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 bonjour Mr Courbet. Courbet.
 
 
 

  « C'est dans l'analyse du respect qu'est contenue toute la philosophie kantienne de l'existence d'autrui » affirme Paul Ricœur.

 

I)   Le postulat fondateur de la distinction des personnes et des choses.

 

   Cette analyse impose la distinction entre les personnes et les choses. Si la chose est ce dont je peux disposer, la personne est indisponible pour un usage instrumental.

 

    Qu'est-ce que cela signifie si ce n'est qu'il existe au monde une forme d'existence en présence de laquelle, j'impose un point d'arrêt à ma tendance à considérer toute chose comme moyen de satisfaire mes besoins ou de combler mes aspirations ?

 

   Et cette limite imposée à l'affirmation de ma propre existence n'est pas une limite subie car ce n'est pas une impuissance empirique qui m'empêche de traiter autrui comme une chose à mon usage. En témoignent les exemples où les hommes se servent les uns des autres comme on se sert des torchons. (Pensons à l'exploitation de l'homme par l'homme, aux tournantes, aux prises d'otages etc.)

 

   La limite, lorsqu'elle est posée, est une limite voulue. Je ne m'autorise pas à traiter autrui comme une chose parce que je fais l'expérience de l'obligation morale. C'est la loi morale qui m'oblige à reconnaître en autrui, le droit égal d'un autre vouloir à exister, le droit de cet autre vouloir comme limitant absolument le mien.

 

   La force du kantisme est ainsi d'avoir lié la reconnaissance d'autrui à l'obligation morale et l'obligation morale à la raison pratique.

 

   « Je ne peux pas limiter mon désir en m'obligeant sans poser le droit d'autrui à exister, réciproquement reconnaître autrui c'est m'obliger de quelque manière ; obligation et existence d'autrui sont deux possibilités corrélatives. Autrui est un centre d'obligation pour moi et l'obligation est un abrégé abstrait de comportements possibles à l'égard d'autrui » Ricœur. Sympathie et respect. Revue de métaphysique et de morale 59. 1954.

 

   Si la distinction des personnes et des choses est liée à l'obligation morale, il s'ensuit qu'elle n'est pas une donnée phénoménologique. Le dévoilement moral d'autrui ne peut pas faire l'objet d'une description phénoménologique parce qu'il implique un saut éthique. Là est sans doute la pierre d'achoppement de tout parti pris phénoménologique.

 

   La question est alors de savoir ce qui fonde la distinction proprement éthique des ordres d'existence. Pourquoi autrui est-il une personne et non une chose ?

 

    Si cette distinction ne procède pas de données phénoménales, il s'agit nécessairement d'une distinction a priori. Kant la définit comme un postulat de la raison pratique. Un postulat est une proposition indémontrée et indémontrable qu'on nous demande d'admettre. La raison pratique est la raison qui se représente la loi morale et en fait le principe de la conduite. Kant nous dit donc que le principe nous faisant obligation de considérer la personne comme une fin en soi est un postulat. L'énoncé précis de ce postulat est d'ailleurs le suivant : « La nature raisonnable existe comme une fin en soi ». Que faut-il entendre par là ?

 

   D'abord, remarquons qu'il est question de la nature d'un être raisonnable, non de la nature de l'individu empiriquement observable. Or qu'est-ce que cette nature raisonnable ?

 

   C'est celle d'un être capable de se rendre indépendant des inclinations de la nature et d'instituer de manière autonome un monde régi par la loi morale.

 

   Cette capacité morale fait participer l'homme à un autre règne que celui de la nature (ordre sensible), elle le fait participer à un règne éthique (ordre intelligible) que Kant appelle le règne des fins.

 

   Le philosophe entend par là, un monde où tous les êtres raisonnables seraient systématiquement liés sous des lois communes, ces lois étant inspirées par l'obligation morale de « traiter l'humanité en sa personne et en la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».

 

   Seule cette capacité morale confère à l'homme une dignité, le fait exister comme une fin en soi et en fait un objet de respect.

 

    Il s'ensuit que « le règne des fins » est la communauté éthique que les personnes formeraient toutes ensemble, si chacun se situait par rapport à tous selon la réciprocité du respect.

 

   Le principe d'une telle communauté réside dans l'intention d'une volonté bonne, intention impliquant l'acte de se situer soi-même dans un tout de personnes comme membre et souverain à la fois.

 

   « Car des êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d'eux ne doit jamais se traiter soi-même et traiter tous les autres simplement comme des moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi. Or, de là dérive une liaison systématique d'êtres raisonnables par des lois objectives communes, c'est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens, peut être appelé le règne des fins (qui n'est à la vérité qu'un idéal) » Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs.

 

   Au terme de cette analyse, on comprend que ce n'est pas par l'acte du cogito que l'existence d'autrui est posée (impasse du cartésianisme) ; ce n'est pas non plus par le seul mouvement de l'existence (impasse de la phénoménologie) ; c'est par l'acte d'une volonté morale ou volonté d'agir par devoir.

 

   Kant n'hésite pas à affirmer que : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté ». Fondements...  

 

II)                Les implications pratiques du saut éthique.

 

   D'abord il convient de souligner le caractère formel du moment éthique car autrui comme personnalité morale est davantage une abstraction qu'une réalité concrète.

 

   Or comme l'exigence morale n'est pas destinée à rester formelle, il faut examiner comment elle s'incarne dans des relations concrètes.

 

   On rencontre cette problématique dans le texte où Kant traite du rapport au vicieux ou à la personne qui est dans l'erreur. Ici, je me soucie d'analyser la manière dont le moment trans-affectif travaille au cœur de l'affectivité.

 

   Par exemple dans la sympathie que Smith situe au principe de la moralité. Car la tentation de décrire une genèse empirique de la moralité fait problème. Elle semble reposer sur une erreur consistant, comme l'a montré Paul Ricœur, à conférer à un affect, une capacité ne pouvant pas être celle d'un affect mais l'effet en lui, d'une prise de position éthique c'est-à-dire d'un moment trans-affectif. Smith peut légitimement être accusé de confondre dans la disposition sympathique, le moment purement affectif et le moment moral, celui du respect.

 

   Pourquoi ? Parce qu'il ne va pas du tout de soi qu'un affect permette une véritable sortie de soi. Or sans celle-ci, il est vain de croire qu'il puisse  y avoir position d'autrui comme une altérité irréductible à soi. Certes Smith parle de substitution imaginaire des situations. Sympathiser avec autrui consiste à se mettre par un effort d'imagination dans sa situation  afin de ressentir, même si c'est de manière moins intense, ce qu'il ressent. Mais ne peut-on pas soupçonner cette expérience d'être davantage projection de soi sur l'autre qu'authentique ouverture à l'autre ?

 

    Ce caractère équivoque de la sympathie s'est révélé brutalement à moi lors d'une enquête sur la manière dont il fallait concevoir les nouvelles prisons. En bonne intellectuelle bourgeoise croyant sympathiser avec les prisonniers, il m'apparaissait évident que tout homme a droit à son intimité et qu'il convenait d'envisager des cellules individuelles. Quelle n'a pas été ma surprise lorsque prenant connaissance des résultats de l'enquête conduite auprès des personnes concernées, elles signifiaient que la solitude d'une cellule individuelle était ce qu'elles redoutaient le plus ! Ma supposée affinité avec l'autre n'était qu'une proximité avec moi-même.

 

    Comme tout affect, la sympathie est en effet exposée au risque de la tendance fusionnelle prompte à dissoudre l'identité des termes en relation ou à la tendance égocentrique prompte à absorber l'autre en soi.

 

    Pour que l'autre soit posé dans son altérité, il faut transcender le pathos, le redresser, et cet effort me donnant des doutes sur la clairvoyance de ma sympathie est précisément le moment trans-affectif du respect.

 

    Il en est de même pour les autres affects, les affects négatifs aussi bien que positifs.

 

    On peut dire que l'obligation morale du respect est ce qui a tendance à dévitaliser les affects négatifs tels que la haine, l'envie, la jalousie, le mépris. Comment entretenir les inclinations mauvaises à l'égard d'autrui dès lors que je le vis comme un centre d'obligations ? Cela ne signifie pas que le sujet moral soit exempt de tout ce qu'il y a de peu reluisant dans la vie affective. Il est aussi un sujet sensible et comme tel, il est le terrain d'une multiplicité de sentiments que Kant appelle pathologiques. Mais si la raison pratique œuvre au sein du pathologique, celui-ci est jugé, condamné et par conséquent apaisé.

 

   Ce qui indique, en creux, la part non négligeable que prend la raison dans le développement des affects. Si elle ne s'exerçait pas au service des affects, pour les justifier, les entretenir, les approfondir, ils seraient de facto contenus dans leur malfaisance.

 

    Le moment moral redresse aussi les affects positifs.

 

   Par exemple, il déjoue l'amour dans son illusoire tentation fusionnelle, dans sa tendance possessive ; il sauve parfois l'amour de concupiscence, fondamentalement égocentré, en le métamorphosant en amour de bienveillance où le vecteur de la relation est moins soi que l'autre. Mais surtout, remarque Kant, l'éthique du respect commande cet amour de bienveillance. Cf. Cours : Qu'est-ce que je sous-entends lorsque je parle d'autrui comme de mon semblable ?  

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8 Réponses à “Kant:Le fondement trans-affectif du rapport moral. L’éthique du respect.”

  1. Emilie, éleve de Terminale S dit :

    Bonjour Madame,

    En début d’année, notre classe a eu quelques petits differents avec notre professeur de philosophie; maintenant que nous avons une remplaçante, celle ci nous demande de faire notre 1ere dissertation : Pourquoi faut il respecter autrui?

    Je vous demande alors, si je pouvais m’aider de votre cours pour me donner quelques idées, car malgré l’étude du sujet faite en classe, j’ai un peu de mal !

    Bonne année 2009 !

  2. Simone MANON dit :

    Le propre d’un cours est d’éclairer des élèves et de leur permettre de traiter un sujet de manière féconde. J’espère que les cours axés sur cette question vous aideront à construire un bon devoir, ce qui suppose d’assimiler les idées et de les exploiter dans le cadre d’un effort personnel de réflexion.

  3. kenavo 35 dit :

    Dans le camion qui les conduit au lieu de leur execution, des otages français sont accompagnes par un pretre (allemand d’après le contexte). Le plus jeune d’entre eux parvient à sauter du camion; le pretre s’en apercevant fait arreter le vehicule. L’adolescent est repris.(A. Camus « lettre à un ami allemand »). L’allemand en guerre a fait son devoir mais l’a-t-il fait au sens où Kant l’entend ? L’obligation de l’homme de religion n’aurait-elle pas du etre autre? Merci pour les indications que vous souhaiteriez me donner.

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il me semble que les réponses à vos questions vont relativement de soi.
    Ce qui fait l’objet d’un devoir (ou d’une obligation) chez Kant, c’est la loi morale, non un ordre inique. La loi morale est ce que se représente la raison, ce qui peut être universalisé, ce qui accomplit le règne des fins. On ne voit guère en quoi le meurtre d’innocents répond à ces définitions.
    Quant à la loi chrétienne, il s’agit d’une loi d’amour et celle-ci n’est jamais celle des bourreaux. (Camus souligne dans sa lettre que le prêtre avait le choix du geste le situant du côté des bourreaux ou du côté des victimes, ce qui est une manière de pointer la distinction entre l’ordre circonstanciel et l’exigence morale)
    Voyez pour approfondir cette question l’échange avec Lucas et Eckhartus dans https://www.philolog.fr/problematisation-de-la-morale-kantienne/#comment-22735
    ainsi que le cours : https://www.philolog.fr/liberte-et-obligation-kant/
    Bien à vous.

  5. virginie dit :

    bonjour madame,
    Vos cours sont très intéressants ainsi je vous remercie de nous les faire partager.
    je souhaite vous poser une question : le positivisme juridique peut-il opérer une recherche des fondements concernant les droits et libertés fondamentaux ou n’est-ce l’apanage que des doctrines naturalistes ?

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Pour le positivisme les droits et les libertés fondamentaux ne sont des droits que s’il s’agit de droits effectifs.
    A ce titre, ils peuvent être l’objet d’une recherche portant sur les fondements qui, pour n’être pas des fondements métajuridiques n’en sont pas moins des fondements, peut-être beaucoup plus utiles à élucider pour la garantie de ces mêmes droits que ne le sont les recours à Dieu ou à la nature.
    Bien à vous.

  7. PIERRE dit :

    Bonjour Madame,
    Merci pour le partage de tous ces cours qui m’aident énormément dans mon apprentissage philosophique.
    Après avoir lu à maintes reprises ce cours sur la morale de Kant ainsi que celui sur la genèse empirique de la moralité selon Smith, un point d’ombre m’apparaît et m’empêche de saisir une partie de la réfutation d’une genèse empirique de la morale. En effet, vous assurer dans le cours de Kant que Smith confondrait le moment affectif et le moment morale au sein de la sympathie, que vous semblez étayer en vous appuyant sur une expérience où vous réalisez qu’une « supposée affinité » n’était qu’une simple « proximité avec vous-même » (celle des cellules de prisonniers). Or, dans le cours de Smith, vous définissez la sympathie comme « mécanisme de communication des affects des uns aux autres » supposant ainsi par communication, un « émetteur » (le personne affectée) et un « destinataire » (spectateur). Il me semble que dans votre exemple, il s’agit d’une simple projection et qu’il n’y a pas d’échange entre deux sujets qui pourrait se substituer leur deux situations et ainsi aboutir à un jugement morale. Peut être ai-je mal compris votre exemple (sûrement) et aimerait ainsi avoir quelques explications supplémentaires sur le problème de la conception de la morale selon Smith et savoir si une donnée « phénoménale » était synonyme « d’empirique » et sinon la différence.
    Merci d’avance pour la réponse et désolé pour le pavé..

  8. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Remettre en cause le principe d’une genèse empirique de la moralité consiste à dire que le dévoilement d’autrui comme centre d’obligation, comme limite imposée à l’expansion de ma propre existence ne s’opère pas naturellement dans la simple dynamique de cette expansion, autrement dit à l’étage des affects. Ceux-ci, en effet, sont équivoques de telle sorte qu’on ne peut jamais être sûrs que la fameuse communication des affects dans la sympathie ne soit pas parasitée par une assimilation de l’affectivité d’autrui à la sienne ou ne relève pas de la simple projection de soi sur l’autre.
    La moralité implique, selon l’analyse de Kant, l’irruption dans l’existence d’autre chose que l’affectivité, ce que Kant appelle la raison pratique Celle-ci nous fait obligation de traiter autrui comme une fin en soi. Ce sursaut éthique ne peut pas être décrit comme une donnée empirique. C’est bien un fait d’expérience (Kant dit que la conscience morale est « un fait de la raison ») mais cette expérience suppose une transcendance, celle du sujet raisonnable rompant avec le simple mouvement naturel de l’existence, lui imposant un point d’arrêt et bien souvent une subversion.
    Empirique: qui procède de l’expérience, des données d’observation.
    Phénoménale: ce qui apparait.
    La moralité est bien un fait d’expérience mais elle n’a pas sa source dans la réalité naturelle ou empirique. Elle n’en procède pas, elle met en jeu le sujet transcendantal (# sujet empirique)

    « Par le devoir, l’homme sait donc qu’il n’est pas seulement ce qu’il s’apparaît, c’est-à-dire une partie du monde sensible, un fragment du déterminisme universel, mais qu’il est aussi une chose en soi, une source de ses propres déterminations » E. Bréhier Histoire de la philosophie, T II.
    Bien à vous.

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