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Maurice Merleau-Ponty

 

   «  [...] Il est inutile de contester que la philosophie boite. Elle habite l'histoire et la vie, mais elle voudrait s'installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant. Elle s'ennuie dans le constitué, Etant expression, elle ne s'accomplit qu'en renonçant à coïncider avec l'exprimé et en l'éloignant pour en voir le sens. Elle peut donc être tragique, puisqu'elle a son contraire en soi, elle n'est jamais une occupation sérieuse.

L'homme sérieux, s'il existe, est l'homme d'une seule chose à laquelle il dit oui. Les philosophes les plus résolus veulent toujours les contraires : réaliser, mais en détruisant, supprimer, mais en conservant. Ils ont toujours une arrière-pensée. Le philosophe donne à l'homme sérieux - à l'action, à la religion, aux passions - une attention peut-être plus aiguë que personne, mais c'est là justement qu'on sent qu'il n'en est pas. Ses propres actions sont des témoignages, elles ressemblent aux « actes significatifs » par lesquels les compagnons de Julien Sorel au séminaire chercheraient à se prouver leur piété. Spinoza écrit sur la porte des tyrans «ultimi barbarorum », Lagneau poursuit devant les instances universitaires la réhabilitation d'un candidat malheureux. Cela fait, chacun rentre chez soi, et en voilà pour des années. Le philosophe de l'action est peut-être le plus éloigné de l'action : parler de l'action, même avec rigueur et profondeur, c'est déclarer qu'on ne veut pas agir, et Machiavel est tout le contraire d'un machiavélique puisqu'il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l'a dit, il « vend la mèche ». Le séducteur ou le politique, qui vivent dans la dialectique et en ont le sens ou l'instinct, ne s'en servent que pour la cacher. C'est le philosophe qui explique que, dialectiquement, un opposant, dans des conditions données, devient l'équivalent d'un traître. Ce langage-là est juste le contraire de celui des pouvoirs ; les pouvoirs, eux, coupent les prémisses et disent plus brièvement : il n'y a là que des criminels. Les manichéens qui se heurtent dans l'action s'entendent mieux entre eux qu'avec le philosophe : il y a entre eux complicité, chacun est la raison d'être de l'autre. Le philosophe est un étranger dans cette mêlée fraternelle. Même s'il n'a jamais trahi, on sent, à sa manière d'être fidèle, qu'il pourrait trahir, il ne prend pas part comme les autres, il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel... Il n'est pas tout à fait un être réel.

 

   Cette différence existe. Mais est-ce bien celle du philosophe et de l'homme? C'est plutôt, dans l'homme même la différence de celui qui comprend et de celui qui choisit, et tout homme à cet égard est divisé comme le philosophe. II y a beaucoup de convention dans le portrait de l'homme d'action que l'on oppose au philosophe : l'homme d'action n'est pas tout d'une pièce. La haine est une vertu de l'arrière. Obéir les yeux fermés est le commencement de la panique, et choisir contre ce que l'on comprend le commencement du scepticisme. Il faut être capable de prendre recul pour être capable d'un engagement vrai, qui est toujours aussi un engagement dans la vérité. Le même auteur qui écrivit un jour que toute action est manichéenne, entré depuis plus avant dans l'action, répondait familièrement à un journaliste qui le lui rappelait : « Toute action est manichéenne, mais il ne faut en remettre. » Nul n'est manichéen devant soi-même. C'est un air qu'ont les hommes d'action vus du dehors, et qu'ils gardent rarement dans leurs Mémoires. Si le philosophe laisse entendre dès maintenant quelque chose de ce que le grand homme dit à part soi, il sauve la vérité pour tous, il la sauve même pour l'homme d'action, qui en a besoin, nul conducteur de peuples n'ayant jamais accepté de dire qu'il se désintéresse de la vérité. Plus tard, que dis-je, demain, l'homme d'action réhabilitera le philosophe. Quant aux hommes simplement hommes, qui ne sont pas des professionnels de l'action, ils sont encore bien plus loin de classer les autres en bons et en méchants, pourvu qu'ils parlent de ce qu'ils ont vu et qu'ils jugent de près et on  les trouve, quand on essaie, étonnamment sensibles à l'ironie philosophique, comme si leur silence et leur réserve se reconnaissaient en elle, parce que, pour une fois, la parole sert ici à délivrer.

   La claudication du philosophe est sa vertu. L'ironie vraie n'est pas un alibi, c'est une tâche, et c'est le détachement qui lui assigne un certain genre d'action parmi les hommes. »

 

Merleau-Ponty. Eloge de la philosophie. Leçon inaugurale faite au Collège de France. (15.01.1953)

 

 

Brèves remarques.

    Il n'y a pas d'éloge de la philosophie qui ne soit un éloge paradoxal, sans doute parce que la fonction problématisante de la philosophie fait qu'elle ne peut pas s'épargner elle-même.

   L'oracle de Delphes toujours : Le plus sage n'est pas l'homme qui se croit sage mais celui qui se sait en manque de sagesse. Il se peut que ce soit aussi l'homme ayant des difficultés à marcher, à parler avec l'aisance des autres. Pour ceux-ci l'activité symbolique, les exigences de l'action s'accomplissent dans une certaine connivence avec eux-mêmes et avec le monde.  Ils peuvent en ignorer les apories et parler, et agir avec une relative assurance. Le philosophe échappe à cette facilité. Il n'habite pas l'histoire et la vie avec cette complaisance. Il s'efforce de dire mais il achoppe sur les obscurités du sens, son impossible transparence. Il s'efforce d'agir mais la conscience des ambiguïtés de l'action, donne à ses engagements une allure suspecte. Il manque à sa parole, à son action « quelque chose de massif, de charnel ». C'est qu'il voudrait faire entendre la voix du silence, celui du logos tacite s'esquissant dans le mouvement de la vie et de l'histoire et il lui faudrait pour cela rompre le lien qui l'unit à l'une et à l'autre or cela n'est pas possible. On n'échappe pas à sa condition pour en dévoiler le sens à la manière d'un spectateur absolu et désintéressé. On ne peut pas « s'installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant ». L'antériorité du vécu sur la pensée soucieuse de le « porter à l'expression pure de son propre sens », l'inhérence historique du penseur sont irréductibles. Le philosophe n'esquive pas ces impasses. Il se refuse le droit de s'installer dans la fausse innocence, dans la pseudo certitude et cela le rend insupportable.

   Dans un texte que Merleau-Ponty a sans doute lu, Péguy disait déjà, dans son style inimitable, l'inaptitude du philosophe à marcher du pas alerte de ceux pour qui tout va de soi. « Nous au contraire il faut nous arrêter aux difficultés des routes, aux impossibilités de la route. C'est cela qui nous est demandé. Il faut hésiter, nous arrêter, avancer, reculer, nous arrêter, reculer souvent beaucoup plus, beaucoup plus loin que le peu que nous avons pu avancer, tarder, retarder, broncher, avancer, buter, reculer, tomber. Quelques fois tituber, rouler comme des hommes soûls. C'est notre secret honneur. C'est notre destination secrète. Et c'est pour cela que temporellement nous sommes à peu près universellement méprisés ». Deuxième élégie XXX, 1908.

 

   Il s'ensuit une modalité d'existence que Merleau-Ponty oppose à ce qu'il appelle « l'homme sérieux ». Non point que ce qui va être défini sous cette dénomination existe vraiment. La réserve « s'il existe » annonce la deuxième partie du texte dans laquelle l'opposition pointée dans la première ne renvoie pas à une opposition entre des hommes mais en chaque homme  « entre celui qui comprend et celui qui choisit ». Propos d'une grande profondeur. Evitons de regarder les hommes de l'extérieur et imaginons les tourments intérieurs, les hésitations, les doutes. Les Mémoires des grands hommes d'action en témoignent. Nul homme n'est d'une seule pièce, nul homme n'existe dans l'identité de soi avec soi. L'échappement à soi-même est le fait même de l'existence et en ce sens tout homme contient les paradoxes de la philosophie. Et pourtant dans l'urgence de l'action, dans le feu de la passion, dans la force de la croyance, certains hommes semblent donner consistance à la figure de « l'homme sérieux »  si l'on entend par là un être sans « arrière-pensée », « un homme d'une seule chose à laquelle il dit oui ». C'est par là qu'il se distingue radicalement du philosophe. Celui-ci est étranger à cette modalité d'être. Il n'épouse jamais le mouvement de la vie dans son affirmation massive. Sa présence au monde suppose toujours une façon de s'absenter pour interroger le sens et cela change tout. « Il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel... Il n'est pas tout à fait un être réel » écrit Merleau-Ponty.

   Aussi son allure a-t-elle quelque chose de « claudiquant », de titubant. Fraternel, il l'est peut-être plus que tout autre puisque « le philosophe est l'homme qui s'éveille et qui parle » Eloge de la philosophie, p. 73. Mais cette fraternité délestée de son épaisseur charnelle irrite. Pour être vraiment un homme, « il faut être un peu plus et un peu moins qu'un homme ». Un peu moins en effet si l'on découvre que « L'ironie vraie n'est pas un alibi, c'est une tâche, et c'est le détachement qui lui assigne un certain genre d'action parmi les hommes ».

 

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3 Réponses à “La claudication du philosophe est sa vertu. Merleau-Ponty.”

  1. […] des paroles plus cohérentes. Or, la philosophie mise en livres a cessé d'interpeller les hommes. » La claudication du philosophe est sa vertu. Merleau-Ponty. « […]

  2. Timothé dit :

    Bonjour Madame Manon
    Je me permets de vous partager ce texte, dans ces temps où l’idée de démocratie libérale semble devenir de plus en plus désuète :

     »
    Humilité, pauvreté, chasteté, c’est sa manière à lui (le philosophe) d’être un Grand Vivant, et de faire de son propre corps un temple pour une cause trop orgueilleuse, trop riche, trop sensuelle. Si bien qu’en attaquant le philosophe on se donne la honte d’attaquer une enveloppe modeste, pauvre et chaste ; ce qui décuple la rage impuissante ; et le philosophe n’offre aucune prise, bien qu’il prenne tous les coups.

    Là prend tout son sens la solitude du philosophe. Car il ne peut s’intégrer dans aucun milieu, il n’est bon pour aucun. Sans doute est-ce dans les milieux démocratiques et libéraux qu’il trouve les meilleures conditions de vie, ou plutôt de survie. Mais ces milieux sont seulement pour lui la garantie que les méchants ne pourront pas empoisonner ni mutiler la vie, la séparer de la puissance de penser qui mène un peu plus loin que les fins d’un État, d’une société et de tout milieu en général. En toute société, montrera Spinoza, il s’agit d’obéir et rien d’autre : c’est pourquoi les notions de faute, de mérite et de démérite, de bien et de mal, sont exclusivement sociales, ayant trait à l’obéissance et à la désobéissance.  »

    Deleuze, Gilles. Spinoza – Philosophie pratique

  3. Simone MANON dit :

    Merci Thimothé
    Très beau texte, si juste pour parler du philosophe.
    Bien à vous.

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