Témoin, comme tout un chacun, du tremblement de terre affectant le monde arabe, j’observe la sympathie suscitée par ces mouvements de libération de régimes liberticides, prédateurs à des fins privées de la richesse publique, dont l’indignité se mesure à l’aune du sentiment d’humiliation éprouvé par les peuples concernés et dont l’incurie s’atteste dans le désastre économique des sociétés qu’ils ont bâillonnées.
Nous sommes heureux, même si la joie n’est pas exempte d’inquiétude pour les évolutions à venir. Personne n’ignore que le triomphe de la démocratie n’est pas assuré, mais spectateur non engagé dans les luttes de pouvoir et les passions des uns et des autres, nous sommes infiniment intéressés à ce qui se passe et nous ressentons une profonde satisfaction.
Quelle est la signification de ce vécu ?
Il me semble qu’il s’éclaire d’abord par le démenti qu’il inflige à des opinions solidement enracinées et qu’il sera désormais difficile de diffuser avec autant de complaisance que par le passé :
- D’abord, l’idée que la démocratie serait une valeur occidentale, qu’elle serait inappropriée à d’autres sphères culturelles, la musulmane entre autres ou la chinoise. On connaît les sophismes auxquels a donné lieu cette affirmation. La démocratie, la Déclaration universelle des droits de l’homme n’auraient rien d’universel, a-t-on entendu. Ce serait des valeurs propres à un particularisme culturel. La lutte pour leur universalisation ne serait qu’un des masques du néocolonialisme, l’hypocrite bannière de l’hégémonie occidentale. J’ai passé des heures dans mes cours à déconstruire ce discours instrumentalisé par la vague communautariste et par ceux qui, chez nous sont travaillés par la haine d’eux-mêmes et la diabolisation de l’Europe et des Etats-Unis. Je sais bien que les rues de Tunisie, d’Egypte ou d’ailleurs rassemblent des personnes dont les motifs et les fins sont très différentes, voire antinomiques mais enfin, qui peut nier que le mot démocratie est l’étendard de la révolte ? On en a assez d’être traité comme des mineurs, on aspire à jouir de la liberté des membres des sociétés démocratiques, on demande que la liberté des personnes soit inscrite dans le contrat social. Les termes de liberté, de dignité sont sur toutes les lèvres. A bas le despotisme, vive la responsabilité citoyenne ! en pays d’islam comme ailleurs. J’ignore si les déclarations de Rached Gannouchi, chef du parti islamiste tunisien, Ennahda (renaissance), de retour dans son pays, sont sincères. Mais, si l’on en croit l’article du Monde de Nabil Ennasri et de Vincent Geisser (mardi 1er février 2011), « il a appelé à l’instauration d’un régime démocratique soucieux des libertés publiques. Il a même admis que le code du statut personnel de 1956, qui a aboli la polygamie et la répudiation et a instauré le mariage civil (fait unique dans le monde arabe) était un acquis décisif que l’on ne devait pas remettre en question. » Même s’il ne faut pas verser dans l’angélisme, prenons acte que ces soulèvements n’ont pas été initiés par les partis islamistes, que ces derniers prennent le train en marche et qu’en terre d’Islam comme, hier en terre chrétienne, les vrais démocrates devront lutter pour ne pas se faire confisquer leurs espérances et leurs sacrifices. Ni l’institution, ni le maintien d’un régime démocratique ne sont un long fleuve tranquille. Chaque parti est si convaincu d’avoir le monopole de la vérité et de la justice qu’accepter le pluralisme, ne pas disqualifier l’autre sous prétexte qu’il n’est pas d’accord avec vous requiert l’ascèse de tout de ce qu’il y a de potentiellement violent dans la conviction. L’expérience montre que cela ne va pas de soi. En témoigne le sectarisme des passions françaises. Il donne la mesure de la difficulté et administre la preuve que l’éducation à la liberté intellectuelle et morale doit être la première tâche d’un Etat démocratique soucieux de se doter d’une assise solide.
- Ensuite, ces événements tordent aussi le cou à l’idée que tout peuple n’est pas mûr pour la liberté. Comme si la liberté n’était pas un droit naturel et l’asservissement d’un peuple un crime contre l’humanité ! Il est vrai qu’on perd dans la servitude jusqu’au désir d’en sortir, disait Rousseau, mais ce n’est pas un argument en faveur du despotisme. C’est sa condamnation sans appel. Il corrompt les âmes, contraintes à de multiples compromissions pour trouver les moyens de satisfaire les besoins élémentaires de la vie ou de se faire une place au soleil. Il empoisonne la civilité en faisant de la peur le ressort de sa stabilité. En voyage récemment en Egypte, j’ai été sensible à la prudence de notre guide lorsque nous l’interrogions sur l’Egypte contemporaine et je ne pouvais m’empêcher, intérieurement, de rendre grâce au hasard m’ayant fait naître en France. Quelle chance de ne pas avoir à courber l’échine sous l’arbitraire des maîtres d’une orthodoxie idéologique, ou de féodaux aux pratiques mafieuses ! L’aveu kantien est ici de circonstance : « J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsque l’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié au soin d’autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir effectuer). Je ne fais pas d’objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circonstances, le moment d’affranchir les hommes de ces trois chaînes. Mais ériger en principe que la liberté ne vaut rien de manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu’on ait le droit de les en écarter pour toujours, c’est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l’homme pour la liberté. Il est plus commode évidemment de régner dans l’État, la famille et l’Église quand on peut faire aboutir un tel principe. Mais est-ce aussi plus juste ? » Kant : La Religion dans les limites de la simple raison, IVème partie, 2ème section, § 4, note 1, trad. Gibelin, Vrin, 1952, p. 245.
Cependant si ce double démenti a son importance dans la réaction de sympathie que nous éprouvons, il n’est pas suffisant pour en rendre compte. Car il n’est pas exagéré de dire que cette sympathie confine à l’enthousiasme. Nous nous réjouissons d’assister aux prémisses de l’émancipation des peuples arabes, une émancipation qui fut, en son temps, celle du peuple français et qui, elle aussi, suscita l’enthousiasme de ses spectateurs. La parenté des réactions me semble trop grande pour ne pas se souvenir de certaines analyses célèbres.
Je pense à celle de Hegel : « Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. Anaxagore avait dit le premier que le Noùs gouverne le monde ; mais c’est maintenant seulement que l’homme est parvenu à reconnaître que la pensée doit régir la réalité spirituelle. C’était donc là un superbe lever de soleil. Tous les êtres pensants ont célébré cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps-là, l’enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde » Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, p. 340.
Mais je pense surtout à celle de Kant dont on connaît le peu de complaisance à l’endroit de l’enthousiasme et de l’idée de révolution. Et pourtant, ce même Kant, interrogeant la réaction européenne à la Révolution française, n’hésite pas à voir en elle un signe indiquant quelque chose à la pensée soucieuse de se faire une Idée de la nature humaine et du sens de son aventure historique. Cet enthousiasme, dit-il, est le signe historique de la destination morale de l’humanité, ce qui nous autorise à penser qu’elle n’est pas une espèce naturelle comme une autre et que son histoire peut être celle d’un progrès. Elle n’est pas une espèce comme une autre car, comme le montre la rupture révolutionnaire, elle a le pouvoir de se rendre indépendante des lois de la nature, celles de la force, des besoins, des intérêts ou des passions mais aussi des lois établies pour se représenter l’exigence morale et se sentir tenue de l’inscrire dans le réel sous la forme du droit. Cette aptitude liée à sa dimension raisonnable est ainsi aptitude à la liberté, liberté s’attestant comme imprévisible capacité de mettre en échec l’enchaînement des causes et des effets et de s’instituer cause ou auteur d’une odyssée dont le sens est précisément d’accomplir la liberté l’ayant rendue possible. Sur le plan politique, l’humanité a donc vocation à instituer un ordre éthico-juridique dans lequel le droit inné de chacun à la liberté sera garanti par une puissance souveraine assurant la coexistence et partant la limitation réciproque des libertés sous une loi universelle. Or c’est précisément la mission que s’assigne la Constituante en 1789. C’est donc en tant qu’elle incarne la revendication de l’avènement du droit, la promesse d’un ordre politique se fondant dans la causalité de la raison que la Révolution a un écho dans la nature humaine. Elle réveille en elle la conscience de sa vocation morale, la réminiscence de son devoir. L’émotion ressentie est à la dimension du sublime de la tâche ainsi remémorée. Tout se passe comme si l’insurrection politique manifestait le caractère inaugural de la liberté humaine, sa capacité d’intervenir dans l’ordre historique, pour légiférer en lui et réconcilier la terre avec la loi du ciel.
Insertion du nouménal dans le phénoménal selon la terminologie kantienne : un tel spectacle ne peut que ravir l’âme humaine en faisant frissonner le dieu qui est en elle.
« Peu importe, écrit Kant, si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux- mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain […]». Kant, Le conflit des facultés dans La philosophie de l’histoire, Denoël, 1985, p. 171.
Il me semble que nous pouvons réactualiser ces propos. Il se peut que les mois, les années à venir transforment le signe d’une aube en horreur d’un crépuscule. Reste que nous vibrons au spectacle d’une aurore pleine de promesses pour des peuples trop longtemps asservis.
NB : Il ne faut pas s’autoriser des propos précédents pour accréditer la thèse d’un Kant révolutionnaire. Certes, la Doctrine du droit, Théorie et pratique, Vers la paix perpétuelle, ne sont pas toujours d’interprétation aisée mais enfin, il faut forcer les textes pour voir en Kant un adepte de la propagande révolutionnaire s’avançant de manière masquée dans tous les passages où il condamne radicalement le fait révolutionnaire. Selon cette interprétation, qui est celle d’André Tosel (Cf. Kant révolutionnaire, Droit et politique, Puf, 1988), et de Dominique Losurdo (Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Naples, 1985), il y aurait une duplicité ou une ruse kantienne qu’il faudrait savoir déjouer pour lire correctement notre philosophe.
Affirmation pour le moins problématique si l’on prend acte que rien ne paraît plus étranger au kantisme que la duplicité (Kant fait de la véracité un impératif catégorique) et que les textes sont sans ambiguïté. Quel que soit donc le talent d’André Tosel, que j’ai lu avec intérêt et même admiration, je ne peux souscrire à la thèse d’un Kant défenseur de la Révolution française. Kant est le théoricien du réformisme, non de la révolution, ce qui est clair dans sa condamnation radicale du droit de résistance à l’oppression. Condamnation explicite dans tous ses ouvrages. Citons pour exemple celui de la Doctrine du droit :
« Contre le législateur suprême de l’Etat il n’y a donc point d’opposition légale du peuple ; car un état juridique n’est possible que par soumission à sa volonté législatrice universelle ; il n’y a donc pas un droit de sédition (seditio), encore moins un droit de rébellion (rebellio), et envers lui comme personne singulière (le monarque), sous prétexte d’abus de pouvoir (tyrannis) pas le moins du monde un droit d’attenter à sa personne, et même à sa vie (monarchomachismus sub specie tyrannicidii). La moindre tentative est ici une haute trahison (proditio eminens) et un traitre de cette espèce, qui cherche à tuer son pays (parricida), ne peut être puni que de mort. – Le principe du devoir d’un peuple de supporter un abus, même donné comme insupportable, du pouvoir suprême consiste en ce que sa résistance contre la législation souveraine ne peut jamais être considérée que comme illégale et même comme anéantissant toute la constitution légale » Doctrine du droit, II, Remarque A, Vrin, p. 203.
Malgré sa brillante argumentation, André Tosel est d’ailleurs obligé de reconnaître que « Kant révolutionnaire n’est pas kantien », cet aveu étant suffisant, à mes yeux, pour invalider la thèse soutenue. Cependant il est juste de souligner l’ambivalence des propos kantiens à l’égard de la Révolution française. Nul doute qu’il n’y a pas été insensible et qu’il a vu en elle un événement majeur dans l’histoire de l’espèce humaine considérée comme un tout.
C’est que la pensée kantienne n’est pas épuisée par l’analyse rationnelle de l’Idée de droit. A ce niveau, la condamnation de la révolution est absolue. Mais la déduction transcendantale de l’Idée de droit ne dispense pas d’affronter la question de la genèse empirique du droit, comme fait positif, et lorsqu’on se place dans cette perspective, le discours doit bien tenir compte de l’observation des faits. Ici, il ne s’agit plus d’interroger le fondement du droit mais de prendre acte de son origine, or Kant ne fait pas mystère qu’elle a rapport à la violence. C’est pourquoi dans la Doctrine du droit, il souligne son « caractère insondable au point de vue pratique » (p. 201). Mais ce n’est pas, paradoxalement, pour affaiblir la légitimité du pouvoir politique, c’est au contraire pour établir que « le sujet ne doit pas activement discuter de cette origine comme d’un droit contestable (ius controversum) relativement à l’obéissance qu’il lui doit ».
Kant signifie ici, entre les lignes, qu’il est sans illusion sur l’origine des institutions humaines. Aucun pouvoir politique n’a, de facto, un fondement rationnel ou moral. Le contrat originaire auquel il faut remonter rationnellement pour fonder l’institution politique, à savoir le dépassement de la violence de l’état de nature et justifier l’obéissance inconditionnelle qui lui est due (à défaut de laquelle ce dépassement n’est pas effectif, l’état de nature continuant à être la vérité des relations civiles) n’est pas une réalité historique. C’est une « Idée comme principe pratique de la raison » et cette Idée implique qu’ « on doit obéir au pouvoir politique actuellement existant, quelle qu’en puisse être l’origine » p. 201.
Question de logique juridique et aussi de prudence politique :
- De logique juridique car le peuple n’ayant aucune existence en dehors de la souveraineté qui le représente, un droit de résistance du peuple contre le souverain est une contradiction dans les termes. Il équivaut à un droit du peuple contre lui-même et à un droit de dissolution de l’état civil. Une telle possibilité est à la fois illogique et suprême injustice car elle rend ineffective toute constitution politique. Pour s’en convaincre il suffit de se demander, si ce droit avait une juridicité , qui pourrait arbitrer le conflit entre le souverain et le peuple. « Qui doit décider de quel côté est le droit ? écrit Kant. Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. » Théorie et pratique, Vrin, p. 42.
- De prudence politique, car la révolution peut engendrer une situation pire que celle dont elle se prétend la solution. « Ce sont les lois permissives de la raison qui autorisent à laisser subsister un Etat de droit public entaché d’injustice jusqu’au moment où tout aura mûri de soi-même, ou aura été acheminé vers la maturité par des moyens pacifiques, jusqu’à un complet renversement, tant il est vrai que n’importe quelle constitution de droit, même si elle n’est conforme au droit que dans une faible mesure, vaut encore mieux que pas de constitution du tout, car ce destin-là (l’anarchie) provoquerait une réforme précipitée » Vers la paix perpétuelle, note de l’Appendice I, GF Flammarion, p. 114.
Ces deux idées-maîtresses de l’analyse kantienne montrent donc que le droit ayant pour fonction de dépasser la violence de l’état de nature, l’institution juridique n’est fondée ni à lui ouvrir un boulevard, ni à trouver son fondement en elle.
Ce qui ne signifie pas :
- Qu’un Etat ne puisse pas sortir d’une tourmente révolutionnaire. « En outre, quand une révolution a réussi et qu’une nouvelle constitution est fondée, l’illégalité du commencement et de son établissement ne saurait libérer les sujets de l’obligation de se soumettre comme de bons citoyens au nouvel ordre des choses, et ils ne peuvent refuser d’obéir loyalement à l’autorité qui possède maintenant le pouvoir » Doctrine du droit, II, Remarque A, Vrin, p. 205. Le caractère insondable de l’origine du pouvoir politique implique cette possibilité mais ce qui fonde le devoir d’obéissance est alors une Idée de la raison pratique non la légitimité d’une révolution. Celle-ci est par nature illégitime. Elle ne peut pas avoir de valeur juridique car, bien que parlant au nom du peuple, les acteurs d’une révolution ne sont pas le peuple mais seulement des membres de factions en guerre contre d’autres.
- Qu’ « un changement de la constitution (vicieuse) de l’Etat (ne) peut (pas) être parfois nécessaire – mais il ne peut être accompli que par le souverain lui-même par une réforme, et non par le peuple, c’est-à-dire par révolution – et si cette révolution a lieu, elle ne peut atteindre que le pouvoir exécutif, non le pouvoir législatif » Ibid. p. 204. On ne peut être plus clair sur l’absence de légitimité de la révolution, reste que là encore Kant en envisage la possibilité et il est intéressant de remarquer qu’il pointe, entre les lignes, ses conditions de réussite. Elle ne doit pas suspendre la continuité de l’Etat, garant de l’unité du peuple, en instaurant le chaos. Il s’ensuit qu’elle implique « une sagesse politique » tant du côté des contestataires que du souverain. « La sagesse de l’Etat considérera donc comme son devoir, dans l’état actuel des choses, de faire des réponses conformes à l’idéal du droit public ; et quant aux révolutions, dans la mesure où la nature les amène d’elle-même, de les utiliser, non pour maquiller une oppression encore plus grande, mais comme un appel de la nature pour parvenir, par une réforme fondamentale, à une constitution légale, fondée sur des principes de liberté durable » Vers la paix perpétuelle, note de l’Appendice I, GF Flammarion, p. 114.
Est-il nécessaire de souligner l’actualité de ces conseils ? Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce texte de Kant en lisant l’article de Guy Hermet dans le Monde du mercredi 2février 2011. « L’une des conditions capitales d’une transition réussie est que l’appareil d’Etat ne cesse pas de fonctionner au point de convaincre la population que les choses allaient mieux sous le pouvoir défunt », écrit-il. Puisse la leçon être entendue tant par ceux qui demandent un changement de l’exécutif que par ceux qui devront accomplir ce changement ! Il me semble que, dans leurs paroles publiques, les Occidentaux seraient bien inspirés de diffuser ces paroles de sagesse.
Conclusion :
Il n’est pas facile d’articuler les deux perspectives dans lesquelles Kant se place pour affronter la question du droit :
- d’une part la perspective historique, celle d’une genèse empirique du droit.
- d’autre part la perspective rationnelle, celle d’une déduction transcendantale de l’Idée de droit.
Si la première fait du droit un accord «pathologiquement [1]extorqué [1]», dans le cadre du conflit et de la solidarité des intérêts d’un être caractérisé par une insociable sociabilité [2], la seconde le fonde dans un devoir de la raison pratique, celui de sortir de l’état de nature et d’instituer juridiquement la coexistence des libertés sous un pouvoir irrésistible. Il s’ensuit que si le fait révolutionnaire peut être fondateur d’un ordre de droit au niveau factuel, il en est toujours la négation au plan logique.