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La finalité de l’art. Bergson.

Henri Bergson, 1859.1941. Portrait par J E Blanche.1891. 

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« A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. […]

Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un «idéaliste ». On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre du mot, un «distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision.

     Henri Bergson. La pensée et le mouvant, 1938. PUF, Quadrige1990. p.149 à 151.
 
 
 
Thème : L’art. La perception.
 
Question : Quelle est la finalité de l’art ? Vise-t-il seulement à exprimer un état émotionnel, une psychologie individuelle avec sa particularité et son arbitraire comme semble le croire la vulgate déposée dans les copies d’élèves ?
   Avec cette question, Bergson nous invite à interroger l’essence de l’art et à affronter la question au niveau qui est celui du grand art. Exit la mièvrerie psychologisante ; la grande affaire des artistes n’est pas le divan du psychanalyste et son horizon égotiste, c’est le réel tel qu’il s’offre à une liberté qui s’en empare et en interroge l’être. A quoi vise donc l’activité artistique ?
 
Thèse : « À nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience » répond Bergson. L’art fait voir ce qu’ordinairement on ne sait pas voir. Il découvre à nos regards ce qui s’y trouve depuis toujours mais demeure caché sans le dévoilement qu’en opère l’artiste. Au fond l’art atteste qu’ « une extension des facultés de percevoir est possible » Ibid, p.150. Ce qui conduit Bergson à affronter une nouvelle question.
 
Question : Comment rendre compte de cette possibilité ? Qu’est-ce qui permet ce pouvoir révélateur de l’art ?
 
Thèse : La réponse bergsonienne tient du paradoxe. Si la peinture, la littérature ont un pouvoir de révélation, c’est que l’artiste est moins « attaché à la réalité » que le commun des hommes. Tout se passe comme si « sa distraction », son détachement était le vecteur d’une perception plus éclairante dans laquelle chacun retrouve sa propre expérience mais une expérience ayant besoin de l’artiste pour prendre conscience d’elle-même.
 
   Que faut-il entendre par là ?
 
 
Explication détaillée :
 
 
I)                   L’art est révélation de ce qui est.
 
   L’art donne à voir apprend-on. Il montre, il fait surgir dans un matériau sensible un contenu inséparable de la forme glorieuse dans laquelle il s’exhibe. La question est de savoir ce qu’il en est de ce contenu. Est-ce une réalité créée de toute pièce par l’artiste de telle sorte que l’art ouvrirait sur des fantaisies ou des mythologies personnelles ? Le propos bergsonien dissuade d’emblée d’envisager ainsi la création artistique en soulignant que l’art renvoie à l’expérience humaine universelle.
 
   Il met en jeu les données universelles de l’expérience des hommes.
   D’une part ce qui est et qui est constitué aussi bien du monde extérieur, désigné dans le texte par le mot de nature, que du monde intérieur, celui que le texte désigne comme monde de l’esprit.
   D’autre part les sens et la conscience. C’est, en effet, par l’intuition sensible ou par l’intuition que la conscience a de ses états et des ses actes que nous avons accès aux données naturelles ou spirituelles. La montagne qui se découpe là-bas, le petit coin de ciel bleu ou de mur jaune qui surgit dans le champ de vision sont ce qui existe pour nous par la médiation des sens et de la conscience. C’est pareil pour la vie de l’âme avec ses modulations affectives, ses rêves, ses joies et ses souffrances. Elle requiert un acte de la conscience pour être perçue.
   Or les sens et la conscience sont-ils par principe attentifs à l’infinie richesse du réel ? Il semble que non et ce qui l’atteste, selon Bergson, c’est l’expérience même de l’art. « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement ». Ibid, p.149.
   La réflexion sur l’art engage donc une réflexion sur la perception car si la finalité de l’art est de porter à l’expression ce qui existe et que nous ne savons pas voir, cela signifie que la faculté perceptive n’accomplit pas parfaitement sa fonction.
   PB : Qu’est-ce que la perception et pourquoi est-elle en défaut par rapport au réel auquel elle renvoie ?
 

   La perception [1]est la fonction de notre rapport au réel. C’est par elle que nous nous représentons des objets dans l’espace, que nous formons une image de ce qui existe, et ce n’est pas une mince affaire de savoir comment s’élabore cette représentation. Suppose-t-elle une passive réception de ce qui est donné aux sens et à la conscience ? A l’évidence non puisque le monde perçu varie d’un sujet à un autre et qu’avec Bergson on peut faire de la perception la pierre de touche de la distinction de l’artiste et du commun des hommes. Il semble donc qu’elle soit tributaire d’une manière de se projeter vers les choses, de les configurer de telle sorte que le sujet percevant intervient activement dans la construction de l’objet perçu. Opération complexe donc que la perception, l’enjeu de ce texte étant d’établir que la fonction de notre ouverture au réel, peut être moins ce qui nous le révèle que ce qui fait écran et tisse un voile empêchant d’accéder à la réalité des choses. Le donné avec sa richesse et son originalité n’apparaît pas nécessairement aux sens et à la conscience dans la clarté de son offrande. Il « ne frappe pas explicitement nos sens et notre conscience » dit Bergson. Entendons, il est possible que nous n’y soyons pas sensibles ou attentifs. Ce qui n’est pas « explicité » est, en effet, ce qui n’est pas porté à la lumière du jour, ce qui reste caché, ce qui demeure invisible au regard ou à la conscience. Ces effets « d’occultation » sont le lot de la perception commune.

 

 

Cézanne. Coin de table. 1900. Collection Barnes. Etats-Unis. 

 

Ex: La coupe de fruits sur la table de la cuisine est bien perçue par la cuisinière mais il faut le grand art de Cézanne pour rendre visible ce que l’on voit sans le voir vraiment: « la profondeur, le velouté, la mollesse, la dureté même des objets – Cézanne disait même : leur odeur » (Merleau-Ponty dans le doute de Cézanne, Sens et non sens, Gallimard, p. 20).

 Ex:  De même il faut l’art de Turner pour dévoiler le paysage comme atmosphère et on ne voit plus la lagune de Venise après lui comme on la voyait avant. 

William Turner. 1775.1851. Venise, Dogana e Santa Maria della salute. 1843. Gallerie nationale d'art. Wasington 
 
 
 « Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres – celles des maîtres qu’elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle comme des «dissolving views» et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même. » La pensée et le mouvant, p.150.
 
   Si la peinture élargit la faculté perceptive, la littérature enrichit la conscience de la vie intérieure. Les romanciers comme les musiciens font entendre ou figurent dans des personnages la petite musique de l’âme. Stendhal peint par exemple les émotions, les désirs, les espérances, les déceptions de Julien Sorel, de Madame de Rênal ou de Mathilde de la Mole, dans Le Rouge et le Noir. Comment pourrions-nous vivre de la vie de ces héros s’ils ne nous parlaient pas de nous-mêmes ?  « Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. » affirme Bergson. De fait qu’est-ce qui fait du personnage d’Emma Bovary une grande création littéraire ? Il est vrai que Flaubert disait : « Madame Bovary c’est moi », mais si la tendance à fuir dans une vie fantasmatique la médiocrité de son quotidien social et sentimental, si le désir d’être autre chose que ce que l’on est n’avaient pas un écho en chacun de nous, Flaubert ne serait pas l’auteur d’une grande œuvre d’art. «Le bovarysme n’aurait-il pas son siège dans quelques uns des sous-moi qui composent notre complexe nature psychologique ? » demande judicieusement Georges Palante dans son essai sur le bovarysme (1903). C’est parce que le romancier a su élever son expérience à l’universel qu’il nous émeut. Son génie est de peindre un état de notre âme, si passager, si furtif pour certains qu’ils n’en soupçonnent même pas l’existence. Lui, en révèle les multiples nuances, les couleurs changeantes et en suivant Emma dans son exaltation ou son désespoir, dans ses rêves ou dans son ressentiment, Flaubert nous permet de découvrir une part de nous-mêmes qui nous était inconnue ou du moins si peu sensible que nous ne la remarquions même pas.
   Il eût fallu pour cela être attentif à la durée et à son hétérogénéité, thème cher à notre philosophe. Tout ce qui existe déploie son être dans le temps et celui-ci se caractérise par l’absence d’homogénéité. Le temps vécu n’est pas le temps des horloges, temps mathématique où une heure est identique à une heure ; c’est la durée où chaque instant est unique, différent d’un autre au point qu’être fidèle au réel impliquerait une disponibilité permanente à l’imprévisible nouveauté des choses extérieures et intérieures. « Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité » disait Cézanne. Comme le peintre, le poète essaie de capter la vie mouvante de l’âme, ses couleurs changeantes, ses ombres et ses clartés. Il s’agit de dévoiler sous la pauvreté de ce qui apparaît à une perception rétrécie une réalité concrète que seule une attention pénétrante peut mettre à jour. L’artiste est l’homme de cette attention. En lui la nature ou l’âme se sent, se pense et s’exprime.
 

   C’est dire que l’artiste ne fait pas exister arbitrairement ce qu’il dépeint. Ni il ne le crée absolument, ni il ne se contente de l’imiter. Il n’invente pas ; il découvre au regard une réalité préexistante. Il n’imite pas car l’opération de dévoiler est toujours transposition d’une réalité dans un élément (le poème, le roman, la peinture, la musique)  d’une autre nature et dont les contraintes exigent de ruser avec le réel pour en restituer la vérité. L’esthétique de la mimesis n’a jamais été une invitation à reproduire le réel, le propos aristotélicien disant que « l’art imite la nature ou l’achève» signifiant que l’artiste doit être un aussi bon artiste que la nature pour porter à l’expression ce qu’il cherche à en montrer. Or pour rivaliser avec la nature, il faut savoir lui être infidèle. Le corps humain n’a jamais eu les proportions de la statuaire grecque mais ce sont ces proportions qui en montrent la force et l’harmonie. L’homme qui marche n’a jamais eu les deux pieds rivés au sol, comme dans l’œuvre de Rodin, mais sans cette ruse, le mouvement serait suspendu. L’art est un mensonge qui dit la vérité ; tous les artistes le proclament à leur façon. La servile reproduction ne dévoile rien. Quel intérêt aurait une activité se contentant de reproduire ce qui se donne à la perception immédiate ? La vocation de l’art consiste à déchirer les apparences qui dissimulent sous leur abstraction le concret pour faire apparaître ce qui n’apparaît pas à la perception banale.

   Bergson recourt à une image pour illustrer la fonction révélatrice de l’art. Ce qui se passe dans l’art est comparable à ce qui se passe pour l’image photographique. Le bain dans lequel on  plonge la pellicule pour faire apparaître l’image ne crée pas cette dernière, il ne fait que la révéler mais sans la solution nécessaire à la fixation de l’image, celle-ci demeurerait invisible. Ainsi en est-il de l’art. L’artiste n’invente pas la réalité qu’il donne à voir mais sans lui elle demeurerait invisible.

   La question est donc maintenant de comprendre pourquoi il a ce pouvoir.
 
 
II)                La raison d’être de ce pouvoir.
 
 
   Et ce n’est pas un moindre paradoxe de découvrir que si l’artiste est le révélateur du réel, c’est parce qu’à la différence des autres hommes, il y est moins « attaché ». Il est, dit-on, « un distrait », un « idéaliste ». Quelle que soit la dénomination, on signifie que l’artiste n’est pas inscrit dans le réel comme les hommes le sont ordinairement. Fait étonnant. Bergson s’y attarde en mettant en évidence le paradoxe : « Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? ».
   On a plutôt tendance à penser qu’il faut être solidement arrimé au réel pour le voir. Or l’artiste incarne le contraire de ce qui se revendique comme modalité d’être « réaliste ». Le réaliste se croit au plus près de la réalité parce que les besoins et les intérêts matériels des hommes sont ce qui structure son rapport au réel. Il a « les pieds sur terre », lui ; il a le souci de l’utilité et de l’efficacité ! Il est étranger à ce qu’il qualifie « d’idéalisme » à savoir cette façon d’exister comme une sensibilité et une spiritualité libre, laissant subsister le réel dans son étrange présence pour en faire un objet de contemplation. La réalité est pour lui le corrélat de sa manière intéressée de se projeter vers elle. Aux antipodes de son affairement, de son pragmatisme, l’artiste lui semble « dans la lune ». Sa manière d’être au monde est si détachée de ses préoccupations utilitaires qu’il lui semble en retrait, « sur une autre planète », et c’est ce que connote l’idée de distraction. Le distrait est aveugle à ce qui éblouit les yeux des autres. Il ne voit pas ce qu’ils voient. Il a une manière d’être présent au monde donnant le sentiment de l’absence. Les liens tissant les rapports des autres au réel sont chez lui comme suspendus. Bergson insiste sur son « détachement ». Le détachement est la vertu que l’on reconnaît habituellement au philosophe parce que le travail de la pensée exige le recul, la distance, la mise hors jeu des désirs, des passions et des intérêts matériels dont l’effet est de détourner l’esprit de sa fin propre, à savoir de la recherche de la vérité. C’est aussi celle de l’artiste, selon Bergson, mais chez lui le détachement n’est pas le résultat d’une ascèse. Il n’est pas volontaire, conquis, il est un état « naturel ». Tout se passe comme si la nature avait donné à certains hommes le don de sentir ou de penser autrement que le commun des hommes.
   Pour prendre la mesure de leur singularité, il convient de décrire la manière usuelle d’être au monde. Elle se caractérise par le privilège de l’action sur la contemplation et par le rétrécissement du champ de vision. Pourquoi ? Parce que vivre c’est agir. Il y a là une urgence de première nécessité. Nous avons des besoins à satisfaire, des intérêts vitaux et nous sommes tout naturellement enclins à ne saisir du réel que ce qui est en rapport avec ces besoins et ces intérêts matériels. L’arbre en fleurs est pour le paysan la promesse d’une bonne récolte, il n’en perçoit que ce qu’il lui est utile d’en percevoir. Sa perception est intéressée, ses préoccupations le détournant de regarder l’arbre à la manière du peintre Bonnard. Ce dernier ne le voit pas pour ce qu’il pourra en tirer, il le voit pour lui-même. Les formes, les couleurs, les volumes de l’amandier en fleurs s’imposent à lui dans l’énigme de leur visibilité. Dans son texte d’hommage à Berthe Morisot, Valéry insiste sur cette caractéristique du peintre d’être affranchi d’un rapport pragmatique au réel. A la différence du paysan, du militaire et du géologue qui ne voient du paysage que ce qui fait sens pour leurs intérêts, celui-ci est chose vue, simplement vue pour l’artiste peintre. Aux nécessités de l’action structurant la perception des uns, s’oppose l’attitude contemplative de l’autre. Si l’on rajoute que pour les besoins de l’action, il a fallu désigner les choses par des mots, des mots qui finissent par se substituer à elles de telle sorte qu’on ne les voit plus dans leur originalité et leur unicité mais on se contente des étiquettes que le langage a collées sur elles, on comprend que la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes soit « une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à vider et à rétrécir ».
   A l’opposé, le désintérêt des artistes pour l’action et les intérêts matériels les rend disponibles pour une perception plus profonde de la réalité. Ils sont sensibles (en général par un seul sens) et attentifs au concret, à son caractère unique, original, mouvant. Leur perception est ouverte au don infiniment renouvelé de la réalité pure. Elle en a la densité et, grâce à eux, la perception commune « rétrécie et vidée » s’élargit et s’enrichit.
 

   Il est donc bien vrai que l’art donne à voir. « Il n’imite pas le visible, il rend visible » disait Klee. Il ouvre sur un monde qui, en un certain sens, est bien le monde de tel ou tel artiste car le sensible est toujours au point de convergence du sentant et du senti et le sentant est irréductiblement un être singulier. C’est Cézanne ou Flaubert. Mais si ce monde était purement subjectif, l’oeuvre serait privée de toute puissance d’émotion esthétique. Car, ainsi que l’écrit Mikel Dufrenne : «Le critère de la véracité esthétique, c’est l’authenticité : à travers l’auteur de l’oeuvre, s’il est inspiré, il semble que ce soit le monde comme Nature naturante qui nous fasse signe, et nous donne à déchiffrer un de ses visages. Chaque monde singulier est un possible du monde réel. [..] Le monde, c’est l’inépuisable: il déborde toujours ce que vivent, comme leur principal souci et leur principale tâche, les hommes d’une époque » Esthétique et philosophie, T.1, Klincksieck, p. 26.  

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  Néanmoins peut-on affirmer que le monde ouvert par l’artiste procède d’un accès direct à la réalité? Bergson le soutient dans de nombreux textes : « La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses » Ibid, p. 152, 153.

   Dans Le rire, il écrit aussi : « Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est oeuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. » PUF, p. 120. (1900).
 
   Si l’on peut suivre Bergson dans l’idée qu’une perception délivrée des limites du besoin, des préoccupations utilitaires et des conventions linguistiques est sans doute plus disponible à la richesse du donné que celle qui en est prisonnière, en revanche il est difficile de le suivre lorsqu’il parle d’une « manière virginale » de percevoir permettant de saisir les choses dans « leur pureté originelle ».
   Car cette idée d’une virginité possible des sens et de la conscience n’est-elle pas une illusion ? Les sens et la conscience ne sont-ils pas irréductiblement des médiations dans le rapport au réel et ces médiations peuvent-elles jamais être virginales ? Ce serait oublier qu’elles ont été éduquées dans un contexte culturel, qu’elles portent la marque d’une subjectivité même si elle est élevée à l’universel, et surtout qu’elles ne sont pas des instruments passifs dans la représentation. Le donné est toujours l’objet d’une transposition et toute transposition implique une part de construction. Peut-on sérieusement prétendre que l’artiste échapperait aux lois générales de la perception ? Telle était l’aspiration des grands artistes modernes. Les Monet, Gauguin, Cézanne, Malevitch, Klee [1] étaient obsédés par le souci de retrouver un rapport au réel vierge de toutes les influences d’une civilisation dont ils voulaient secouer le joug. Ils ont produit de grandes œuvres. Peut-on dire pour autant qu’ils  nous ont donné accès à la pureté originelle des choses ?
 
Conclusion :
 
   Il y a dans ce texte une conception originale de l’art. Bergson soutient que l’art est une voie d’accès plus directe à la réalité que la perception commune car les sens et la conscience de l’artiste sont en consonance avec le réel. Ce statut d’exception tient au fait que la nature a fait naître des âmes qui, de manière innée, sont détachées de la vie, ce détachement naturel étant la garantie d’une manière virginale de percevoir. Thèse intéressante mais problématique.
   La question est en dernière analyse de savoir s’il suffit d’être délivré des intérêts pragmatiques pour mieux voir et faire disparaître les médiations. Est-il légitime de prétendre qu’il y a pour l’homme une intuition possible de l’immédiat ? C’est en tout cas ce qu’affirme Bergson. Par l’élargissement de la faculté perceptive et de la conscience qu’il implique, l’art a l’insigne privilège de détruire les médiations occultantes pour donner accès à la réalité pure.