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La critique de la psychanalyse.

   Soulignons d’abord le succès d’opinion de la psychanalyse. Les concepts freudiens, même dénaturés, sont passés dans l’usage. Qui ne parle pas de son inconscient, de refoulement, de libido, de fonction libératrice de la parole ? Le professeur de philosophie remarque, toujours avec le même étonnement, combien le cours sur Freud est reçu par beaucoup avec une certaine délectation alors que la méditation cartésienne semble indigeste.
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    On peut et on doit trouver cela suspect. Ricœur étaye ce soupçon d’une manière qui me paraît pertinente : « Le freudisme a pour les consciences faibles quelque chose de fascinant qui traduit bien son succès mondain : ce succès n’est point étranger à son essence, mais en exprime l’incidence inévitable sur la conscience moderne. Celle-ci y pressent sa ruine et peut-être que toute passion, qui est un certain vertige de la liberté, y suppute, avec une perspicacité diabolique, son meilleur alibi. La conscience cherche une irresponsabilité de principe dans sa propre régression au vital, à l’infantile et à l’ancestral ; le goût pour les explications freudiennes, en tant qu’elles sont une doctrine totale de l’homme en chacun, c’est le goût pour les descentes aux enfers, afin d’y invoquer les fatalités d’en-bas ». Philosophie de la volonté.

   De toute évidence le succès du freudisme ne s’explique pas par de seules préoccupations théoriques. De ce point de vue, il pose d’ailleurs deux grands types de problèmes : un problème épistémologique et un problème moral.

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1)      Un problème épistémologique.

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  Rappelons que l’épistémologie est la réflexion sur les sciences. Freud prétend faire oeuvre scientifique. La question est de savoir ce qu’il en est de cette prétention.

  Une science est un discours élaboré méthodiquement, la méthode des sciences empirico-formelles comprenant trois moments : observation des faits ; invention d’une hypothèse ; vérification expérimentale de l’hypothèse. Tout savant construit des concepts précis, opératoires permettant de rendre intelligible l’objet étudié.

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Il est clair que la démarche freudienne satisfait à un certain nombre de ces exigences.

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Il commence par observer les faits et il élabore une hypothèse pour en rendre raison. L’inconscient est ce qu’il faut postuler pour expliquer des phénomènes tels que les symptômes névrotiques, les rêves, phénomènes inintelligibles psychiquement dans la cadre d’une théorie posant l’équivalence  psychisme-conscience. En revanche, si on confère à ces phénomènes le statut d’effet-signe de l’inconscient, ils deviennent compréhensibles grâce à un travail d’interprétation.

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En ce sens le problème que pose l’analyse freudienne est celui que pose toute herméneutique ou théorie de l’interprétation.

Interpréter consiste à déchiffrer, à donner une signification claire à quelque chose d’obscur. Or, il est bien vrai que du point de vue de l’intention signifiante consciente, un fantasme, un symptôme névrotique, un rêve sont choses obscures. Cette obscurité en revanche, s’éclaire si on postule une intentionnalité signifiante inconsciente.

Et là est le premier problème. Car y a-t-il sens à saisir du sens là où il n’y a aucune conscience pour signifier ? En postulant une intentionnalité signifiante inconsciente, Freud ne projette-t-il pas sur l’inconscient les caractéristiques de la conscience, celles de signifier, de vouloir, de penser ? Et cette manière de voir du sens là où il n’y a personne pour signifier n’est-ce pas le propre de la superstition ? De même comment concilier l’idée d’intentionnalité et celle de mécanisme ? Freud interprète le psychisme tantôt en termes de mouvements mécaniques, tantôt en termes d’intentions signifiantes, or c’est proprement contradictoire.

Par ailleurs qu’est-ce qui peut garantir la validité de l’interprétation ? On sait que les sciences ont conquis leur scientificité le jour où la raison a cessé de faire confiance à ses modèles explicatifs, aussi séduisants soient-ils, et où elle s’est préoccupée d’en tester la validité théorique par des procédures rigoureuses d’expérimentation.

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Qu’en est-il de ce point de vue du freudisme ? Il est bien vrai que le père de la psychanalyse a fondé sur son hypothèse une pratique permettant d’intervenir sur les phénomènes psychiques. Pour autant peut-on admettre que les réussites de la thérapie analytique valent preuve expérimentale ? C’est l’argument freudien. Freud se réclame du critère pragmatique en matière de vérité. Si, dit-il, je peux fonder sur ma théorie une pratique couronnée de succès, je verrai dans ce succès une preuve de la vérité de la théorie. C’est bien ainsi que procède le savant. Par un raisonnement, il déduit les conséquences de sa théorie, il fait des prédictions  et il manipule les phénomènes pour voir s’il observe les phénomènes prévus théoriquement. Est reçue scientifiquement l’idée ayant passé victorieusement les tests de vérification.

Le problème avec le freudisme, c’est d’abord qu’avec le matériel humain, on ne sait jamais ce qui fait la réussite d’une pratique. Il se peut que ce soit des raisons étrangères à ce que pose la théorie. Tout médecin connaît les effets placebo. Quand bien même les analystes obtiendraient des résultats spectaculaires en terme de guérison, il serait toujours possible de se demander si ceux-ci ne procèdent pas du fait que les patients ont foi dans les vertus de la psychanalyse comme d’autres ont foi dans celles de l’exorcisme ou de la philosophie. Chacun sait bien par expérience que le fait de donner sens à une souffrance est déjà une manière de s’en assurer la maîtrise. Peu importe peut-être la valeur de ce sens. Il ne suffit donc pas qu’une idée soit efficace pour être vraie car si c’était le cas, il faudrait admettre comme vrai n’importe quoi puisque l’histoire montre que les idées les plus folles ont eu leur heure de gloire.

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    Mais plus fondamentalement si l’on en croit Popper, le freudisme ne satisfait pas aux exigences de la scientificité. Celle-ci se reconnaît au souci de ce que Popper appelle la falsifiabilité. Un énoncé est scientifique si et seulement si, il se préoccupe de tester ou de réfuter sa validité. Or l’épistémologue remarque que chaque fois qu’il expose à un psychanalyste un fait lui semblant polémique par rapport à la théorie analytique, celui-ci trouve une façon de l’interpréter compatible avec elle. Il s’ensuit que la psychanalyse n’est pas testable avec ses propres méthodes car elle ne se fonde pas sur des faits objectifs mais sur l’interprétation qu’elle en postule. Aussi n’est-elle jamais en état de se falsifier, elle ne fait que s’auto confirmer en permanence. Puisqu’elle a besoin de ses propres certitudes pour les vérifier, elle n’est pas une science, elle est une croyance dogmatique ou une idéologie, caractère qu’elle partage selon l’analyse poppérienne avec le marxisme.
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 2)      Un problème moral. 
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       Parce que toute anthropologie engage une morale, des auteurs comme Alain ou Sartre vont refuser l’hypothèse freudienne en l’accusant d’être erronée et dangereuse.

  De fait, elle ébranle en profondeur la conception traditionnelle du sujet. Considéré comme l’auteur de sa pensée et de son action (c’est lui qui pense et lui qui agit) le sujet était traditionnellement institué comme un sujet de droit avec la contrepartie de cette dignité. Un sujet capable est aussi un sujet responsable. Or en affirmant « ça pense » ; « ça agit », Freud remet en cause les deux assises de la responsabilité. Il y a bien une conscience mais celle-ci est un effet de surface de l’inconscient ; il y a bien un agent mais celui-ci est déterminé par de nombreux mécanismes. Dès lors est-on autorisé à lui imputer la responsabilité de ses actes ?

  Au nom de préoccupations morales, Alain et Sartre instruisent le procès du freudisme. L’hypothèse freudienne, disent-ils, est une erreur théorique et une faute morale.

  C’est une erreur théorique car il n’y a pas de pensée qui s’opère en moi sans moi. Une pensée non pensée n’est pas une pensée, c’est un effet mécanique, un fait insignifiant. Un fantasme, par exemple, est une image excitée en l’âme sans son concours. L’explication cartésienne est plus satisfaisante lorsqu’elle y voit  une passion de l’âme plutôt que l’ action d’un inconscient. Fidèle à Descartes, Alain affirme : « L’homme est obscur à lui-même, cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi, un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral (…) L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps » Eléments de philosophie. 1941.

  De même affirme Sartre, l’hypothèse de l’inconscient est inutile. Ce que Freud théorise sous le nom de refoulement est ce qu’il faut penser sous le nom de mauvaise foi. En invoquant un supposé inconscient le sujet se ment à lui-même. Il se défausse d’une de ses dimensions car il s’efforce d’échapper aux multiples responsabilités qui lui incombent. Il refuse d’assumer une liberté qui l’angoisse.

  Et là est pour Alain et Sartre la faute morale. Il faut (impératif moral) refuser l’idée d’un inconscient car la conscience peut trouver en elle l’alibi de sa propre lâcheté. Or, en termes cartésiens, il n’y a pas de vertu morale sans « la ferme et constante résolution » (Descartes) de faire un usage responsable de son entendement et de sa volonté ou en termes sartriens il n’y a pas de vertu morale sans le souci de l’authenticité.

  Dans les deux cas le projet moral refuse par avance toute excuse. L’hypothèse de l’inconscient est donc dangereuse car elle peut être pour les consciences faibles la tentation de l’excuse et de l’indignité.

  Dans les faits, le risque est bien réel de faire fonctionner le freudisme comme l’alibi de l’irresponsabilité. Pourtant rien n’est plus éloigné de Freud que cette tentation. « Irresponsable, comme chacun sait,  n’est pas une définition de la philosophie des profondeurs » écrit-il à Jung le 29.02.1912.

  En effet, admettre qu’il y a de l’inconscient ne revient pas à démettre la conscience. Certes il y a le ça mais il y a aussi le moi. Or le moi c’est le principe de réalité. Tout membre d’une société sait que, selon la loi juridique, il est considéré comme responsable. C’est même l’intériorisation de cette exigence qui rend possible l’endiguement des forces du ça. Seule la force du principe de réalité peut tenir en respect la force du principe de plaisir. (Voyez que Freud construit ce que Descartes appellerait une physique de l’âme. Il  pense la réalité humaine en terme d’énergétique, de mécanique des forces). Il s’ensuit que la suppression du principe de la responsabilité de droit des hommes fait à coup sûr le jeu de la barbarie.

  Le freudisme ne remet donc pas en question le principe de la responsabilité sociale de l’individu. Cependant une responsabilité sociale a besoin d’être fondée sur une responsabilité morale. Or Freud ne fonde pas moralement la responsabilité, il la fonde  extérieurement au sujet sur les nécessités de la vie sociale. C’est parce qu’il faut protéger les hommes de la violence que chacun représente pour chacun que la responsabilisation de l’homme est nécessaire. La responsabilité sociale est pensée dans le meilleur des cas comme le moyen de faire advenir la responsabilité morale, elle ne trouve pas son fondement en elle. Ce qui est cohérent dès lors qu’on refuse de voir dans la conscience une instance sui generis et qu’on  fait le deuil de la liberté.

  Aussi lorsqu’il arrive à Freud de retrouver les accents du moraliste et de formuler un impératif, il le formule au nom des exigences de la civilisation. « Le moi doit déloger le ça. C’est là, une tâche qui incombe à la civilisation tout comme l’assèchement du Zuiderzee » Nouvelles conférences.

  La psychanalyse est ainsi interprétée, par son fondateur, comme une contribution à l’oeuvre civilisatrice puisqu’en mettant en lumière les causes des divers déterminismes dont nous sommes l’objet, en donnant sens à l’obscurité psychique, elle nous permet de devenir plus lucides et avec cette lucidité accrue, plus responsables.