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Hegel. Philosophie et apprentissage.

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« La démarche mise en œuvre dans la familiarisation avec une philosophie riche en contenu n’est bien aucune autre que l’apprentissage. La philosophie doit nécessairement être enseignée et apprise, aussi bien que toute autre science. Le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même et de produire en propre, a rejeté dans l’ombre cette vérité – comme si, quand j’apprends ce que c’est que la substance, la cause, ou quoique ce soit, je ne pensais pas moi-même, comme si je ne produisais pas moi-même ces déterminations dans ma pensée, et si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres ! – comme si, encore, lorsque je discerne leur vérité, je n’acquérais pas moi-même ce discernement, je ne me persuadais pas moi-même de ces vérités ! – comme si, une fois que je connais bien le théorème de Pythagore et sa preuve, je ne savais pas moi- même cette proposition et ne prouvais pas moi-même sa vérité !, Autant l’étude philosophique est en soi et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage – l’apprentissage d’une science déjà existante, formée.

[… ] La représentation originelle, propre, que la jeunesse a des objets essentiels, est, pour une part, encore tout à fait indigente et vide, et, pour une autre part, en son infiniment plus grande partie, elle n’est qu’opinion, illusion, demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée. Grâce à l’apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s’illusionne. »

   Hegel. Rapport à Niethamer, 23, octobre 1812.

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Thème : Philosophie et apprentissage.

Question : La philosophie peut-elle faire l’économie d’un apprentissage ? Se distingue-t-elle des autres disciplines en ce qu’elle ne peut ni être enseignée ni être apprise ?

Thèse : Faux, répond Hegel en prenant le contre-pied d’une opinion largement répandue. La pensée n’accède à une dimension philosophique que par un apprentissage rigoureux consistant à se familiariser avec le contenu des grandes pensées philosophiques. Il y a là une nécessité, aussi incontournable que pour n’importe quel autre savoir. En imputant l’opinion qu’il critique à «un malheureux prurit», c’est-à-dire à un désir irrépressible comme l’est une démangeaison, Hegel ne cache pas tout le mépris qu’elle lui inspire. Elle est proprement irréfléchie, si peu innocente qu’elle trahit  la tentation de la facilité, le fantasme d’une pensée vide de tout contenu, les illusions de l’immédiat.

Question : Pourtant, penser ne consiste-t-il pas à penser par soi-même et ne suit-il pas de là que l’effort de penser soit un effort strictement personnel excluant de s’en remettre à la médiation des autres penseurs ? Dès lors à quoi bon prendre la peine de se former à l’école des grands philosophes ? Chacun n’a-t-il pas une aptitude philosophique par le fait même qu’il est doué de la capacité de penser, enfants et ignorants inclus ? On sait que cette opinion est très en vogue dans une époque comme la nôtre où prospèrent les cafés philosophiques et où l’on prétend introduire la philosophie dans les classes enfantines.

Thèse : Hegel ne remet pas en cause l’idée selon laquelle philosopher, c’est penser par soi-même. Il prend au contraire la peine d’enfoncer le clou sur ce point : « L’étude philosophique est en soi et pour soi une activité personnelle » écrit-il à la fin du premier paragraphe. Mais il refuse de tirer de cette vérité indiscutable, l’idée qu’on puisse se passer d’un apprentissage.

Question : N’y a-t-il pas là une inconséquence de sa part ? Comment concilier ces deux idées apparemment contradictoires : l’acte de penser est un effort intérieur ne mettant en jeu que le sujet pensant lui-même et pourtant la pensée ne peut faire l’économie d’un apprentissage ?

Thèse : Pour Hegel, il n’y a là une contradiction que pour ceux qui commettent deux erreurs fondamentales :

 

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Question : Pourquoi donc, quand bien même l’étude de l’histoire de la philosophie ne serait pas la philosophie elle-même, la philosophie requiert-elle nécessairement un apprentissage ?

               Pourquoi peut-on à la fois donner raison à Kant lorsqu’il affirme qu’« il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre, on ne peut qu’apprendre à philosopher » et néanmoins soutenir que la philosophie requiert une formation rigoureuse ? Pour Kant, en effet, « la philosophie n’est que la simple idée d’une science possible qui n’est donnée nulle part in concreto » (Critique de la raison pure. Architectonique de la raison). « Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la philosophie, il faudrait qu’il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus et vous serez philosophes » : jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur Polybe pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée » Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver 1765-1766, tr. fr. M. Fichant, Vrin, pp. 68-69.

   On ne peut être plus éloigné du dogmatisme hégélien, prétendant, dans notre texte, que la philosophie est « une science déjà existante, formée ». Et pourtant pour Kant comme pour Hegel, la pensée n’a pas d’emblée une dimension philosophique dans son exercice. Elle doit conquérir sa propre maîtrise contre ce qui lui fait obstacle dans l’immédiat. D’où le jugement d’une extrême sévérité de Hegel sur la pensée d’une jeunesse non instruite.

Thèse : « La représentation originelle, propre, que la jeunesse a des objets essentiels, est, pour une part, encore tout à fait indigente et vide, et, pour une autre part, en son infiniment plus grande partie, elle n’est qu’opinion, illusion, demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée. Grâce à l’apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s’illusionne. »

   Hegel signifie d’abord qu’une pensée non instruite est une pensée pauvre en contenu, voire vide de tout contenu. De fait, penser consiste à penser le réel qu’il s’agisse du monde extérieur à la conscience ou de son monde intérieur. Or c’est l’expérience et la culture que l’on acquiert qui nous en donnent une idée. Sans formation intellectuelle, sans ouverture à l’expérience des autres, le monde d’un individu, ayant de surcroît peu vécu, est réduit à ses propres œillères. Comment pourrait-il avoir une idée de la diversité géographique, ethnique, de la multiplicité des passions, des croyances, des organisations humaines si son expérience se limite à la sienne ? Sa pensée est aussi bornée que son propre vécu.

   L’auteur signifie ensuite que si sa pensée a un contenu réel, celui-ci n’a pas de dimension philosophique. Un jeune non instruit a des opinions, [1] non des idées philosophiquement fondées. Hegel reconduit ici une signification que tout élève entrant en classe de philosophie a à comprendre intimement. Opiner n’est pas penser. La pensée première, la pensée qui n’est pas le résultat d’un travail de la pensée est une illusion de pensée. Elle est la caisse de résonance de significations reçues passivement par le simple fait de parler telle langue, d’appartenir à tel milieu culturel et social, à telle époque, d’avoir reçu telle éducation ou encore d’avoir tel profil psycho-physiologique ou tel vécu. Dans l’allégorie de la caverne [2], Platon montre combien l’image du réel que chacun croit être sienne est en fait construite à son insu par tout autre chose qu’une pensée libre et active. Celle-ci commence par être aliénée et il faut d’abord en prendre conscience pour commencer à penser vraiment. C’est pourquoi la philosophie [3] ne peut pas être une pensée au premier degré. La pensée véritable s’actualise originairement comme négativité, découverte du caractère boîteux, indéterminé, illusoire, doxique des pensées premières. Elle s’accomplit donc comme pensée de la pensée, c’est-à-dire comme mouvement de retour de l’esprit sur lui-même afin de soumettre ses productions à l’examen rationnel. Reprise critique de ce qui jusqu’alors allait de soi, et construction à nouveaux frais de contenus de pensée dont le propre est de se fonder sur un ordre de raisons. Des raisons ne sont pas des arguments frappés au sceau de la fantaisie subjective. Ce sont des arguments justifiables par tout autre esprit faisant l’effort d’en comprendre la nécessité. Le moment philosophique marque ainsi ce moment où la pensée se réapproprie la maîtrise des significations et des valeurs, où elle s’affranchit de l’arbitraire subjectif pour donner consistance à un sujet qui n’est ni « toi » ni « moi » mais un « nous » reconnaissable à des exigences qui sont celles de la pensée universelle. Il correspond à une expérience que Socrate définissait comme une « nouvelle naissance » et Hegel, comme le moment où la pensée, en sa liberté, se pose dans l’existence.

   « La philosophie est la pensée qui se rend consciente, qui s’occupe d’elle-même, se fait son propre objet, se pense dans ses diverses déterminations. La science de la philosophie est un développement de la pensée libre » Leçons sur l’histoire de la philosophie. I, tr. J. Gibelin. Gallimard, Idées, nrf, 1954, pp.139.140.

   Peu importe que le terme de « science » ne soit pas approprié. Contrairement à ce que soutient Hegel, la philosophie, fût-elle envisagée comme totalité des monuments ayant jalonné son histoire, n’est pas un savoir positif. On n’en a jamais fini avec la négativité tant les postulats, les perspectives propres à chaque philosophie peuvent être mis en question. Mais chaque possible de la pensée ne la laisse pas inchangée. Chacune actualise les exigences de la pensée universelle et on ne pense pas après Kant ou Hegel comme on pensait avant eux.

   C’est dire qu’on ne peut apprendre à philosopher sans se former auprès de ceux qui ont pensé avant nous. L’ironie socratique, le doute cartésien, la critique kantienne éveillent la pensée de l’élève à elle-même, lui donnent la mesure des impasses dans lesquelles elle peut se fourvoyer. Ils la mettent en situation d’expérimenter ce que penser veut dire car si aucune philosophie n’est LA philosophie, toutes sont des philosophies. Toutes mettent en œuvre « le courage de la vérité et la foi en la puissance de l’esprit » dont Hegel fait la première condition de la philosophie, (Cf. Introduction au cours de Heidelberg. Leçons sur l’histoire de la philosophie. I, tr. J. Gibelin. Gallimard, Idées, nrf, 1954, p. 18.)

   Penser avec Platon, Aristote, St Thomas, Descartes et les autres n’est donc pas une question d’érudition, comme si l’on avait affaire à une galerie d’opinions, dont on pourrait d’ailleurs pointer les contradictions pour discréditer la philosophie. Tous ceux qui pratiquent ainsi la philosophie, et ils sont légion, attestent par là leur ignorance car, précisément, un livre de philosophie n’est pas un exposé d’opinions. Hegel est très clair sur ce point :

«  En ce qui concerne d’abord cette galerie d’opinions que présenterait l’histoire de la philosophie – sur Dieu sur l’essence des objets de la nature et de l’esprit – ce serait, si elle ne faisait que cela, une science très superflue et très ennuyeuse, alors même qu’on invoquerait la multiple utilité à retirer d’une si grande animation de l’esprit et d’une si grande érudition. Qu’y a-t-il de plus inutile, de plus ennuyeux qu’une suite de simples opinions ? On n’a qu’à considérer des écrits qui sont des histoires de la philosophie, en ce sens qu’ils présentent et traitent les idées philosophiques comme des opinions, pour se rendre compte à quel point tout cela est sec, ennuyeux et sans intérêt. Une opinion est une représentation subjective, une idée quelconque, fantaisiste, que je conçois ainsi et qu’un autre peut concevoir autrement. Une opinion est mienne; ce n’est pas une idée en soi générale, existant en soi et pour soi. Or la philosophie ne renferme pas des opinions ; il n’existe pas d’opinions philosophiques. Un homme, serait-il même un historien de la philosophie, trahit aussitôt un défaut de culture élémentaire quand il parle d’opinions philosophiques. La philosophie est la science objective de la vérité, la connaissance de sa nécessité, un connaître compréhensif et nullement opinion, ni délayage d’opinions.

[ …] Ce qu’on pourrait dire au sujet de cette réflexion, ce serait d’abord que quelle que soit la diversité des philosophies, elles ont ce trait commun d’être de la philosophie. Quiconque donc étudierait ou posséderait une philosophie, si toutefois c’en est une, connaîtrait par suite la philosophie. Ce prétexte qui s’en tient à la simple diversité et qui, par dégoût ou appréhension de la diversité où se réalise un universel, ne veut ni saisir, ni reconnaître cette universalité, je l’ai comparé ailleurs à un malade pédantesque auquel le médecin conseille de manger du fruit et auquel on sert des cerises, des prunes ou des raisins ; son pédantisme fait qu’il n’en prend point car aucun de ces fruits n’est du fruit, mais que ce sont des cerises, des prunes ou des raisins» (Introduction au cours de Berlin. Leçons sur l’histoire de la philosophie. I, tr. J. Gibelin. Gallimard, Idées, nrf, 1954, pp. 42.43.44.)

Conclusion :

   On ne naît pas philosophe, on le devient par une formation rigoureuse consistant à libérer la pensée de ce qui l’aliène afin qu’elle accède à la conscience d’elle-même et s’institue maîtresse des significations et des valeurs. On sait que dans cet itinéraire escarpé, Platon confiait un rôle propédeutique aux mathématiques. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » avait-il fait inscrire au fronton de l’Académie. Le professeur de philosophie élargit cette propédeutique à l’étude du riche contenu des grandes philosophies. On n’apprend à philosopher qu’avec les grands penseurs comme l’artiste ne développe son talent qu’en s’initiant auprès de ses illustres prédécesseurs.

   Ce qui est vrai de la philosophie dans sa dimension théorique l’est aussi dans sa dimension pratique. On n’est pas spontanément enclin à la sagesse. Voilà pourquoi les Anciens soumettaient leurs élèves à des exercices spirituels exigeants.

   L’ouverture d’esprit, la rectitude du jugement, l’effort d’honorer dans sa conduite les exigences de la pensée ne sont donc pas des données, ce sont des conquêtes.