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Kant et la révolution. A propos des révoltes arabes.

 

      Témoin, comme tout un chacun, du tremblement de terre affectant le monde arabe, j’observe la sympathie suscitée par ces mouvements de libération de régimes liberticides, prédateurs à des fins privées de la richesse publique, dont l’indignité se mesure à l’aune du sentiment d’humiliation éprouvé par les peuples concernés et dont l’incurie s’atteste dans le désastre économique des sociétés qu’ils ont bâillonnées.

   Nous sommes heureux, même si la joie n’est pas exempte d’inquiétude pour les évolutions à venir. Personne n’ignore que le triomphe de la démocratie n’est pas assuré, mais spectateur non engagé dans les luttes de pouvoir et les passions des uns et des autres, nous sommes infiniment intéressés à ce qui se passe et nous ressentons une profonde satisfaction.

   Quelle est la signification de ce vécu ?

   Il me semble qu’il s’éclaire d’abord par le démenti qu’il inflige à des opinions solidement enracinées et qu’il sera désormais difficile de diffuser avec autant de complaisance que par le passé :

 

 

 

   Cependant si ce double démenti a son importance dans la réaction de sympathie  que nous éprouvons, il n’est pas suffisant pour en rendre compte. Car il n’est pas exagéré de dire que cette sympathie confine à l’enthousiasme. Nous nous réjouissons d’assister aux prémisses de l’émancipation des peuples arabes, une émancipation qui fut, en son temps, celle du peuple français et qui, elle aussi, suscita l’enthousiasme de ses spectateurs. La parenté des réactions me semble trop grande pour ne pas se souvenir de certaines analyses célèbres.

   Je pense à celle de Hegel : « Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. Anaxagore avait dit le premier que le Noùs gouverne le monde ; mais c’est maintenant seulement que l’homme est parvenu à reconnaître que la pensée doit régir la réalité spirituelle. C’était donc là un superbe lever de soleil. Tous les êtres pensants ont célébré cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps-là, l’enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde » Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, p. 340.

   Mais je pense surtout à celle de Kant dont on connaît le peu de complaisance à l’endroit de l’enthousiasme et de l’idée de révolution. Et pourtant, ce même Kant, interrogeant la réaction européenne à la Révolution française, n’hésite pas à voir en elle un signe indiquant quelque chose à  la pensée soucieuse de se faire une Idée de la nature humaine et du sens de son aventure historique. Cet enthousiasme, dit-il, est le signe historique de la destination morale de l’humanité, ce qui nous autorise à penser qu’elle n’est pas une espèce naturelle comme une autre et que son histoire peut être celle d’un progrès. Elle n’est pas une espèce comme une autre car, comme le montre la rupture révolutionnaire, elle a le pouvoir de se rendre indépendante des lois de la nature, celles de la force, des besoins, des intérêts ou des passions mais aussi des lois établies pour se représenter l’exigence morale et se sentir tenue de l’inscrire dans le réel sous la forme du droit. Cette aptitude liée à sa dimension raisonnable est ainsi aptitude à la liberté, liberté s’attestant comme imprévisible capacité de mettre en échec l’enchaînement des causes et des effets et de s’instituer cause ou auteur d’une odyssée dont le sens est précisément d’accomplir la liberté l’ayant rendue possible. Sur le plan politique, l’humanité a donc vocation à instituer un ordre éthico-juridique dans lequel le droit inné de chacun à la liberté sera garanti par une puissance souveraine assurant la coexistence et partant la limitation réciproque des libertés sous une loi universelle. Or c’est précisément la mission que s’assigne la Constituante en 1789. C’est donc en tant qu’elle incarne la revendication de l’avènement du droit, la promesse d’un ordre politique se fondant dans la causalité de la raison que la Révolution a un écho dans la nature humaine. Elle réveille en elle la conscience de sa vocation morale, la réminiscence de son devoir. L’émotion ressentie est à la dimension du sublime de la tâche ainsi remémorée. Tout se passe comme si l’insurrection politique manifestait le caractère inaugural de la liberté humaine, sa capacité d’intervenir dans l’ordre historique, pour légiférer en lui et réconcilier la terre avec la loi du ciel.

   Insertion du nouménal dans le phénoménal selon la terminologie kantienne : un tel spectacle ne peut que ravir l’âme humaine en faisant frissonner le dieu qui est en elle.

      « Peu importe, écrit Kant, si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux- mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain […]».  Kant, Le conflit des facultés dans La philosophie de l’histoire, Denoël, 1985, p. 171.

   Il me semble que nous pouvons réactualiser ces propos. Il se peut que les mois, les années à venir transforment le signe d’une aube en horreur d’un crépuscule. Reste que nous vibrons au spectacle d’une aurore pleine de promesses pour des peuples trop longtemps asservis.

 

NB : Il ne faut pas s’autoriser des propos précédents pour accréditer la thèse d’un Kant révolutionnaire. Certes, la Doctrine du droit, Théorie et pratique, Vers la paix perpétuelle, ne sont pas toujours d’interprétation aisée mais enfin, il faut forcer les textes pour voir en Kant un adepte de la propagande révolutionnaire s’avançant de manière masquée dans tous les passages où il condamne radicalement le fait révolutionnaire. Selon cette interprétation, qui est celle d’André Tosel (Cf. Kant révolutionnaire, Droit et politique, Puf, 1988), et de Dominique Losurdo (Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Naples, 1985), il y aurait une duplicité ou une ruse kantienne qu’il faudrait savoir déjouer pour lire correctement notre philosophe.

   Affirmation pour le moins problématique si l’on prend acte que rien ne paraît plus étranger au kantisme que la duplicité (Kant fait de la véracité un impératif catégorique) et que les textes sont sans ambiguïté. Quel que soit donc le talent d’André Tosel, que j’ai lu avec intérêt et même admiration, je ne peux souscrire à la thèse d’un Kant défenseur de la Révolution française. Kant est le théoricien du réformisme, non de la révolution, ce qui est clair dans sa condamnation radicale du droit de résistance à l’oppression. Condamnation explicite dans tous ses ouvrages. Citons pour exemple celui de la Doctrine du droit :

« Contre le législateur suprême de l’Etat il n’y a donc point d’opposition légale du peuple ; car un état juridique n’est possible que par soumission à sa volonté législatrice universelle ; il n’y a donc pas un droit de sédition (seditio), encore moins un droit de rébellion (rebellio), et envers lui comme personne singulière (le monarque), sous prétexte d’abus de pouvoir (tyrannis) pas le moins du monde un droit d’attenter à sa personne, et même à sa vie (monarchomachismus sub specie tyrannicidii). La moindre tentative est ici une haute trahison (proditio eminens) et un traitre de cette espèce, qui cherche à tuer son pays (parricida), ne peut être puni que de mort. – Le principe du devoir d’un peuple de supporter un abus, même donné comme insupportable, du pouvoir suprême consiste en ce que sa résistance contre la législation souveraine ne peut jamais être considérée que comme illégale et même comme anéantissant toute la constitution légale » Doctrine du droit, II, Remarque A, Vrin, p. 203.

   Malgré sa brillante argumentation, André Tosel est d’ailleurs obligé de reconnaître que « Kant révolutionnaire n’est pas kantien », cet aveu étant suffisant, à mes yeux, pour invalider la thèse soutenue. Cependant  il est juste de souligner l’ambivalence des propos kantiens à l’égard de la Révolution française. Nul doute qu’il n’y a pas été insensible et qu’il a vu en elle un événement majeur dans l’histoire de l’espèce humaine considérée comme un tout.

   C’est que la pensée kantienne n’est pas épuisée par l’analyse rationnelle de l’Idée de droit. A ce niveau,  la condamnation de la révolution est absolue. Mais la déduction transcendantale de l’Idée de droit ne dispense pas d’affronter la question de la genèse empirique du droit, comme fait positif, et lorsqu’on se place dans cette perspective, le discours doit bien tenir compte de  l’observation des faits. Ici, il ne s’agit plus d’interroger le fondement du droit mais de prendre acte de son origine, or  Kant ne fait pas mystère qu’elle a  rapport à la violence. C’est pourquoi dans la Doctrine du droit, il souligne son « caractère insondable au point de vue pratique » (p. 201). Mais ce n’est pas, paradoxalement, pour  affaiblir la légitimité du pouvoir politique, c’est au contraire pour établir que « le sujet ne doit pas activement discuter de cette origine comme d’un droit contestable (ius controversum) relativement à l’obéissance qu’il lui doit ».

   Kant signifie ici, entre les lignes, qu’il est sans illusion sur l’origine des institutions humaines. Aucun pouvoir politique n’a, de facto,  un fondement rationnel ou moral. Le contrat originaire auquel il faut remonter rationnellement  pour fonder l’institution politique, à savoir le dépassement de la violence de l’état de nature et justifier l’obéissance inconditionnelle qui lui est due (à défaut de laquelle ce dépassement n’est pas effectif, l’état de nature continuant à être la vérité des relations civiles) n’est pas une réalité historique. C’est une « Idée comme principe pratique de la raison » et cette Idée implique qu’ « on doit obéir au pouvoir politique actuellement existant, quelle qu’en puisse être l’origine » p. 201.

   Question de logique juridique et aussi de prudence politique :

   Ces deux idées-maîtresses de l’analyse kantienne montrent donc que le droit ayant pour fonction de dépasser la violence de l’état de nature, l’institution juridique n’est fondée ni à lui ouvrir un boulevard, ni à trouver son fondement en elle.

   Ce qui ne signifie pas :

   Est-il nécessaire de souligner l’actualité de ces conseils ? Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce texte de Kant en lisant l’article de Guy Hermet dans le Monde du mercredi 2février 2011. « L’une des conditions capitales d’une transition réussie est que l’appareil d’Etat ne cesse pas de fonctionner au point de convaincre la population que les choses allaient mieux sous le pouvoir défunt », écrit-il. Puisse la leçon être entendue tant par ceux qui demandent un changement de l’exécutif que par ceux qui devront accomplir ce changement ! Il me semble que, dans leurs paroles publiques, les Occidentaux seraient bien inspirés de diffuser ces paroles de sagesse.  

Conclusion :

   Il n’est pas facile d’articuler les deux perspectives dans lesquelles Kant se  place pour affronter la question du droit :

   Si la première fait du droit un accord «pathologiquement  [1]extorqué  [1]», dans le cadre du conflit et de la solidarité des intérêts d’un être caractérisé par une insociable sociabilité [2], la seconde le fonde dans un devoir de la raison pratique, celui de sortir de l’état de nature et d’instituer juridiquement la coexistence des libertés sous un pouvoir irrésistible. Il s’ensuit que si le fait révolutionnaire peut être fondateur d’un ordre de droit au niveau factuel, il en est toujours la négation au plan logique.