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La mauvaise foi cynique du journalisme. Sàndor Màrai.

  

 

    La Catalogne interdit la corrida… Ce  n’est pas que le public des arènes ait disparu. Il est toujours bien vivant et il  exige plus que jamais son lot de sacrifices mais on a l’impression qu’il préfère les victimes humaines aux victimes animales. Ce qui me conduit à me demander si les matadors de la tauromachie ne sont finalement pas plus civilisés que ceux qui sévissent dans nos journaux.

 

  «  Le journalisme, même lorsqu’il approuve et donne sa bénédiction, comporte toujours une dose d’agressivité. Il ne saurait en effet adhérer sans distinction à tous les phénomènes de la vie, sous peine d’engendrer l’ennui et le doute. Le public des arènes exige que les fauves, embauchés pour cette raison même, mettent en pièces leurs victimes, que celles-ci soient chrétiennes ou animistes. Tous les après-midi, à l’heure du thé, je flairais — machinalement — le sang, la perfidie, la trahison, la prévarication, les injustices, les méfaits de la bureaucratie et la corruption des grands de ce monde, l’infidélité et l’hypocrisie des femmes. Tout en me méfiant de mes propres intuitions, je me découvrais « journaliste militant».  

   Méfiant, car s’il était vrai que le monde se complaisait dans la bassesse et l’infamie, j’éprouvais quelquefois le besoin de comprendre ce que les autres se contentaient de blâmer et de « dénoncer ». Singulier poison que cette mauvaise foi cynique du journaliste pour lequel il n’existe que deux types d’hommes: ceux dont les méfaits ont déjà été découverts et ceux dont la scélératesse reste encore dissimulée. L’écrivain ne peut adopter impunément une telle attitude, sous peine de se voir transformé en accusateur public. Certes, le monde entier était devenu un objet de suspicion ; à cette époque, nous assistions à une véritable danse macabre, au sein de laquelle des hommes célèbres, riches et puissants, pécheurs ou vertueux, stupides ou géniaux, disparaissaient comme par enchantement dans les trappes de l’Histoire. Le grand magistrat chez qui j’avais dîné trois jours auparavant en compagnie des notables de la ville n’était plus qu’un cadavre ensanglanté étendu sur le canapé de son bureau ou vociférait ses malédictions dans une cellule de prison ; le demi-dieu, dont les maîtres du pays avaient en vain recherché les faveurs, répondait maintenant en bégayant aux questions inexorables d’un juge. Oui, chacun était susceptible de figurer un jour dans la rubrique des scandales et tous ceux que je fréquentais constituaient le possible matériau d’un futur article. Une telle vision des choses n’a certes rien de noble, mais elle inspire et fonde la pratique du journalisme. 

   L’écrivain, lui, aimerait quelquefois faire preuve de confiance et de générosité, adhérer à une cause, pouvoir enfin dire « oui ». Si le journaliste se livre à un combat incessant, un sabre dans chaque main, l’écrivain considère que le consentement et le mutisme sont aussi des formes de lutte. A mon sens, le bon journaliste doit se montrer solidaire de ses ressentiments, assumer ses colères et ses antipathies — en un mot, être à la hauteur de ses convictions. Mais j’ai dû attendre de longues années avant de m’apercevoir que je ne croyais pas en ma propre colère. Vient un jour où il faut choisir: lorsque l’écrivain exige la parole, le journaliste doit se taire. Il est impossible de vivre deux vies à la fois, d’aimer en privé ce qu’on voue aux gémonies en public. Un jour, je cessai de croire que m’incombait la tâche de lutter contre toutes les bassesses, tous les scandales, tous les crimes du monde. En outre, je commençai à douter que la chose imprimée, la parole rapide et ailée, puisse changer quoi que ce fût dans le monde. Semblable à ces ouvriers du bâtiment qui, du haut de leur échafaudage, contemplent les profondeurs qui s’ouvrent à leurs pieds, je fus saisi de vertige. Redoublant de vigilance, je travaillai moins, mais avec plus de rigueur ». 

      Sàndor Màrai. Les confessions d’un bourgeois.1934.  Livre de poche. 3369. p. 554.555.