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La critique nietzschéenne du génie.

Giacometti au travail


 

  «  L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un « miracle ».

 

   D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont une « intuition » ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans « l’être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin », c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir, il s’impose tyranniquement comme perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison ».

                               Nietzsche. Humain trop humain (1878), I, Chap. IV, aph. 162.

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   Thème : Le génie.

   Question : Y a-t-il une légitimité du recours à l’idée traditionnelle du génie ?

   Thèse : Non. Ce que la notion de génie recouvre relève d’une véritable mystification.

   Enjeu du texte : Procéder à une radicale démystification de la thématique du génie. L’argumentation se déploie en deux moments.

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  Dans la première partie, Nietzsche conteste la singularité de l’activité artistique, présupposée dans la définition traditionnelle des Beaux-Arts comme arts du génie. En réalité, toutes les grandes œuvres humaines sont créatrices, qu’elles soient scientifiques, militaires, techniques ou artistiques et toutes ont dans leurs conditions de production quelque chose de commun. Le philosophe énumère les traits caractéristiques des génies scientifiques, techniques, artistiques ou autres en procédant à une sorte de phénoménologie de l’activité créatrice de haut vol : un engagement total de la pensée dans un seul but (monomanie), un sens aigu de l’observation, en particulier de la vie intérieure en tant qu’elle est  la vie de l’esprit, une capacité de  faire son miel de tout ce qui se présente, la confrontation à un matériau mis en forme patiemment mais obstinément par un travail régulièrement remis sur le métier.

   Si Nietzsche pointe les conditions de possibilité des oeuvres de grande envergure, ce n’est pas pour banaliser ce qui est exceptionnel ou pour clarifier totalement ce qui garde sa part d’obscurité car « toute activité de l’homme est compliquée à miracle » mais c’est pour humaniser ce qu’on a divinisé de manière puérile. En effet « aucune n’est un miracle » c’est-à-dire quelque chose qui déroge aux lois naturelles et implique une intervention divine. La croyance au miracle n’est pas autre chose qu’ « un enfantillage de la raison ».

   Dans la deuxième partie, le marteau nietzschéen prétend dévoiler les intérêts, les affects, la supercherie qui sont au principe de la construction de l’idole. L’auteur donne ici un exemple de son puissant instinct de généalogiste.

  Il interroge, comme à son habitude « les entrailles de l’esprit » et il remarque premièrement, qu’on est tenté de parler de génie, en présence d’œuvres d’un certain genre. Ce sont celles qui suscitent en nous du plaisir.

   Tels sont les Beaux-Arts. Ils s’offrent à une expérience esthétique. Ils donnent lieu à une jouissance, ils plaisent par  leur réussite formelle. L’œuvre d’art s’impose par sa beauté et la beauté est le propre de l’œuvre signifiante, saturée d’un contenu spirituel qu’elle rend sensible. L’œuvre réussie exhibe du sens et émeut par là celui qui la rencontre. Son expressivité lui confère ainsi un privilège car la sensibilité, la vie spirituelle qu’elle révèle est une expérience plus communément partagée que celle dont relève l’œuvre scientifique ou technique de haut vol.

   Or, remarque Nietzsche, le plaisir esthétique  ne veut pas être gâché par le poison de l’envie. L’envie est une haine à l’endroit de celui qui possède quelque chose dont on s’estime injustement privé. L’envie implique de la part de l’envieux le sentiment d’une infériorité se traduisant par une hostilité à l’égard de celui qui le suscite. Que la puissante réussite des « effets de la grande intelligence » puisse attiser l’envie, rien de plus naturel, mais en l’attribuant au « génie », c’est-à-dire à une aptitude divine et non humaine, on coupe en quelque sorte l’herbe sous le pied de ce triste sentiment en ne laissant place qu’à l’admiration. Tout se passe comme si on se mettait en situation de dire: « ici il ne peut pas y avoir de rivalité entre nous ». Nous ne sommes pas sur le même pied d’égalité.

   Nietzsche remarque ensuite que la grande œuvre est admirée comme produit fini. On s’émerveille d’un résultat, on se garde bien de se faire une idée du travail d’élaboration. Car si on devait suivre le créateur dans le difficile accouchement de son œuvre, il y aurait de quoi être « refroidi » dit Nietzsche. Il signifie par là que l’attention à la genèse d’une œuvre réussie, quelle qu’elle soit, donne la mesure de l’ effort humain, rien qu’humain avec les hésitations, les essais et les erreurs, les reprises patientes, dont elle est l’accomplissement. Tout cela est effacé dans la réussite finale, l’œuvre s’offre dans une forme ayant l’apparence du naturel, d’une facilité miraculeuse. Elle s’impose dans l’évidence de sa « perfection actuelle » et fait oublier qu’elle est le résultat d’une patiente et difficile gestation. Voilà pourquoi « les artistes de l’expression » jouissent d’un privilège sur les grands savants ou les grands techniciens car il est impossible de faire l’économie des étapes d’un raisonnement dans une théorie scientifique ou de l’enchaînement des moyens dans un savoir-faire complexe.

  Par ailleurs une réussite scientifique ou technique est inscrite dans une histoire témoignant qu’elle est destinée à être dépassée. Il y a un progrès scientifique et technique, il n’y a pas de progrès en art. Chaque chef-d’oeuvre incarne un sommet se mesurant à l’intensité de l’émotion esthétique qu’il suscite. Poussin notait que le signe de l’art est « la délectation », Léonard, « l’émerveillement » et Eugène Delacroix disait qu’un tableau digne de ce nom devait prendre à la gorge celui qui l’admirait. « Il est une fête pour l’oeil ». Peut-être faut-il admettre qu’il y a moins de participants aux fêtes de la grande intelligence scientifique ou technique.

  Ce n’est pas l’argument kantien. Les sciences ne font pas intervenir le génie dit-il. « La raison en est que Newton pouvait rendre parfaitement clairs et déterminés non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche qu’il dut accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; mais aucun Homère ou aucun Wieland ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent et s’assemblent dans son cerveau, parce qu’il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut l’enseigner à personne » Critique de la faculté de juger.§ 47.

  De là à prétendre que : « Dans le domaine, scientifique (…) le plus remarquable auteur de découvertes ne se distingue que par le degré de l’imitateur et de l’écolier le plus laborieux, tandis qu’il est spécifiquement différent de celui que la nature a doué pour les beaux-arts », il n’y a qu’un pas franchi allégrement par Kant. Or n’est-ce pas faire fi de ce qu’il y a de créateur dans l’invention d’une hypothèse qui sera ensuite élaborée sous la forme d’un système ayant une cohérence interne? Le saut dans l’imaginaire qu’impliquent les changements de paradigmes, l’intuition scientifique à l’oeuvre dans les grandes réussites théoriques ont-ils moins d’obscurité que la production artistique? Bref ne faut-il pas suivre Nietzsche lorsqu’il dit que : « Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un  miracle « ?

  D’où la nécessité d’expliciter ce que recouvre l’idée de génie, afin de comprendre que cette notion romantique et mystique soit le nom donné à ce qui demeure inexplicable dans le phénomène de la création.

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La notion de génie.

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Cf. https://www.philolog.fr/quest-ce-quune-oeuvre-dart/ [1] 

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   Sont qualifiées de géniales des œuvres, ayant ceci de spécifique que leur mode de production semble impliquer une part de mystère. De fait l’artiste ne peut pas expliciter les opérations qu’il met en œuvre pour avoir telle idée ou pour réussir tel effet lorsqu’il donne forme au matériau qu’il travaille. C’est ce qui différencie un artiste d’un homme de métier. Celui-ci peut avoir un très grand talent mais ce qui distingue le talent du génie c’est que le premier peut définir ses opérations. Il s’ensuit qu’on peut apprendre les règles d’un métier, par exemple de la charpente, et au terme d’un apprentissage toujours exigeant, on peut être un bon charpentier. Partout où les techniques opératoires sont définissables, on peut par l’étude des règles et par leur application répétée parvenir à une certaine maîtrise dans une activité.

  Il semble que ce ne soit pas le cas dans l’activité artistique car elle cesserait d’être artistique si elle n’était que l’application mécanique de certaines règles. Non point que l’artiste ne doive pas maîtriser des techniques. Le génie suppose bien du métier, mais il ne s’y réduit pas. Il faut posséder la technique du ciseau pour être sculpteur, être un bon artisan dans la domestication des caractéristiques d’une matière, mais cela ne suffit pas. La réussite d’une œuvre tient à son originalité et celle-ci ne résulte pas d’une application mécanique de règles préalablement définies. L’artiste invente ses règles en même temps qu’il produit son œuvre. Son œuvre prend forme au cours d’un processus dont il ne connaît pas à l’avance les étapes et les moyens. Cézanne voulait rendre, comme il disait « sa petite sensation » en présence de la montagne St Victoire ou d’un compotier de pommes. Mais comment ? Cézanne le sait si peu qu’il reprend inlassablement l’œuvre en gestation, changeant telle couleur, rectifiant le modelé jusqu’au moment où le résultat lui semble satisfaisant. Voilà pourquoi Kant écrit que « le génie est le talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner aucune règle déterminée, il n’est pas une aptitude à quoi que ce soit qui pourrait être apprise d’après une règle quelconque ». Ibid.

  Certes on peut après coup décrire la manière d’un artiste et les artistes se forment d’ordinaire en apprenant la manière de leurs illustres prédécesseurs. Mais tant qu’un artiste imite la manière d’un autre, fût-ce avec un très grand talent, il ne peut pas être reconnu comme un artiste à part entière. Il est un bon imitateur, il n’est pas un créateur. L’originalité et l’exemplarité sont les caractéristiques de l’œuvre d’art. Et c’est ce qu’on signifie en disant que l’œuvre est belle et en définissant les Beaux-Arts comme les arts du génie.

   Du fait que l’art ne peut pas expliciter ses opérations, on a été tenté de voir dans cette activité la manifestation d’un don, d’une aptitude naturelle. Kant le dit clairement : « A travers le génie la nature prescrit ses règles à l’art ». La nature est opposable à la culture, elle est ce qui est donné, ce qui relève de la spontanéité, ce qui exclut les idées d’apprentissages, d’acquisitions, de travail. Par ailleurs un don présuppose une instance qui donne. Un don est reçu. Il semble relever de la grâce comme en témoigne l’expression « un don gracieux ». D’où la référence au divin.

   Platon, par exemple, propose de penser l’art du poète en termes religieux. Le don poétique est une faveur et une ferveur divine, une sorte de délire qui vient des dieux. « Le don des dieux l’emporte sur le talent qui vient des hommes ». Phèdre 244.a.

  « Il y a une troisième espèce de possession et de délire, celui qui vient des Muses. Quand il s’empare d’une âme tendre et pure, il l’éveille, la transporte, lui inspire des odes et des poèmes de toute sorte et, célébrant d’innombrables hauts faits anciens, fait l’éducation de leurs descendants. Mais quiconque approche des portes de la poésie sans que les Muses lui ait soufflé le délire, persuadé que l’art suffit pour faire un bon poète, celui-là reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration ». Phèdre 245.a.

  (Les deux premières formes de délire auxquelles Platon fait allusion sont d’une part le délire amoureux, d’autre part  l’inspiration prophétique ou la divination (Platon rappelle qu’on appelle cet art mantikè et que mantikè dérive de manikè : délire)

   La création artistique aurait donc quelque chose de divin qui s’attesterait comme don ou inspiration. (Relisez le poème de Rimbaud : « Ma bohème », « J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal… »)

  La notion de génie cristallise tout cet arrière plan religieux. Cf. Kant :  « C’est sans doute la raison pour laquelle le mot génie vient de genius qui désigne l’esprit que reçoit en propre un homme à sa naissance pour le protéger et le guider et qui est la source d’inspiration d’où proviennent ces idées originales ».

   Réfléchissant sur la force et l’origine des grandes œuvres, Nietzsche conduit une critique radicale de tous les présupposés impliqués dans la notion de génie.

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Critique de la notion de don :

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  « Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est « venue », ils se sont faits « génies » (comme on dit) grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient. Ils possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d’ensemble ; ils prenaient leur temps parce qu’ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant. Il est facile, par exemple, d’indiquer à quelqu’un la recette pour devenir un bon nouvelliste, mais l’exécution en suppose des qualités sur lesquelles on passe en général en disant : « Je n’ai pas assez de talent ». Ch. 163.

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Critique de l’idée d’inspiration : 

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  « La croyance à de grands esprits supérieurs et féconds est associée, non pas nécessairement, mais encore très fréquemment à cette superstition, religieuse en tout ou en partie, que, ces esprits sont d’origine surhumaine et possèdent certaines facultés merveilleuses grâce auxquelles ils acquerraient leurs connaissances par de tout autres voies que le reste des hommes. On leur attribue volontiers un regard plongeant directement dans l’essence du monde, comme par un trou du manteau de l’apparence et les croit capables, sans passer par la fatigue et la rigueur de la science, grâce à ce merveilleux regard divinatoire, de nous communiquer des vérités capitales et définitives sur l’homme et le monde ». Ch. 164.

   « Les artistes ont quelques intérêts à ce que l’on croit à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, de poème, de pensée fondamentale d’une philosophie tombait du ciel comme un rayon de grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste ou penseur, ne cesse de produire, du bon, du médiocre et du mauvais mais son jugement extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui dans les Carnets de Beethoven qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples ».Ch.164.

   «  Quand l’énergie créatrice s’est accumulée pendant un certain temps, quelque obstacle en ayant empêché le cours, elle se déverse à la fin dans un flot aussi soudain que si se produisait une inspiration immédiate sans aucun travail intérieur préalable, c’est-à-dire un miracle. C’est en cela que consiste l’illusion, bien connue au maintien de laquelle sont un peu trop intéressés, on l’a vu, les artistes. Le capital n’a justement fait que « s’accumuler », il n’est pas tombé du ciel tout à coup. Il y a du reste une inspiration apparente du même genre en d’autres matières, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice ». Ch. 156.

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Critique de la manière d’être hypnotisé par la perfection de l’œuvre achevée :

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  « Nous sommes habitués, devant toute chose parfaite, à omettre la question de sa genèse et à jouir de sa présence comme si elle avait surgi du sol d’un coup de baguette magique ». Ch.145.

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Pb : Qu’est-ce qui est au principe du culte du génie ? La vanité.

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   « Parce que nous avons une bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celle d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne ; représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour propre qui nous poussent au culte du génie : car il faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe l’homme sans envie appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera alors ce vers : « les étoiles, on ne les désire pas »). Mais compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas… » Ch. 162.

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  Cf.  « le génie, c’est un pour cent de lueur, quatre vingt dix neuf pour cent de sueur ».

       Newton : « Comment j’ai fait mes plus grandes découvertes ? En y pensant toujours ».