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La science est-elle incompatible avec la religion?

 Goya. Scène d'Inquisition. Fondation de Zaragosse.

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  L’incompatibilité  est le propre de ce qui ne peut coexister. Si la science et la religion sont incompatibles, cela signifie qu’elles ne peuvent s’accorder sur une question donnée et que si l’on adopte l’une, l’autre est nécessairement exclue. De fait les religions proposent des croyances, des dogmes alors que la science se définit comme une connaissance rationnelle, méthodique et objective d’un domaine d’objets. L’une requiert la foi, l’autre ne reconnaît que la validité de la preuve mathématique ou empirique. L’une se distingue par le caractère foisonnant des croyances, chaque religion ayant son corps de dogmes et souvent des plus contradictoires, l’autre élabore des propositions susceptibles de faire l’accord de « tous les travailleurs de la preuve » c’est-à-dire de tous les membres de la cité scientifique, quelles que soient leurs appartenances nationales ou religieuses.

  A première vue, il semble donc bien que les discours religieux et scientifique ne fassent pas bon ménage mais peut-on parler d’incompatibilité ? La science peut-elle dénier toute légitimité à la religion et réciproquement la religion peut-elle disqualifier la validité scientifique ? Freud s’est efforcé d’instruire le procès de la religion et il a nourri sans trop d’illusions le rêve d’un monde à venir où l’éducation rationnelle supplanterait l’éducation religieuse et affranchirait l’homme de sa séculaire névrose infantile en le faisant accéder à sa majorité spirituelle et morale. Pour Freud et de nombreux savants, il y a une incompatibilité de droit entre la science et la religion.

  Or n’y a-t-il pas de grands savants qui sont en même temps des hommes de foi ? Comment comprendre que cette incompatibilité soit démentie par les faits ? S’agit-il de dénoncer l’incohérence de ceux en qui la religion et la science cohabitent ou bien portent-elles sur des réalités si différentes et ont-elles des enjeux si hétérogènes qu’à défaut de pouvoir en concilier les réquisits, il convient d’admettre qu’elles ont chacune leur place dans l’humaine condition ?

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I)                   Incompatibilité de la science et de la religion.

 

  Les conflits opposant dans l’histoire, la science à l’institution religieuse ne laissent guère de doute sur la réponse à apporter à notre question. Lorsque l’Eglise fait brûler Giordano Bruno en 1600 pour avoir affirmé l’infinité de l’univers, lorsqu’elle condamne Galilée à renoncer à soutenir l’option copernicienne en matière de système planétaire, il est clair que les énoncés des deux domaines sont incompatibles car à l’opposé de la science naissante, les autorités religieuses s’en tiennent au principe d’un monde fini et à l’option ptolémaïque. De deux affirmations contradictoires, il est impossible qu’elles soient vraies toutes les deux. Elles peuvent être fausses l’une et l’autre, mais s’il y en a une de vraie, l’autre est fausse.

   Ces faits historiques montrent qu’il y a bien une rivalité de la science et de la religion en ce qui concerne le système de représentations que l’une et l’autre élaborent du réel en général. Aujourd’hui encore les partisans du créationnisme, option religieuse, dénient le droit de la science à soutenir l’hypothèse évolutionniste.

   Or, qui de l’une ou de l’autre a raison ? Impossible de ne pas se le demander car on attend d’un discours qu’il obéisse à une norme de vérité. Parce qu’il est esprit l’homme se pose des questions, il a besoin de s’expliquer le monde dans lequel il vit ou sa propre existence. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Il veut savoir et soumet la totalité du réel à l’interrogation. D’où les paroles, les grands récits par lesquels il médiatise son rapport au réel afin de rendre intelligible son expérience. Ces récits proposent des « conceptions de l’univers » c’est-à-dire des constructions intellectuelles ayant un caractère systématique et unifié. Mais parce qu’il est esprit encore, l’homme se soucie de la validité théorique de ces systèmes apportant des réponses à ses questions.

    La religion et la science proposant de tels systèmes, il s’agit de savoir si l’une et l’autre ont des droits égaux à la vérité ou au contraire s’il faut dire avec Freud qu’une telle prétention est « le propre d’une représentation antiscientifique de la réalité ».

  «  La vérité, écrit-il, ne peut pas être tolérante, elle ne doit admettre ni compromis, ni restrictions. La science considère comme siens tous les domaines où peut s’exercer l’activité humaine et devient inexorablement critique dès qu’une puissance tente d’en aliéner une partie ». Nouvelles conférences sur la psychanalyse. 

  Qu’est-ce donc qui distingue le discours religieux et le discours scientifique, étant entendu que leur point commun est de produire de l’intelligibilité ?

  Dans les religions, le discours remplissant cette fonction est un mythe. Toute religion est pourvoyeuse de récits mythiques. Un mythe est toujours un récit des origines. Il raconte comment, grâce à l’exploit d’être surnaturels une réalité a vu le jour. «  La Genèse » dans la Bible raconte le processus de la Création de l’univers ; Le Coran ne propose pas un récit suivi de la Création du monde mais on retrouve les mêmes affirmations que dans la Bible. Allah crée par sa Parole comme le Dieu de Moïse (XVI, 40) il crée le ciel et la terre en six jours (VII, 54) il crée Adam le premier homme et Jésus (III, 59) etc. De même les mythes grecs décrivent le processus de la mise en forme du cosmos à partir du chaos.

  Le judéo-christianisme, l’islam, la religion grecque prétendent bien rendre raison du réel. Mais il faut avouer que depuis que la science s’est emparée de ces questions, elle est invariablement sortie victorieuse sur le plan strictement théorique du conflit l’ayant opposée historiquement à la religion.

  Alors d’où vient la supériorité théorique de la science ?

  On peut répondre sans prendre le risque de se tromper que sa supériorité découle de la fécondité et de la fiabilité de sa méthode dans la conquête des savoirs.

  La science est une connaissance s’élaborant à partir de deux fondements :

  –la raison c’est-à-dire la faculté permettant d’établir des rapports, d’inventer des concepts, de développer des raisonnements.

  -l’expérience c’est-à-dire l’observation des faits et l’expérimentation.

  Connaître scientifiquement consiste à  construire un savoir positif d’un objet donné dans l’expérience.

  Il s’agit  au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci de découvrir les faits, de les relier les uns aux autres par des lois, puis à un second niveau d’abstraction de systématiser les lois dans des théories.

  Les lois et les théories sont d’abord posées comme des hypothèses de travail, non comme des vérités. Elles ne seront validées scientifiquement que si elles résistent aux tests destinés à en contrôler la vérité. Mais comme une loi ou une théorie sont des énoncés généraux et qu’on ne peut les tester que sur des cas particuliers, il est impossible de conclure à la vérité absolue d’une hypothèse. Il n’y a pas en science de vérité éternelle et absolue. Les vérités scientifiques sont des vérités approchées ; elles gardent un caractère provisoire s’attestant dans la formule consacrée « dans l’état actuel de nos connaissances, nous pensons que… »

  De nouvelles découvertes amènent ainsi à remanier les théories scientifiques et révèle que le savoir scientifique se conquiert progressivement dans un effort mobilisant des générations et autorisant à parler de progrès. On a plus de science en physique en 2008 qu’en 1700 et si les hommes ne relâchent pas leurs efforts, moins qu’en 3000.

   La description de la méthode scientifique met en évidence la supériorité intellectuelle du discours scientifique sur le récit mythique.

   La vérité du discours mythique n’est vérifiable ni par une procédure expérimentale ni par une démonstration. Elle s’impose par voie d’autorité. Ce qui la fonde est une révélation ou le prestige de ceux qui dans la cité sont vécus comme ayant la compréhension des choses sacrées. Prophètes, chamanes, sorciers, prêtres, imams etc. ces hommes sont considérés comme supérieurs à ceux qui ne sont pas dans le secret des dieux. Leur parole ne se discute donc pas. La vérité mythique a un caractère dogmatique exigeant la foi. « Tout peut être changé sauf le Coran » dit un proverbe somali.

  Elle a l’arbitraire de ce qui prétend échapper à l’épreuve de la preuve empirique ou rationnelle.

   On comprend dans ces conditions sa faiblesse. Que les hommes osent se servir de leur entendement, que les données de l’observation démentent les dogmes et ceux-ci doivent nécessairement apparaître pour ce qu’ils sont : des énoncés sans valeur théorique.

  Bertrand Russell souligne que « le conflit entre la théologie et la science a été en même temps un conflit entre l’autorité et l’observation ».

  Le géocentrisme ne résiste pas longtemps aux observations de Galilée ; la Création du monde aux alentours de 4004 av. J-C. selon des estimations tirées de l’âge des Patriarches ou le fixisme ne résistent pas longtemps aux observations géologiques ou biologiques.

  «La nouvelle méthode obtint de tels succès, écrit Russell, tant pratiques que théoriques que la théologie fut peu à peu forcée de s’adapter à la science. Les textes bibliques gênants furent interprétés d’une manière allégorique ou figurative …On en vint peu à peu à reconnaître que la vie religieuse ne dépend pas de prises de position sur des questions de fait, comme par exemple l’existence historique d’Adam et d’Eve » Science et Religion 1962.

   Au terme de cette comparaison on peut donc conclure que la religion ne peut pas rivaliser avec la science sur le plan théorique. Elle maintient l’homme dans une minorité intellectuelle indigne de sa vocation de sujet rationnel ; elle propose une conception du monde qui est, dans le meilleur des cas, une poétique. Mais un poème, aussi émouvant soit-il n’a aucune pertinence théorique. Seule la science est savoir et nul autre discours ne peut revendiquer cette dignité. Là où le savoir est impossible il faut se contenter de croire et, quelle que soit la force de la conviction intime, une croyance n’a aucun titre à la vérité. Seule la science peut se prévaloir de l’idée de vérité, non point parce qu’elle l’aurait trouvée mais parce qu’elle fait de sa découverte un programme et parce qu’elle témoigne par ses succès que les deux seules voies d’accès à la vérité sont la raison et l’expérience.

  Faut-il alors conclure à l’incompatibilité de la science et de la religion tant du côté de la représentation du monde que du côté du sujet qui construit ou adhère à cette représentation ?

  – Du côté de la représentation : La science se représente le réel comme une réalité matérielle unifiée par la nécessité et l’universalité de ses lois. Les lois sont des rapports nécessaires et constants entre les phénomènes de telle sorte que les uns étant donnés, l’apparition des autres peut être prévue. La causalité immanente à l’univers est conçue comme une causalité aveugle. Exit l’idée d’une volonté conduisant les événements à des fins. La science sonne le glas de la croyance à un ordre providentiel.

  La religion, à l’opposé, dévoile le réel comme la Parole de Dieu. Tout est signe de sa puissance et de sa souveraineté. Il peut intervenir dans le monde par des miracles, il en est le Créateur dans les religions révélées ou l’ordonnateur dans la mythologie grecque. Il enchante le réel d’une présence invitant à la louange mais parfois aussi à la crainte. La majesté divine se décline selon les textes comme bienveillance ou colère. Il dévaste la terre dans le déluge, mais il fait briller aussi le soleil.

  -Du côté du sujet de la représentation : Le savant construit le savoir en qualité de sujet rationnel ne reconnaissant pas d’autre autorité que la raison en matière de vérité. La conquête de l’objectivité scientifique requiert la difficile ascèse de l’imaginaire tenace d’un sujet sensible enclin à projeter sur le monde ses espérances et ses rêveries. L’émotion  poétique est impitoyablement laissée à la porte du laboratoire car « Les axes de la science et de la poésie sont inverses » (Bachelard).

  Le croyant, à l’inverse,  va au réel à travers ses affects. La crainte et l’espoir sont au principe de l’imaginaire religieux et celui-ci exige du croyant le renoncement à l’autonomie rationnelle afin de s’en remettre à une parole à laquelle il fait confiance.

  D’un côté comme de l’autre, l’antinomie semble radicale.

  Pourtant l’expérience montre qu’on peut être un savant et un homme de foi.   Comment donc cela est-il possible ?

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II)                Tentative de conciliation de la science et de la religion.

 

1)      Premier argument.

 

  On peut souligner qu’elles témoignent l’une et l’autre d’un souci d’intelligibilité et que la religion achève une quête que le savant est contraint de limiter. Il décrit l’enchaînement des causes et des effets mais il est impuissant à dire la cause première. La religion la formule sous le nom de Dieu. Elle traduit ainsi l’exigence de la raison à interroger en vue de l’inconditionné, du principe qui explique tout et s’explique lui-même. Platon l’appelle dans l’allégorie de la caverne le principe anhypothétique, « ce qui est au-delà de l’être en dignité et en puissance ».

  Loin d’être incompatible avec la science, la religion lui serait paradoxalement nécessaire pour fonder la possibilité de son objet (pour qu’il y ait une machine, il faut un mécanicien. Cf. Descartes. Voltaire) et de la vérité de ses énoncés (thème cartésien du Dieu vérace).

  Argument séduisant dont il est possible de donner de multiples variantes, par exemple celle qui autrefois se déclinait sous le nom de preuve cosmo-théologique de l’existence de Dieu. L’univers est trop bien ordonné, allègue-t-on encore, pour ne pas avoir une prodigieuse intelligence à son principe. La splendeur de l’ordre cosmique, sa complexité, son harmonie ne peuvent pas être l’effet du hasard.

   Sous les apparences de la rationalité ce raisonnement est néanmoins problématique à plus d’un titre. D’abord parce que « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » n’est pas « le Dieu des philosophes et des savants » (Pascal). Celui-ci n’est pas un simple principe explicatif, c’est une Personne avec laquelle le croyant noue une relation d’amour.

  Ensuite parce qu’en prétendant remonter à une cause première, l’esprit est victime de ce que Kant appelle « une illusion transcendantale ». Il prend un principe subjectif de l’esprit (l’idée de cause) pour une réalité objective (une cause première : Dieu). Or la causalité est une catégorie de l’esprit destinée, dans son usage légitime, à s’appliquer aux données de l’expérience afin de les lier dans un ordre intelligible. Dés que l’esprit s’émancipe de ce cadre il fonctionne à vide. Kant estime par son analyse « avoir ruiné tous les desseins ambitieux d’une raison qui s’égare au-delà des limites de l’expérience » Critique de la Raison Pure.

  Cette première tentative de conciliation n’est donc pas convaincante.

 

2)      Deuxième argument

 

  Les arguments les plus sérieux viennent plutôt du côté de ceux qui demandent de distinguer des ordres de préoccupations hétérogènes.

  Par exemple dans sa Lettre à Castelli de 1613, Galilée affirme que « L’autorité des lettres sacrées n’eut pas d’autre intention que d’enseigner aux hommes les articles et les propositions nécessaires à leur salut et dépassant la raison humaine ». Et il poursuit en précisant que la raison a pour tâche légitime la connaissance scientifique de la Nature : elle s’efforce de déceler sous les apparences sensibles les lois qui règlent les mouvements de la matière.

  Galilée souligne ici que les enjeux des deux discours sont de nature différente. La science veut dévoiler les lois de la matière, la religion assurer le salut de l’homme.

  La notion de salut indique que le discours religieux obéit à une autre requête que celle du savoir rationnel. Il engage l’homme comme existant c’est-à-dire comme être pour la mort, infiniment intéressé à trouver un sens à son existence, à répondre à ses interrogations têtues sur sa destinée et à combler l’exigence d’une justification lui permettant de tenir en respect le sentiment de l’absurde si dévastateur souvent. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La mort comme simple événement biologique est-elle la vérité dernière de la vie et celle-ci est-elle pure contingence, simple hasard biologique ? L’espérance d’un monde sensé et moralement justifié, celle d’un au-delà où la vertu et le bonheur seront réconciliés sont-elles condamnées à ne rencontrer que le silence d’un réel étranger aux aspirations humaines ? Avoir besoin d’être sauvé signifie que sans un message propre à susciter la confiance l’homme se sent déchu, misérable, condamné à une existence dénuée de sens.

   Ces préoccupations sont si essentielles dans une vie d’homme qu’on peut comprendre le succès d’une Parole les prenant au sérieux. La croyance religieuse tire sa force de ce qui constitue la faiblesse de la science. Elle a le mérite d’assumer la question du sens et de la valeur que l’autre s’interdit de poser par parti pris méthodologique. Or aussi grande soit la science du savant, elle demeure trop désespérément muette sur ses interrogations métaphysiques et morales. C’est une chose de dévoiler les mécanismes de production des phénomènes, c’en est une autre de donner un sens à sa vie, autrement plus importante.

  Il s’ensuit qu’il est possible pour un même homme de participer à l’élaboration d’un savoir objectif des phénomènes empiriques en dehors de toute allégeance aux dogmes religieux et de faire confiance, par ailleurs, à une Parole permettant de se tenir debout dans l’espérance d’une signification ultime et d’une finalité morale de sa condition.

   Certes objectera-t-on, la science et la religion n’ont pas même vocation, elles satisfont des exigences hétérogènes et au fond ne sont pas en concurrence puisqu’elles portent sur des réalités différentes et mettent en jeu des aspirations différentes de l’esprit humain. L’une poursuit un idéal de connaissance de l’ordre empirique, l’autre un idéal moral renvoyant  à un ordre métaphysique.

   Cette nouvelle tentative de conciliation n’est pourtant pas entièrement convaincante car les discours en jeu proposent bien des représentations du réel et on ne voit pas comment peuvent être compatibles l’idée d’un monde obéissant à une causalité aveugle et celle d’un monde finalisé, créé par Dieu. On ne voit pas non plus comment, en dehors d’une certaine forme de schizophrénie, peuvent cohabiter dans un même homme la rigoureuse exigence rationnelle d’un logos libéré des requêtes affectives et prompt à dénoncer le caractère illusoire de tout discours ordonné à la satisfaction de désirs (comme le fait Freud, par exemple, à propos du discours religieux) et la confiance dans une Parole dont la mission est précisément de satisfaire des désirs.

  L’hétérogénéité devient ici antinomie et de nouveau on ne peut éluder la question de l’incompatibilité des deux ordres.

 

3)      Troisième argument.

 

  D’où la tentation pour donner ses droits à la religion de pointer les insuffisances de la science dans sa prétention à la vérité. Car s’interdire de poser la question du sens pour élaborer des savoirs objectifs est une chose, prétendre qu’il n’y a pas de sens en est une autre. Il faudrait montrer que cette proposition est une proposition objective or une telle démonstration est impossible. Elle suppose ce qui est à démontrer, à savoir qu’il n’y a de connaissance objective qu’à cette condition. L’objectivité scientifique exige de refuser une pertinence scientifique à la question du sens et de la valeur, mais il s’agit déjà d’une signification et d’une valeur auxquelles il est possible sans contradiction d’en opposer une autre. « L’éthique de la connaissance » comme l’appelle Jacques Monod, ne peut pas se fonder, elle n’est qu’un postulat. Dès lors, il est permis d’en avoir d’autres.

   Voilà pourquoi, il n’y a jamais eu de meilleure justification du discours religieux que celle qui consiste à disqualifier la science, en soulignant l’impuissance de la raison humaine à parvenir par ses seules forces à la vérité. L’auteur de référence est ici Pascal.

  Grand mathématicien, grand physicien, Pascal s’est employé à humilier la raison humaine dans sa prétention au savoir. A « l’ordre de l’esprit » il oppose « l’ordre de la charité». A la sagesse « qui n’est nulle sinon de Dieu », il oppose la misérable science humaine en pointant l’incommensurabilité des ordres et la distance infinie qui les sépare.

  De fait qu’importe de savoir comment se produisent les phénomènes, si on est incapable de comprendre pourquoi. Qu’importe de savoir enchaîner correctement les propositions si on est incapable de poser les premiers principes et les fins. Qu’importe de connaître les lois physiques si on est incompétent dans les questions métaphysiques et morales.

  La raison est disqualifiée dans sa prétention à revendiquer un magistère en matière de vérité. Au contraire, elle devrait faire preuve de modestie car sans le secours du « cœur » qui lui donne ses premiers principes, elle ne pourrait même pas produire le moindre raisonnement.

  Le constat pascalien est ici d’une grande pertinence. Il est bien vrai que la raison humaine est impuissante à démontrer toutes ses propositions. Elle a besoin d’axiomes ou de postulats pour s’exercer. Et puisque ses majestueux édifices sont des géants aux pieds d’argile, la vérité dont elle se prévaut n’est qu’hypothétique et provisoire. La science n’a aucune certitude. Alors au nom de quoi  peut-elle disqualifier une autre voie d’accès à la vérité ? « La superbe » dont elle se prévaut doit être rabattue. Ce qui est absurde aux yeux de la raison n’est pas absurde en soi, car la raison n’est pas autorisée, en raison, à faire de la raison le seul critère de vérité. Elle le croit, mais croire n’est pas savoir. Croire consiste à adhérer à un contenu de pensée sans raison suffisante. Une croyance a ceci de caractéristique que suffisante subjectivement, elle est insuffisante objectivement.

  Il s’ensuit que ce que la raison reproche à la croyance religieuse vaut aussi pour les savoirs qu’elle construit. En dernière analyse, il s’agit toujours d’avoir foi, de croire. Or, affirme Pascal, si la raison a besoin de la foi pour s’exercer, la foi, elle, se passe bien de la raison car avec le secours de la grâce, l’homme a une voie d’accès à la vérité autrement plus sûre que celle de la raison.

  « La foi est différente de la preuve : l’une est humaine, l’autre est un don de Dieu » Pensées. B.248.

  « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur non à la raison ». B. 278.

  Les vérités théologiques sont inaccessibles à la raison humaine, c’est certain,  mais ce n’est pas un argument contre les vérités théologiques, c’en est seulement un contre l’autorité de la raison en matière de vérité. On connaît la formule consacrée : « Il n’est pas venu pour les philosophes et les savants ». La lumière vient de plus haut que la raison mais il faut être humble pour la recevoir. Car Dieu vient au secours de l’homme. Par la Révélation et l’Incarnation du Christ, il éclaire son cœur. Le cœur comme simple faculté naturelle ne peut saisir Dieu mais Dieu peut se rendre sensible au cœur. Il n’y a donc que les Ecritures et le Christ qui puissent faire autorité en matière religieuse.

  D’où l’outrecuidance d’une raison revendiquant le droit d’en juger. Vouloir soumettre la Parole biblique, Parole sacrée, ou la personne du Christ à l’examen de la raison est une perversion, une superbe diabolique. Il n’appartient pas à la raison et à la créature marquée par la finitude et le péché originel de comprendre ce qui la dépasse infiniment. Et c’est précisément parce qu’il y a de l’incompréhensible pour la raison qu’il n’y a de salut que dans la foi.

  Avoir foi consiste, avec humilité, à se fier à, à avoir confiance en, à adhérer sans preuve. « Credo quia absurdum est » proclame Tertullien à propos de la Résurrection du Christ. J’y crois parce que ce qui est absurde selon la raison est vrai selon la confiance en la prédication christique. N’avait-il pas dit : « Si vous croyez en moi, vous ne mourrez jamais » ?

  Cf. St Paul. Première Epître aux Corinthiens.18.25. « Le langage que parle la croix est une folie pour ceux qui vont à leur perte, tandis que pour ceux qui sont sauvés, pour nous c’est une puissance de Dieu. Il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents » (Isaïe. 29,14). Où est le sage ? Où est l’érudit ? Où est le chercheur des réalités de ce monde ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? (…) C’est bien d’une sagesse que nous parlons (…) mais non d’une sagesse du monde (…) Ce dont nous parlons, c’est d’une sagesse qui vient de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée, celle que dès avant les siècles, Dieu a prédestinée pour notre gloire, celle qu’aucun des princes de ce monde n’a connue. S’ils l’avaient connue en effet, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire ».

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III)             Le désaccord de fond de la science et de la religion.

 

   Au fond quel que soit le domaine considéré, toute la difficulté vient de l’impuissance à prouver d’une manière convaincante. « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme » écrit avec justesse Pascal, et cela vaut aussi bien pour la science que pour la religion.

   Les religions révélées prétendent que la foi en Dieu se fonde sur la révélation de Dieu aux hommes mais il s’agit d’une pétition de principe car la justification de la foi s’effectue à l’aide de ce qui est précisément à prouver, à savoir l’existence de Dieu. La science échappe à la pétition de principe en reconnaissant qu’elle est fondée sur un postulat. Elle est plus rigoureuse logiquement, elle n’en est pas plus certaine pour autant.

  Il s’ensuit que le dogmatisme doit être exclu de part et d’autre.

   Mais il est vain de faire croire que du point de vue de l’une et de l’autre la compatibilité soit possible en toute cohérence.

  Ce n’est pas parce que la science reconnaît son incompétence sur certaines questions qu’elle ne soupçonne pas les discours religieux les prenant en charge, d’être trop ordonnés à la satisfaction des désirs pour être autre chose que des illusions.

  Ce n’est pas parce que la religion reconnaît la compétence de la science en matière de connaissance empirique, qu’elle accepte le principe des sciences, à savoir qu’il n’y a d’autorité que de la raison. La lumière surnaturelle lui paraît supérieure à la lumière naturelle et elle substitue au principe de l’autonomie rationnelle, celui de la nécessaire subordination de l’esprit humain à la transcendance divine.

  En dernière analyse il faut avouer qu’il  y a un désaccord de fond entre l’une et l’autre.

   Léo Strauss (1899.1973)  me semble  formuler les termes de ce désaccord avec fermeté. Il suffit de remplacer le mot philosophie par le mot science et l’essentiel est dit :

  « On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Ecritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie de libre recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or l’une est à l’opposé de l’autre. Dans tout essai de conciliation, dans toute synthèse, si remarquable soit-elle, l’un des deux éléments est sacrifié, subtilement peut-être mais à coup sûr (…) Si nous regardons de haut la lutte séculaire entre philosophie et théologie, nous ne pouvons guère manquer de penser qu’aucune n’a jamais totalement réussi à réfuter l’autre. Tous les arguments en faveur de la révélation n’ont de poids, semble-t-il, que si l’on présuppose la croyance en la révélation ; tous les arguments contre que si l’on admet l’incroyance au départ. Cet état de choses n’est que tout naturel. La révélation est si incertaine aux yeux de la seule raison qu’elle est toujours incapable de forcer son adhésion, et d’ailleurs l’homme est construit de telle façon qu’il peut trouver son bonheur, son accomplissement dans la libre investigation et dans la discussion de l’énigme de l’existence. Mais, d’un autre côté, il s’évertue si vivement à en chercher la clé et la connaissance humaine est toujours si limitée qu’il ne peut s’empêcher de ressentir le besoin d’une illumination divine, ni réfuter la possibilité de la révélation ». Droit naturel et Histoire.

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  Conclusion :

  Il y a manifestement une compatibilité de fait entre la science et la religion puisqu’on peut à la fois être un savant et un croyant. Preuve empirique que les requêtes humaines sont multiples et que la science et la religion remplissent des fonctions, certes différentes, mais aussi essentielles l’une que l’autre dans l’humaine condition.

  Reste qu’il n’est pas sûr que la conciliation que certains préconisent avec une certaine complaisance soit absolument cohérente. Car lorsqu’on cherche les arguments l’autorisant, on s’aperçoit que de part et d’autre les concessions requises seraient des désaveux s’il fallait les assumer jusqu’au bout.

  Aussi, me semble-t-il, que la rigueur est du côté de ceux qui, partisans du primat de l’une ou de l’autre, ne prétendent jamais les réconcilier. Freud et Pascal sont de ceux-là.

   Dans L’Avenir d’une illusion  Freud recense les entorses au principe de rationalité impliquées dans la croyance religieuse, du subterfuge du « comme si » (Kant fait en effet de la métaphysique, la discipline du « comme si », seule condition, permettant à ses yeux, de limiter le savoir pour laisser une place à la croyance) à la justification de l’absurde, manière Tertullien.

  Réciproquement un Pascal proclame l’incommensurabilté des ordres et au nom de la supériorité de l’ordre de la foi affirme de la science (ou de la philosophie) qu’elle « ne vaut pas une heure de peine ».

  Il est donc permis de conclure à l’incompatibilité de droit de la science et de la religion.