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La vertu de générosité.

 
 
            
 

 «    ART. 153. En quoi consiste la générosité.

  Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus au point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu »          Passions de l’âme 1649.

 

 

 

  Remarques liminaires. « Je crois » indique que Descartes n’a pas encore élaboré une science de la morale. Son propos est de l’ordre de la croyance non du savoir. Il n’a pas encore réalisé le projet qui était le sien, depuis un rêve fait en novembre 1619, de réunir les sciences et la morale dans un système rationnel. On sait depuis Max Weber, et la distinction entre le plan des faits où une science est possible et le plan des valeurs où il n’y a pas de science possible que ce projet était voué à l’échec. Le « Je crois » ouvrant ce texte ne nous en apparaît que plus clairvoyant.

  « La vraie générosité ». L’expression suppose qu’il peut y en avoir une fausse c’est-à-dire que les hommes peuvent se tromper dans l’identification de l’authentique vertu. Descartes recycle ici la leçon de l’allégorie de la caverne. Penser consiste toujours à échapper aux pièges des apparences et à définir avec rigueur l’objet de la réflexion. Ici, il convient de ne pas confondre la vertu véritable avec ses simulacres, par exemple avec ce que les conventions sociales définissent comme vertueux.

  La vertu est ce qui accomplit la nature d’un être dans son excellence. C’est donc pour l’homme ce qui accomplit son humanité dans sa perfection. Descartes appelle générosité cette vertu, terme qu’il préfère au nom qu’on lui donne traditionnellement et qui est  magnanimité. Il choisit générosité pour des raisons d’étymologie. La magnanimité c’est, étymologiquement, le propre des grandes âmes tandis que la générosité est le propre des âmes bien nées. (Cf. genus : race, origine.) Cette étymologie a le mérite, à la différence de la première, de pointer la part de la disposition naturelle dans l’accomplissement vertueux. Descartes veut au fond résoudre le problème suivant : comment se fait-il que deux enfants recevant une éducation globalement semblable puissent devenir des êtres moralement si opposés ? L’expérience montre, en effet que dans une même famille, l’un devient un honnête homme, l’autre un être ignoble, par exemple pendant la dernière guerre, l’un un résistant l’autre un milicien. Descartes élucide cette question en convoquant la nature. « Il n’y a point de vertu à laquelle il semble que la bonne naissance contribue tant qu’à celle qui fait qu’on s’estime à sa juste valeur » dit-il et rajoute-t-il dans l’article 161 des Passions de l’âme «  Il est aisé de croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes, ce qui est cause que j’ai nommé cette vertu générosité suivant l’usage de notre langue plutôt que magnanimité suivant l’usage de l’Ecole »

 

PB : En quoi consiste cette vertu ? 

 

   1) Elle est le principe légitime de l’estime de soi.  La disposition généreuse est ce qui autorise un homme à nourrir à son égard un affect positif.

  Estimer c’est, de manière générale, admirer, respecter ce qui s’impose à l’esprit comme une valeur. Or, n’est-ce pas orgueil que de s’estimer soi-même ? Que veut dire Descartes en faisant de l’estime de soi la dimension affective de la vertu de générosité ?

  D’abord que, dans toute conduite humaine, on ne peut faire l’économie d’un ressort affectif et que nul ne peut être vertueux si quelque chose d’affectif en lui ne le porte pas à l’être. On n’est pas vertueux par pure décision rationnelle. Il faut que la raison tire sa force d’un mobile affectif. Ce mobile c’est le fait de s’estimer soi-même.

  Ensuite qu’il y a une estime légitime de soi et une estime illégitime. D’ordinaire, en effet, les hommes fondent leur valeur sur des motifs ne pouvant être justifiés aux yeux de la raison. Par exemple ils ont une bonne idée d’eux-mêmes parce qu’ils sont beaux ou intelligents ou parce qu’ils ont réussi socialement etc. Pour l’homme vertueux ce ne sont pas là des raisons légitimes de s’estimer soi-même car qu’un homme soit beau ou laid, intelligent ou non, brillant socialement ou obscur, tout cela, ne dépend pas entièrement de lui et est largement relatif à la fantaisie des valorisations sociales. Il n’y a qu’une seule chose, en termes rationnels, susceptible de fonder l’estime de nous-mêmes c’est le fait qu’il y a en nous une valeur authentique et cette valeur, c’est ce qui fait la supériorité ontologique de l’être humain. Cette supériorité c’est le libre arbitre ou la liberté. « Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre et l’empire que nous avons sur nos volontés » Article 152.

  Au fond Descartes veut faire entendre que nul ne peut être vertueux s’il n’a pas l’intelligence des vraies valeurs et s’il ne préfère pas affectivement ces vraies valeurs aux valeurs d’emprunt, les seules il faut bien le dire qui sont célébrées socialement. D’où la finesse psychologique de l’analyse cartésienne ici : la vertu de générosité est, en définitive la seule chose qui puisse forcer l’estime des autres et notre propre estime à notre égard, mais pour être capable d’être vertueux il faut, par une sorte de disposition naturelle, ne pas se tromper sur les véritables hiérarchies.

  2) La vertu de générosité est donc connaissance  d’une perfection objective constitutive de la nature humaine. Sur la scène intérieure (les représentations mentales, les désirs, les inclinations, la volonté etc.) le généreux sait qu’il a la libre disposition de lui-même. Il sait qu’il est libre d’adhérer à une représentation ou de la refuser, de consentir ou non à un désir. On appelle libre-arbitre le pouvoir de «  faire une chose ou de ne la faire pas sans qu’aucune force extérieure nous y contraigne » (Descartes) Pour notre philosophe «  il est si évident que nous avons une volonté libre que cela peut être compté comme une de nos plus communes notions ».

Par exemple la pratique cartésienne du doute nous fait expérimenter que nous pouvons douter de tout, même de l’évidence rationnelle. Celle-ci ne nous contraint pas, pas davantage que tel désir ressenti impérieusement. Je dispose de la possibilité de lui dire oui ou non. Il n’y a que cette liberté qui soit vraiment mienne. Tel est le sens de l’expression : « il n’y a rien qui véritablement lui appartienne ». Descartes définit ainsi la personne ou le sujet par ce qui exclut toute extériorité, tout donné, toute passivité. Ce qui m’appartient en propre, ce par quoi je suis vraiment « moi » c’est ce par quoi je suis l’auteur de ce que je suis et fais. 

  Cette connaissance en implique une autre. Puisqu’il a conscience de sa liberté, le généreux sait qu’il s’expose par là à un jugement moral. Il serait, en effet, inconséquent de juger moralement un comportement déterminé à être ce qu’il est. On ne blâme pas le loup de manger l’agneau ou la forêt d’étouffer la végétation de proximité. Ce serait ridicule car ni le loup ni la forêt n’ont la liberté de pouvoir agir autrement. Avec l’animal ou le végétal on a affaire à une sphère étrangère à la moralité c’est-à-dire amorale.  En revanche on juge une action humaine en la qualifiant, par exemple, d’immorale parce qu’on admet que l’homme avait la possibilité de ne pas la commettre.

  Le généreux sait donc qu’il peut être loué ou blâmé selon qu’il fait un bon ou un mauvais usage de sa liberté. Il sait qu’il peut être mis en demeure de répondre de l’usage de son libre arbitre. D’avance il assume cette responsabilité.

  3) La vertu de générosité est enfin volonté. Il ne suffit pas de se savoir libre et responsable. Encore faut-il se disposer à faire un bon usage de son libre arbitre.

Descartes précise ce qu’il faut entendre par là. C’est, d’abord, dit-il sentir en soi-même « une ferme et constante résolution d’en bien user »

  Une résolution est un serment, un engagement que l’on prend dans son for intérieur, c’est une certaine manière de tendre sa volonté pour la maintenir, dans le temps fidèle à sa décision. Le philosophe risque le pléonasme pour expliciter la nature d’une résolution. L’enjeu est de comprendre qu’une résolution est ferme et constante ou il n’y a pas de sens à parler de résolution.

  Ferme connote l’idée d’inflexibilité. Descartes dénonce ici, en creux,  la versatilité des hommes qui, au gré des situations ou des affects du moment, sont si enclins à revenir sur leurs engagements. Le volontaire n’est pas le velléitaire. Ce n’est pas un pantin gouverné par les contingences extérieures, c’est un homme qui se gouverne et cela exige ténacité, constance dans la résolution.

  Constante s’oppose à changeante. C’est donc la même idée que précédemment et s’il n’y a pas totalement  pléonasme c’est que le changement étant la loi de l’existence dans la mesure où celle-ci se déploie dans le temps, la fermeté s’atteste dans la capacité d’être fidèle demain à la décision prise aujourd’hui.     

  Il s’ensuit que l’on ne peut pas faire un bon usage de son libre-arbitre sans la décision résolue de s’y employer mais que signifie exactement faire un bon usage ? Descartes explicite cette question à la fin du texte. Ce qui le conduit à introduire l’idée de jugement.  C’est dit-il « ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ».

  4) La volonté est libre sans doute mais que vaudrait une capacité de se déterminer à agir totalement arbitraire, capricieuse ou bien non éclairée par les lumières de l’entendement ? Pas grand-chose car une telle liberté serait une liberté aveugle et totalement irresponsable. Ce qui rend possible un bon usage de la volonté c’est la faculté de comprendre ou l’entendement. Celui-ci permet de se représenter clairement les situations dans lesquelles nous avons à agir, d’envisager les possibles et de choisir la possibilité que nous jugeons « la meilleure ».

  Remarquons la modestie du propos. Descartes ne dit pas que le bon usage de la liberté  est de faire le bien. Car qu’est-ce que le bien ? Y a-t-il un bien définissable en terme absolu ? Ou du moins l’entendement humain ne doit-il pas reconnaître son incapacité à le concevoir toujours clairement ? Car il n’est pas un entendement divin, il est fini, limité. C’est toujours dans telle situation avec ses ambiguïtés qu’il  faut apprécier ce que nous avons à faire. C’est toujours dans l’impossibilité de prévoir toutes les conséquences de sa décision qu’il faut se décider. Dès lors, s’il n’y a pas une certitude morale susceptible de normer l’usage de la liberté, la vertu consiste dans toutes les occurrences de la vie à s’appliquer à déterminer ce qui est le bien le plus probable à défaut d’être le bien certain. Le meilleur est ce qui l’emporte dans l’ordre de la bonté sur quelque chose qui serait moins bien.

  Il s’ensuit que le premier bon usage du libre-arbitre consiste dans la résolution de bien exercer son jugement et l’irrésolution étant en matière pratique la pire des choses de prendre dans toutes les occurrences de la vie la parti de faire ce que nous aurons jugé préférable à une autre éventualité.

  NB : Descartes distingue dans l’action le fait d’entreprendre et celui d’exécuter. Ces deux verbes creusent l’écart entre une morale virtuelle et une morale réelle. La vertu s’éprouve dans une intention se prouvant dans l’action. Il ne suffit pas de vouloir faire, il faut faire ce que l’on veut. Mais il ne dépend pas entièrement de moi de mener à bien ce que je juge être le meilleur. Toute action met en jeu la sphère de l’extériorité qui, sous la forme de l’adversité peut mettre en échec ma ferme résolution. Descartes, par exemple meurt sans avoir pu exécuter ce qu’il avait jugé être le meilleur à savoir rechercher la vérité et unir la science et la sagesse dans un système rationnel. C’est sans doute le sens de ce qui pourrait paraître une redondance à une lecture superficielle. Même si je ne suis pas assuré de pouvoir exécuter entièrement ma décision, il faut entreprendre.

  Ex : Le professeur de philosophie entreprend avec fermeté ce qu’il a jugé être le meilleur : développer la pensée de ses élèves afin qu’ils deviennent des hommes libres et contribuent par là à apporter des solutions aux maux qui déchirent l’humanité. Mais la réussite de son action ne dépend pas entièrement de lui. Si ses élèves n’ont pas le courage de devenir des sujets majeurs et dignes, s’il tombe malade en cours d’année, il ne pourra pas réaliser son projet moral. Néanmoins sa responsabilité est d’entreprendre, pour le reste il doit mettre en application la troisième maxime de la morale provisoire que nous étudierons en son temps.

  Conclusion : L’attitude consistant à bien juger pour bien faire et, en l’absence de certitude morale, de se déterminer au meilleur est la définition de la vertu. Il s’ensuit que  « Ceux qui sont généreux en cette façon, sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. Et parce qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois et affables et officieux envers chacun » (Article 156). Cette précision révèle que ce que nous appelons ordinairement « générosité » est un effet de la vertu de générosité ou magnanimité. Le vertueux se reconnaît à une certaine qualité de sa relation à autrui mais celle-ci puise sa dimension morale dans une disposition intérieure de l’âme qui, ramenée à son principe procède de la résolution de faire un bon usage de sa liberté.

  Descartes n’hésite pas à affirmer que l’homme vertueux est aussi l’homme heureux. « Il suffit que notre conscience nous témoigne que nous n’avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter toutes les choses que nous avons jugé être les meilleures et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre heureux en cette vie ».

         Lettre à Elisabeth, 4 août 1645.