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Hétérogénéité du rapport aux choses et du rapport aux personnes.Alain

Toile de Lesley Rich. lali.toutsimplement.be/?m=20080511

 

  «Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes soeurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait? Il faut donner d’abord. »
                              Alain, Propos d’un normand, I, Gallimard, 1952, Propos CXX, pp. 226-228.

 
 
   Thème : Hétérogénéité du rapport aux choses et du rapport aux autres.
   Question : La manière de se projeter vers l’extériorité a-t-elle le même effet selon qu’il s’agit du monde matériel ou du monde humain ?
   Thèse : Non, si les choses sont indifférentes au jugement et au désir humains, il n’en est pas de même en ce qui concerne les personnes. D’un ordre à l’autre « tout change ». La manière de se projeter vers autrui ne le laisse pas inchangé. Elle le transforme voire le crée.

   Cette constatation fonde une obligation morale à son endroit. « Il faut donner d’abord » sa confiance, son amour pour faire croître des possibilités qui ne peuvent advenir sans un acte de foi préalable en l’humanité de l’autre.

 

 
   Structure du texte : Il articule deux parties. La première (>d’un nigaud) analyse ce qu’il en est du rapport au monde en pointant l’indifférence des choses à l’espérance humaine. La seconde établit qu’il en va autrement avec les êtres humains. Le jugement porté sur eux, la demande qui leur est adressée ont une fonction créatrice. Ce qui conduit à énoncer les principes d’une morale de la manière exigible de se projeter vers autrui.
 
I)                   Le rapport au monde matériel.
 
   Nous sommes ainsi faits que nous sommes rarement enclins à admettre que le réel matériel vit d’une autre vie que la nôtre et est étranger à nos espérances. Nous voudrions que les phénomènes se produisent comme nous les désirons. Le grain a été semé. Quoi de plus naturel que d’aspirer à voir briller le soleil qui le fera germer et donnera une bonne récolte ? Nous regardons le ciel avec toute la force de notre désir et lorsque la tempête se déchaîne, nous en appelons aux dieux du ciel pour que les éléments nous soient propices. Récurrente folie humaine. L’esprit de l’ancienne magie résiste à la démystification scientifique et le poète, le rêveur, en chacun de nous, continue à projeter des âmes dans la matière. Il ne parvient pas à concevoir qu’elle n’est que matière et que ce qui se produit en elle est l’effet aveugle d’une causalité mécanique. Imaginant les forces cachées qui l’habitent, il croit qu’on peut agir sur elles comme on le fait sur les hommes : en leur adressant des prières, en les interpellant pour qu’elles comblent nos attentes. D’où les pratiques magiques. Le magicien prétend intervenir sur les phénomènes naturels en entrant en contact avec les esprits censés les gouverner. En s’adressant au dieu de la pluie, il espère la faire tomber, en invoquant la puissance occulte responsable de la maladie, il croit guérir.
   Chaque fois que l’homme est confronté à la résistance des choses, il a tendance à se projeter vers elles de cette manière. Il les implore, leur confie ses attentes. Il lui arrive même de les désirer si fort qu’il finit par croire à l’efficacité de son désir. Il va guérir, la pluie va tomber, les choses vont enfin aller comme il veut ! Peine perdue ! « Elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud » écrit Alain.
 Sotte espérance humaine. Un nigaud est un benêt ne se conduisant guère de manière sensée. Car il n’y a pas d’âme dans les éléments matériels. Ils n’ont pas de profondeur psychique sur laquelle il est possible d’avoir prise comme on le fait avec une intériorité spirituelle. Inutile de prétendre intervenir sur eux par la parole ou la prière. Seule la connaissance des lois qui les régissent permet une action efficace. C’est là la supériorité du technicien sur le magicien. Il ne se contente pas de donner  des ordres comme il le fait avec les hommes, il ne perd pas son temps en incantations ou exhortations. Il retrousse ses manches et intervient par des opérations matérielles sur un réel qu’il modifie conformément à son projet. Le chirurgien procède à l’ablation de la tumeur maligne, le paysan installe un système d’irrigation pour lutter contre la sécheresse. Ni l’un, ni l’autre ne croient que la prière a un pouvoir sur les choses. Ils savent bien que seules des opérations matérielles éclairées par la connaissance scientifique et outillées par l’ingéniosité technicienne peuvent être efficaces.
 
II)                Le rapport aux autres.
 
  Il en va autrement « quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes ». Avec le mot « frères » ou « soeurs », Alain pointe la parenté intime des êtres mis en relation. Nous vivons de la même vie et notre existence ne se déploie pas dans l’élément de la pure extériorité et de l’objectivité. Ainsi la présence de l’autre, son regard n’a jamais pour celui qui y est exposé l’inertie des choses. Par son seul surgissement, autrui fait exister, fût-ce sous forme furtive, une dimension spirituelle et morale où chacun se sent en relation avec quelque chose qui a bien l’extériorité des corps mais qui, au ras de cette matérialité, rend visible, exhibe une profondeur psychique dont il est inséparable. Le monde humain n’est pas le monde où un sujet transcende vers des objets, c’est un monde où chacun se vit dans des rapports intersubjectifs. Les consciences coexistent et communiquent de manière immédiate, sous forme passionnelle d’ailleurs, bien avant de porter leur relation à la hauteur de l’échange rationnel. Et même dans le rapport dialogique circulent des affects, des non-dits, des significations parasites, propres à brouiller le dialogue, à l’insu des interlocuteurs.
    Or cela n’est pas sans incidence sur l’être même des personnes concernées. S’il ne suffit pas de croire ou de désirer que la pluie tombe pour qu’elle tombe, en revanche les personnes ne sont pas imperméables au jugement ou au désir dont elles sont l’objet. Avec une grande finesse psychologique, Alain établit que l’homme réagit aux significations et aux valeurs qu’il croit lire dans l’attitude des autres à son égard. « Si je me crois haï, je serai haï » écrit-il. Entendons, la haine imaginaire ou réelle dont un individu se sent l’objet ne l’incline pas à manifester de la sympathie à l’endroit de celui dont il se croit haï. La haine suscite la haine. Elle affecte si profondément qu’elle induit presque mécaniquement une attitude hostile, des manifestations de ressentiment, susceptibles de rendre effectivement haïssable. Il en est de même pour l’amour. On aime se sentir aimé et celui dont nous croyons à tort ou à raison qu’il nous aime nous dispose à lui témoigner de la sympathie, des égards, ce qui nous rend effectivement aimable à ses yeux.
  Au fond tout se passe comme si, avec l’homme, les significations étaient agissantes au point de faire exister la réalité qu’elles signifient. Elles participent de ce que les psychologues appellent : « des prophéties autoréalisatrices ». Magie du symbolique. Il a effectivement prise sur la psyché humaine et induit des effets réels, chacun finissant souvent par donner raison à la croyance dont il est l’enjeu en faisant, consciemment ou inconsciemment tout ce qu’il faut pour confirmer le jugement des autres. Il s’ensuit que la relation intersubjective ne lie pas des personnes dont l’être préexiste à la relation. En réalité, c’est la relation qui crée cet être de telle sorte qu’il ne faut pas dire que la personne est ce qui est capable d’entrer en relation mais qu’elle est relation.
 
   Alain nous demande de prendre acte de cette étrange alchimie de l’expérience intersubjective avant de l’illustrer à trois niveaux : celui de la pédagogie, de la relation sentimentale, et de la politique.
 
1)      La relation pédagogique.
 
   Il faut commencer par elle car s’il y a un domaine où la construction d’un être est en jeu, c’est bien celui-là. Le pédagogue est en effet investi de la tâche, à la fois exaltante et redoutable de former le petit de l’homme, de développer ses aptitudes, de lui permettre de donner le meilleur de lui-même. La pédagogie est un art propre à donner consistance à la plus émouvante des œuvres d’art puisque sa matière n’est rien moins que la matière humaine. Il s’agit de dessiner en elle le visage de l’homme. Instruire et en instruisant socialiser, humaniser, libérer les possibles d’un être qui est, selon la formule célèbre, un candidat à l’humanité mais un candidat seulement. Encore faut-il porter à maturation les germes de la nature et accomplir les promesses.
  Or le devenir des enfants n’est pas étranger à la manière dont le maître se projette vers eux. D’abord, bien sûr, parce qu’ils seront en grande partie ce qu’on leur demande d’être. Les qualités humaines, qu’il s’agisse des qualités intellectuelles ou morales sont des institutions. Elles ne sont pas des données naturelles mais des conquêtes et cela passe par l’exhortation et l’effort. On ne dira jamais assez que sur ce point, l’exemple et  l‘exercice sont déterminants. C’est dire que l’interactivité entre les deux pôles de la relation pédagogique est le principe de l’école.
   Alain s’attarde sur cette relation intersubjective afin de montrer que le maître autant que l’élève a sa part de responsabilité. Il pointe la subtile dialectique agissant souterrainement. Non point qu’il s’agisse d’imputer l’échec scolaire à la seule autorité enseignante mais de comprendre que la confiance du maître, son acte de foi dans l’intelligence de ceux qui lui sont confiés sont un préalable nécessaire à la réussite éducative. On ne peut pas faire éclore des ressources si on ne croit pas en elles. On ne peut pas porter un enfant au maximum de ses possibilités si on doute de leur effectivité. Car le doute du maître va être immanquablement  intériorisé par l’élève et comme il est difficile de faire des efforts si l’on est persuadé de leur vanité, il finira par baisser les bras et confirmera ainsi le jugement négatif qu’il lit dans le regard ou dans les paroles du maître.
  « Confiance » et « attente ». Les deux vont de pair. Confiance dans les virtualités du « petit bonhomme » et demande des efforts nécessaires à leur actualisation. Si l’enfant sent que l’on n’attend rien de lui, qu’on ne croit pas à sa perfectibilité, il gâchera ses ressources au lieu de les exploiter. Mais cette attente doit être bienveillante, patiente. Elle ne va pas sans un amour de l’enfance, de la jeunesse, sans une coloration affective sans laquelle la relation humaine est privée de toute chaleur et de toute humanité. Dans tout choix de métier et dans celui d’enseignant peut-être plus que dans tout autre, l’investissement affectif des personnes est requis. En désignant l’enfant par l’expression affectueuse : « petit bonhomme », Alain souligne que la rigueur éducative n’exclut pas la tendresse.
 
 Ce qui est vrai de l’enfant l’est sans doute de l’adolescent et de l’homme mûr. Nous advenons dans le cadre de relations aux autres. Leur méchanceté ou leur injustice ne sont pas inoffensives. Elles produisent ceux que Victor Hugo appelle les « infâmes ». « Il y a un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, les misérables ; de qui est-ce la faute ? » Les Misérables, III, VIII, 5. La méfiance dont le forçat libéré, Jean Valjean, est l’objet l’endurcit, prépare le futur criminel qu’il ne deviendra pas par le miracle de la charité évangélique de Mgr Myriel. La grande âme de Mr Madeleine naît d’un geste d’amour qu’il s’efforcera sa vie durant de ne jamais décevoir. Exemple emblématique de la plasticité humaine et de la fonction poétique, créatrice du rapport humain. Nous ne préexistons pas aux relations tissant le texte de notre existence ; ce sont elles qui nous enfantent. Grâces soient rendues à celles qui, comme « un soleil mûrit les fleurs et les fruits » de  tout un chacun.
 
2)      La relation affective.
 
    C’est patent dans la relation amoureuse. « Je prête, dîtes-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins : mais il faut essayer ; il faut croire ».
   Le propos est ici nuancé alors qu’il ne l’était pas précédemment. C’est qu’il n’est plus question ici de formation d’un être et de dissymétrie du rapport. Dans la relation sentimentale (amour ou amitié) les personnes engagées sont dans un rapport d’égalité. Elles s’aiment pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles ont mission de devenir par l’action de l’une sur l’autre. Et pourtant même là des demandes, des attentes, des jugements sont implicites et ne sont pas sans effet sur l’évolution des êtres. Alain se place même dans une situation où l’amant peut être soupçonné d’entretenir un rapport imaginaire à l’objet aimé, comme c’est souvent le cas. Se projeter vers l’autre avec les yeux de l’amour n’est-ce pas être le seul à voir des vertus demeurant invisibles aux yeux des autres ? Or c’est par là que l’amour est créateur. Il consiste essentiellement en un don de valeur et cette valeur qu’il projette sur l’autre, il l’enfante la plupart du temps. Comment, en effet, ne pas se sentir tenu de faire exister les qualités qu’on nous prête ? Impossible d’exister sous forme glorieuse dans le coeur de l’autre sans s’efforcer d’honorer cette belle image de soi qu’il renvoie. Certes l’échec n’est pas exclu. L’amour magicien ne fait pas des miracles absolus. Il a besoin du concours de l’autre et celui-ci peut faire défaut mais il faut d’abord aimer sans réserve, croire en l’autre pour avoir une chance de ne pas être déçu. Chacun sait bien que le moindre doute encourage la faiblesse car on ne croit peut-être en soi qu’à hauteur de la croyance que l’autre met en vous. La relation amoureuse est un enfantement réciproque et les personnes s’aiment d’autant plus solidement qu’elles ont pu devenir meilleures l’une par et pour l’autre.
 
3)      La relation politique.
 
 Il en est de même dans les rapports politiques. Un peuple est ce qu’on lui demande d’être. Lorsqu’on l’infantilise, il devient infantile, lorsqu’on le méprise, il devient méprisable, lorsqu’on le respecte il devient respectable. Ce ne sont pas des affirmations gratuites. Donnez aux hommes des responsabilités et vous découvrez que ceux qui, hier, tenaient des propos irréfléchis, étaient prolixes en « ya ca » prennent la mesure de la complexité des problèmes, de la nécessité de la sagesse dans les jugements et dans les décisions. Les jurys d’assises en administrent souvent la preuve de l’aveu même des magistrats professionnels.
   D’où la pertinence de Kant lorsqu’il accuse les tutelles d’être à la fois la cause et l’effet de la minorité des hommes. On entend souvent dire que tel peuple n’est pas mûr pour la démocratie, que la liberté serait pour lui un danger. Alibi de tous ceux qui sont infiniment intéressés à maintenir les autres dans un état de minorité intellectuelle et politique. « Que la grande majorité des hommes (y compris le beau sexe tout entier) tienne pour très dangereux le pas qui mène vers la majorité – ce qui lui est d’ailleurs si pénible -, c’est ce à quoi veillent les tuteurs qui, dans leur grande bienveillance, se sont attribué un droit de regard sur ces hommes. Ils commencent par rendre stupide leur bétail et par veiller soigneusement à ce que ces paisibles créatures n’osent faire le moindre pas hors du parc où elles sont enfermées. Ils leur font voir ensuite le danger dont elles sont menacées si elles tentent de marcher seules. Ce danger n’est pourtant pas si grand : après quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher. » Kant. Qu’est-ce que les Lumières ?
   L’école d’aujourd’hui, paradoxalement, s’expose à cette critique. Car cette institution, qui parle en permanence d’apprentissage de l’autonomie, ne cesse en réalité de materner les jeunes, de les traiter comme des enfants irresponsables et elle les rend effectivement irresponsables. Estimez d’abord les hommes et ils feront grandir en eux les vertus par lesquelles ils sont dignes d’être estimés. Dans le rapport gouvernants-gouvernés oeuvre la même dialectique que dans tous les autres rapports humains. C’est la relation qui fait éclore l’être, elle ne le présuppose pas. Celui-ci n’est pas une donnée, c’est une œuvre.
 
Conclusion :
 
   Tout discours sur l’homme engage une morale. S’il est vrai que la manière dont on se projette vers l’autre le transforme, il est urgent de prendre conscience de l’infinie responsabilité de chacun à l’égard de chacun. Nous devons croire en la valeur des autres, leur accorder une confiance totale car douter de leur richesse revient à cesser de traiter l’humanité comme une fin en soi. C’est une « injure » affirme Alain, un manque de respect et donc une faute morale. Alain réitère ici l’impératif catégorique kantien (Cf. « il faut » c’est-à-dire « tu dois ») et comme Kant il s’autorise aussi d’une justification pragmatique. La confiance, l’amour, le respect obtiennent d’ordinaire ce qu’ils parient. Parce que l’homme est  l’œuvre de l’homme, il faut parier d’abord.