biens produits par le travailleur et la rémunération du travail est prélevée par les employeurs, ce qui aboutit à ce que Marx appelle l’exploitation du travailleur. L’ouvrier est ainsi dépossédé du produit de son travail, il reçoit un salaire qui est calculé, lorsque Marx fait son analyse, sur  «  une loi d’airain » puisque c’est sur le minimum vital.

   Marx considère donc que la solution à cette dépossession consiste dans la suppression de la propriété privée de la terre, des usines et du capital et dans une autogestion du processus de production par les travailleurs eux-mêmes.

  « Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci que les producteurs associés – l’homme socialisé règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et qu’ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine » écrit-il.

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   PB : La collectivisation des moyens de production ayant été historiquement expérimentée, il est possible de tirer certains enseignements:

D’abord que si les travailleurs ne sont plus sous la domination de possédants, ils sont sous celle d’un parti ou d’une administration fixant les objectifs à atteindre, planifiant les productions et les services, répartissant les activités selon ce qu’ils définissent comme les besoins sociaux. Du point de vue de la liberté on ne voit pas l’avantage de passer d’une servitude à une autre. D’autant plus que, sauf aveuglement idéologique caractérisé, on peut dire que les hommes sont plus libres dans un Etat garantissant les droits fondamentaux que dans un système collectiviste même s’il est vrai que la faiblesse du premier est de ne pas pouvoir garantir de manière satisfaisante les droits économiques et sociaux.

Ensuite que la collectivisation ne semble guère favorable à la richesse des nations. Le capitalisme a plus d’efficacité économique que le collectivisme.

Enfin que, quel que soit le système de production, le travailleur est nécessairement dépossédé d’une partie de son travail. Il faut en effet moderniser les outils de production, financer l’Etat qui garantit les conditions de la paix civile et assure certains services publics.

  C’est le travail qui produit la valeur et toute la difficulté est de définir la valeur du travail.

  Reste qu’en deçà d’une certaine rémunération de la force de travail, quelle que soit son mode d’organisation, il est légitime de parler d’injustice et de travail exploité. Il est scandaleux, surtout dans un pays riche, que des hommes ne puissent pas vivre décemment de leur travail, qu’ils ne puissent pas se loger, élever dignement leurs enfants et se soigner. Il est scandaleux aussi que dans la répartition des richesses, collectivement produites, l’écart entre les revenus les plus élevés et les plus faibles soit démesurément grand. Toute hiérarchie, dans la distribution des revenus comme dans d’autres domaines doit être rationnellement justifiable et il semble bien que la juste mesure soit aujourd’hui oubliée par certains.