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Gilles Kepel. Quatre-vingt-treize.

 

  

    Comment se faire une idée de la situation de l’Islam sur le territoire de France et de l’ampleur réelle des crispations identitaires  gangrenant le corps social?  Sommes-nous en voie d’islamisation massive comme le prétendent les diffuseurs des concepts « d’Eurabia » et de « dhimmitude » ou ces discours relèvent-ils du délire pur et simple ? De quoi la multiplication des sites identitaires alimentant complaisamment les peurs et les haines est-elle le symptôme ? Car il suffit de se promener sur la toile pour découvrir que les constructions fantasmatiques de l’autre vont bon train et que l’islamophobie des uns n’a d’égal que la francophobie ou l’occidentalophobie des autres. (Gilles Kepel en donne un bon aperçu dans le dernier chapitre de son livre).

   Tous nos concitoyens devraient se sentir tenus de s’interroger sur ces questions tant les tensions identitaires réelles ou fantasmées sont une menace pour l’esprit républicain et la cohésion sociale. C’est pourquoi, le dernier livre de Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, me semble bienvenu. Il n’est pas exagéré de dire qu’il fait œuvre salutaire à bien des égards.

   D’abord parce qu’il invite au regard distancé qu’induit nécessairement l’analyse richement informée d’un spécialiste ayant consacré un quart de siècle à étudier la scène de l’islam de France.

   Ensuite parce que le titre de l’ouvrage, Quatre-vingt-treize, n’est pas anodin. L’auteur exploite sa surdétermination symbolique, au double point de vue de l’espace et du temps.

   Dans l’espace, le 93 inclut St Denis or St Denis occupe une place cardinale dans l’imaginaire national. Sa basilique, nécropole de tous les rois qui ont fait la France, était au principe du pacte fondateur de la monarchie française. Les fossoyeurs de la royauté le savaient si bien que lorsqu’ils entreprirent de renouveler le pacte social, c’est à St Denis rebaptisée, par un décret de la Convention du 17 septembre 1793, Franciade, qu’ils célébrèrent les noces de la république et de la nation.

   Lieu emblématique donc d’une histoire mouvementée, comme si le 93 incarnait la scène où se joue dans le temps et dans l’espace le drame national. Un drame dont le visage varie selon les époques mais qui expose toujours ses acteurs au risque d’un dénouement tragique. Les fractures du corps social ne sont plus celles d’une bourgeoisie conquérante en butte à une aristocratie attachée à ses privilèges. Quoi qu’on en dise l’histoire ne se répète pas et l’idée d’en tirer des leçons est bien vaine. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Hegel et je crois qu’il a raison. Chaque situation est inédite, et notre époque n’échappe pas à la règle.

   Reste que c’est encore une fois le 93 qui concentre les défis que notre pays doit relever pour faire de l’ordre avec du mouvement. Là, plus qu’ailleurs, s’exhibent les difficultés  auxquelles nous semblons si peu aptes à trouver des solutions. Celles d’un corps social que l’ouverture des frontières, une immigration importante et mal accompagnée, la mondialisation, l’explosion d’internet ont  profondément bouleversé. Saurons-nous éviter le pire que 93 évoque aussi avec une guillotine tournant à plein régime ou la profanation des tombes royales ?  

   On sent que Gilles Kepel inscrit  son étude dans une histoire longue, comme si les convulsions présentes (les émeutes de l’automne 2005, les problèmes actuels d’intégration et les revendications identitaires) déclinaient sous une forme radicalement singulière mais dangereusement analogue une situation que notre poète national, Victor Hugo, décrivait dans les Misérables.  Quatre-vingt-treize est aussi le titre du dernier roman de Victor Hugo, celui qu’il consacre à la gloire de la révolution française, et Kepel avoue écrire intentionnellement en lettres hugoliennes le numéro du département figurant aujourd’hui la banlieue.

  Son mérite est aussi de proposer une interprétation qu’il est possible de discuter mais qui, si elle est fondée, permet d’envisager des solutions à un mal dont il faut enrayer, de toute urgence, la propagation. La thèse du livre, dont l’enjeu est essentiellement de dresser un état des lieux, est que la visibilité de l’islam dans la sphère publique est le symptôme d’une « citoyenneté inaccomplie ». Alors que pour tous les autres citoyens  le marqueur religieux s’est effacé, l’appartenance religieuse restant une affaire privée comme il se doit dans une république laïque, les citoyens issus de l’immigration maghrébine et africaine sont identifiés comme des musulmans et non comme de simples citoyens précisément parce que leur citoyenneté n’est pas aboutie. Il conviendrait donc de ne pas transformer un problème social et économique en ce qu’il n’est pas : une nouvelle guerre des religions, un choc des civilisations avec les obsessions obsidionales nécessairement liées au sentiment d’une identité nationale menacée.

   J’avoue avoir de la peine à me faire une idée claire de ce qu’il en est réellement. Les aveuglements idéologiques sont si puissants sur ces questions ! L’angélisme des uns me semble tout aussi condamnable que la dramatisation des autres, un camp étant la raison d’être de l’autre.

   D’où l’importance de s’informer et de multiplier les sources d’information.

   Gilles Kepel nous invite à prendre la mesure des fractures qui travaillent dangereusement le « vivre ensemble ». Il ne les sous-estime pas. Il retrace l’historique de la situation de l’islam en France en distinguant trois moments : l’islam des darons, l’islam des Frères ou des blédards, l’actuel islam des jeunes. Il ne fait pas silence sur les entreprises militantes du tabligh indo-pakistanais et du salafisme saoudien. Mais il montre pourquoi ces prédicateurs ont trouvé dans les populations concernées un terreau propice à la réislamisation des consciences. Pertes des repères, errance des parcours individuels, humiliation de personnes en butte à la discrimination, pauvreté économique et culturelle. On peut comprendre que ces conditions d’existence aient pu susciter des réactions qui aggravent le problème plus qu’elles ne le résolvent. Ainsi de la métamorphose d’une identité stigmatisée en identité revendiquée comme une marque de dignité ostensiblement affichée sous la forme du halal (phénomène que Kepel étudie avec beaucoup de précision) ou du voile islamique. 

   L’enquête de Maryam Borghée (Voile intégral en France. Michalon, mai 2012),  sur des femmes ayant fait le choix du voile intégral en France montre combien cet enfermement volontaire est une manière paradoxale de retourner une situation d’échec, de vulnérabilité, en stratégie de distinction et de reconnaissance sociale. Je conseille aussi la lecture de ce livre, même si on peut ne pas être d’accord avec la condamnation que l’auteur fait implicitement de la loi interdisant le port du voile islamique dans l’espace public.  

 

 

 

   Reste que, quelles que soient les raisons ayant conduit à cet état de fait, la question demeure de savoir comment réinscrire dans la communauté nationale des personnes qui en refusent les valeurs et se réclament d’une organisation politique étrangère à notre tradition.

     

      Pour susciter le désir de lire le livre de Gilles Kepel.

   

 I)                   La citoyenneté inaccomplie.

  

   « […] dans la France d’aujourd’hui, l’insertion sociale de beaucoup de ceux que l’on distingue comme « musulmans » reste brouillée par un accès médiocre au marché de l’emploi, et […] ainsi leur citoyenneté demeure inaccomplie. Avec cette désignation, le critère religieux semble se substituer au caractère civique ou national, ou à tout le moins en compenser la déficience en apparaissant prédominant. Si tel est le cas, cela signifierait que l’islam […] est singulier en ce qu’il empiète significativement sur la sphère publique, tant dans la représentation qu’en ont ses fidèles qu’aux yeux de ceux qui les observent avec ou sans aménité, alors que ce phénomène est désormais secondaire pour les adeptes des religions plus anciennement établies en France. La sphère privée constitue pour ces derniers le lieu privilégié d’épanouissement, l’espace public fournissant l’opportunité d’ajustement à la marge par rapport à des stratégies sociales ou politiques laïcisées.

   Par contraste avec les « confessants » sécularisés de ces autres religions, le postulat de la citoyenneté inaccomplie dont pâtissent nombre de musulmans de France tient à deux ordres de raisons. Les premières sont inscrites dans une histoire contemporaine faite de pans morcelés de mémoires subjectives brouillées: l’appartenance de cette population à la nation est incomplète et récente car la plupart des personnes concernées ont immigré en France au cours du dernier demi-siècle, et leurs enfants constituent la première génération devenue ou née française sur le territoire métropolitain. Nombre de parents n’ont pas opté pour la naturalisation, la simple habitation dans l’Hexagone se substituant à une sujétion non désirée à la patrie de l’ancien colonisateur, la carte de résidence combinée avec un passeport maghrébin ou africain prévalant sur la carte d’identité d’une nation à laquelle on ne souhaitait pas faire allégeance. Pour les enfants, l’acquisition de la nationalité française, beaucoup plus aisée alors qu’aujourd’hui, n’était guère recherchée, bien que leur vie et leur destin se fussent d’emblée enracinés dans le sol et la société français. Dans le cours de cette transition identitaire aléatoire entre des nationalités fluctuantes, les jalons de l’islam commencèrent à apparaître à certains comme le repère le plus fixe – même  si, comme on le verra, l’indigénisation de cette religion en France lui fit connaître de profondes transformations au long du demi-siècle écoulé.

   La seconde série de raisons tient au discriminant social : dans sa masse, la population concernée appartient à des groupes défavorisés. Tandis qu’elle se débattait par ailleurs avec les enjeux de nationalité, la génération des parents s’est sédentarisée en France au moment paradoxal où la désindustrialisation faisait disparaître les emplois peu qualifiés – mais qui paraissaient protégés – des travailleurs immigrés, précipitant nombre d’entre eux dans le chômage. Simultanément, l’effondrement du mouvement ouvrier, de son tissu associatif et de ses relais politiques, ne leur a pas permis de se mobiliser en tant que classe sociale pour faire valoir leurs revendications en se fondant avec les «prolétaires » d’autres origines ethniques, religieuses ou nationales. Dans cet environnement, le référent religieux s’est substitué à la mobilisation sociopolitique étiolée, compensant la marginalisation provoquée par un chômage de longue durée, en figeant l’identité sur un socle islamique qui semblait pérenne et rassurant. Le travail engendre la transformation de soi par ce que l’on fait, produit ou crée, fournit les conditions nécessaires à une démarche d’intégration ascendante à la société, à la projection dans le futur. Le chômage inhibe le fondement même de ce processus. Dans le dernier quart du XX° siècle, la disparition massive des emplois salariés des travailleurs immigrés se traduisit par la réémergence de marqueurs religieux forts. Réifiant l’appartenance à la communauté islamique d’origine – réelle ou imaginaire, – ils restauraient la dignité ici-bas face au déclin professionnel et à la régression sociétale par la réitération du salut dans l’au-delà pour les humbles et les petits – les  mustad’afun – du répertoire islamique.

   C’est dans ce contexte d’ensemble que l’enquête Trajectoires et Origines a mesuré le sentiment de discrimination en France en 2010. Alors que, pour la population majoritaire, le facteur principal de discrimination ressentie est l’appartenance au sexe féminin, dans le cas des personnes qui viennent du Maghreb, de Turquie ou dont les familles en sont venues, l’origine est citée avant tout autre discriminant, avec une fréquence extrême (tandis que la race prévaut chez les Africains et les Antillais). Ce sentiment persiste, voire s’accroît chez leur progéniture née ou éduquée en France – alors qu’il décroît significativement chez les descendants d’immigrés européens par rapport à la génération de leurs parents. En outre, pour les enfants de Maghrébins et d’Africains du Sahel, le sentiment d’une discrimination liée à la religion – l’islam – est deux fois plus élevé que chez leurs parents. La persistance du ressenti discriminatoire, son accroissement paradoxal dans la jeune génération, bien qu’elle soit majoritairement devenue de nationalité française, contribue à relativiser l’effet positif de la citoyenneté. Les faits sociaux sont têtus: chez les enfants nés en France ou immigrés très jeunes lorsque le père fit venir sa famille pour le rejoindre, et qui ont acquis, en fréquentant l’école française, un capital éducatif sans commune mesure avec celui de la génération précédente, les aléas hérités du passé parental restent prégnants.

   Pour beaucoup, ce n’est guère que l’enchaînement hasardeux des emplois précaires qui a permis de dissiper le spectre du chômage; et la participation politique demeure faible – malgré les inscriptions massives sur les listes électorales qui ont suivi les émeutes de l’automne 2005. La minorité qui se détache grâce à des trajectoires individuelles remarquables, dans l’entreprise, l’université ou le monde associatif, peine à l’accomplissement de la citoyenneté dans le cadre institutionnel de la démocratie – ne serait-ce qu’à cause de la fermeture des partis politiques. En 2011, les élus nationaux au suffrage universel doivent franchir un plafond de verre qui laisse surtout passer les quinquagénaires d’ascendance européenne et de catégorie sociale supérieure: l’Assemblée nationale ne comptait à cette date aucun élu métropolitain issu d’une population se déclarant musulmane, et comprenant pourtant plusieurs millions de personnes, que l’on retienne les chiffres de l’enquête TeO ou les estimations du ministre de l’Intérieur – et dont la majorité possède la nationalité française.

   C’est autour de cet inaccomplissement de la citoyenneté qu’il faut situer l’explosion du halal lorsqu’il se revendique comme marqueur identitaire. Cette posture est doublement compensatoire. Elle permet d’abord de pérenniser ou de magnifier un héritage religieux (en partie réinventé et bricolé à l’occasion) qui évite de percevoir la prise de nationalité française comme un renoncement par rapport aux combats anticoloniaux de la génération des parents. Ensuite elle corrige, réajuste ce que l’accès à la citoyenneté a laissé comme frustrations sociales et culturelles pour des populations majoritairement défavorisées ou qui commencent leur ascension sociale: elle les propulse vers une position de force relative, celle d’un groupe de consommateurs capable d’orienter ses dépenses comme bon lui semble. Cette «citoyenneté halal» plastique et fluctuante, qui évolue entre le «modèle bio», ouvert et pluraliste, et le «modèle kasher », clos et communautaire, figure une participation politique en gestation, encore inaboutie.

   De même que les entrepreneurs de la filière viande s’en disputent la clientèle, les entrepreneurs politiques et religieux, internes comme externes à l’islam, sont en compétition pour en recueillir le suffrage. Sur ce marché où se renégocient sans cesse les identités et les allégeances, on trouve aussi bien les salafistes et le tabligh, les fréristes et les islamo-gauchistes, les consulats et associations algériens, marocains, turcs, etc., et leurs relais d’influence, l’État et ses institutions, les élus locaux, et les partis. L’inscription d’acteurs islamiques nouveaux dans le paysage politique français s’est traduite, notamment pour les jeunes, dans le langage virtuel de l’Internet à travers les innombrables portails qui produisent de l’information, de l’idéologie et du discours – comme les  sites classiques, – ou agrègent des paroles, souvent confuses et véhémentes – à l’instar des forums 2.0 et des blogs, – construisant et reconstruisant une lecture du monde contemporain et de ses perpétuels bouleversements. Elle commence aussi à s’inscrire dans le champ politique par les tentatives de constituer des lobbies musulmans à l’occasion des élections, que ce soit pour négocier le soutien des fidèles à qui l’imam ou le président d’association indique le « bon choix», tel le curé breton qui donnait des consignes de vote à ses ouailles jusqu’à une époque récente, ou pour conclure des alliances avec tel ou tel parti – avec  une prédilection pour les Verts, qui n’est pas tant due à la couleur commune de l’islam et de l’écologie qu’au catéchisme protéiforme professé par ce mouvement. » p. 115 à 120.

 

   A partir de ce constat, Gilles Kepel s’emploie à retracer les différents âges scandant ce qu’il appelle « la dialectique de l’islamisation ». Dialectique car les trois âges qu’il nomme «  l’islam des darons », celui « des Frères ou des blédards et enfin  « celui des jeunes » se constituent sur fond d’opposition des uns et des autres et de dépassement des contradictions dont ils sont la résultante.

 

II)                 Les trois âges de l’islam.

  

   « LA DIALECTIQUE DE L’ISLAMISATION

    Ce processus est l’aboutissement d’une transformation en profondeur de l’islam – en  France jusqu’à la fin de la décennie 1980, de France depuis lors, on l’a vu – qui a été incarné dans « trois âges» – ou trois grands moments. Le sociologue Abdelmalek Sayad, dans un article séminal, avait décrit en 1977 les « trois âges de l’émigration algérienne en France ». Il y distinguait un premier âge où les communautés rurales, que le travail de la terre ne nourrissait plus, envoyaient en France les paysans kabyles, un deuxième âge où la communauté perdait le contrôle sur ces « paysans dépaysannés» qui bricolaient individuellement leur destin par rapport à l’usine, à la mine, aux syndicats de métropole, et un troisième âge où s’installa une « colonie algérienne en France » – renversant à partir du bas la logique de la colonisation française en Algérie, advenue par le haut, par la conquête militaire et le contrôle de l’État. Lorsque Sayad publia son article à la fin de la décennie 1970, la « colonie algérienne» (cela vaudra également pour les autres pays du Maghreb, du Sahel, et in fine pour la Turquie) était entrée dans un processus de sédentarisation et de regroupement familial – qu’accompagna l’émergence d’un premier âge de l’islam.

   En rétrospective, trois bonnes décennies plus tard, on nomme aujourd’hui en banlieue celui-ci: «l’islam des darons» (des pères). Sa mémoire est ancrée dans le pays d’antan et le temps jadis. Pour les Maghrébins et les Africains, il est fait d’un mixte où la prégnance de la domination coloniale par l’Empire français outre-Méditerranée s’est prolongée dans ce qui fut la Métropole avant d’être réduit à l’Hexagone – et  s’enchevêtre avec l’autorité exercée désormais par les régimes issus de l’indépendance, notamment les pouvoirs forts d’Alger et de Rabat. Cet « islam des darons » est historiquement le plus ancien. Transplanté, il cherche son inspiration dans la continuation des pratiques du pays d’origine dont les instances religieuses et politiques fournissent le personnel et assurent un encadrement qui s’avérera inadapté, dès la décennie 1980, aux défis qui le menacent. Il représente le premier moment de la dialectique, celui de l’affirmation d’un islam de soumission et de paix sociale. Il était au départ le seul visage de cette religion en France; il persiste jusqu’à aujourd’hui, des instances comme la Grande Mosquée de Paris – d’obédience algérienne – ou  le Rassemblement des musulmans de France – d’obédience marocaine – s’efforçant de le gérer,  mais  il a perdu la prédominance qui était autrefois la sienne.

   Le deuxième âge voit entrer en scène deux nouveaux acteurs: l’État français, d’une part, et des mouvements islamistes, d’autre part, portés par des étudiants issus des Frères musulmans ou proches d’eux, et venus pour la plupart du « bled» pour fréquenter l’Université en France. C’est «l’islam des Frères» – ou «l’islam des blédards ». Préoccupés par les mouvements politiques qui agitent le monde musulman et qui ont, comme la révolution iranienne puis la guerre civile en Algérie, des répercussions en France, les pouvoirs publics ont mis en œuvre, à partir de 1989, des consultations qui aboutirent à une institution de type consistorial, traduite finalement, en mai 2003, par la création du Conseil français du culte musulman (CFCM). Cette représentation de l’islam de France, qui avait pour objectif d’échapper à la mainmise étrangère caractéristique de l’âge des « darons », trouva paradoxalement son expression la plus structurée dans l’Union des organisations islamiques en (puis de) France (UOIF), fédération d’inspiration « frériste », évoquée plus haut, qui, pendant quinze ans, mena d’un côté le combat pour le port du voile à l’école et constitua, de l’autre, l’épine dorsale des divers projets consistoriaux et l’interlocuteur de dernier recours de l’État. Ce processus représente le moment de la négation dans la dialectique de l’islamisation. S’il est logique que le ministère de l’Intérieur chargé des cultes, confronté à des enjeux majeurs d’ordre public, ait suscité une instance de type consistorial qui lui serve d’interlocuteur pour la gestion nationale de l’islam – affermé  jusqu’alors aux États d’origine de la plupart des musulmans, – celle-ci a servi de palliatif, voire de cache-misère, à l’État français au moment où se posait le défi beaucoup plus vaste de l’entrée dans la citoyenneté, avec toutes ses acceptions sociales et culturelles, de populations issues de l’immigration. L’autre paradoxe tient au partenaire de prédilection qui s’est imposé dans ce moment inaugural de l’indigénisation de l’islam: en effet, les «Frères » de l’UOIF étaient des blédards, non représentatifs du tissu social des enfants d’immigrés. Leur autonomie par rapport aux États du Maghreb gérant « l’islam des darons » a diminué, notamment lorsque l’organisation était dirigée par des ressortissants marocains. Leurs relations financières et idéologiques avec les figures de l’establishment des Frères musulmans liées à divers États du Golfe – avec lesquels les gouvernements français successifs ont noué par ailleurs des partenariats privilégiés – maintenaient une dimension fortement exogène à leurs déterminants et leurs motivations. Enfin, leur positionnement politique consistant à se faire les porte- parole par excellence d’une communauté à laquelle ils proposaient sur certains thèmes des mots d’ordre de rupture – en particulier les épreuves de force récurrentes autour du port du hijab à l’école – est  entré en conflit avec leur statut de leaders de facto du CFCM. Ces contradictions ont donc entraîné en 2011 une crise de l’UOIF – et  du CFCM dans la foulée.

   Entre le moment de « l’islam des darons » et celui de « l’islam des  blédards »,  il y a eu une première étape médiante, portée par le tabligh, ce mouvement piétiste et prosélyte d’origine indo-pakistanaise, apolitique, qui a joué le rôle principal dans la réislamisation des banlieues – et pour les premières conversions en milieux populaires de souche européenne. Il en fut le moteur à la base, par des tournées de prédication dans les quartiers déshérités sur lesquels s’était abattu le chômage ou la drogue, où il prônait un fort repli identitaire corseté par une pratique très stricte. Présent en France dès la fin des années 1960, il connaît son apogée dans la décennie 1980 – période après laquelle sa dimension intellectuellement fruste limite son impact durable chez les jeunes éduqués par l’école française. Il demeure aujourd’hui très bien implanté et contrôle un nombre significatif de mosquées, mais constitue surtout un sas que quittent au moins autant de fidèles qu’il n’en arrive – les  « sortants » demeurant d’ordinaire marqués par l’intensité de la foi qu’il développe, mais en traduisant les conséquences selon des modes assez diversifiés de participation au vivre-ensemble dans la société française, des plus ouverts aux plus fermés.

   Le troisième moment de cette dialectique, qui a vocation au dépassement des contradictions précédentes, est celui de « l’islam des jeunes ». Il est porté par la génération née ou élevée en France – les enfants des «darons » qui arrivent à l’âge adulte à partir de la dernière décennie du XX° siècle, cadets des « Frères» blédards dont ils contestent le droit d’aînesse. Revendiquant haut et fort l’héritage des pères dont ils veulent restaurer la dignité bafouée par l’exploitation capitaliste puis le chômage, ils excipent de leur nationalité française pour tenir à distance le CFCM, où certains voient une rémanence du caïdat par lequel l’administration coloniale gérait la population indigène assujettie, mais non citoyenne. Ils appartiennent à l’univers culturel métissé d’une jeunesse dont le verlan est un emblème, et qui les désigne par les vocables de reubeu, renoi, voire ketur ou – pour les converti (e)s – céfran. Ils se lancent à leur tour dans l’action religieuse et militante à partir du début de la décennie 1990, dominée par « l’islam des blédards », mais ne supplantent vraiment ces derniers qu’après les émeutes de 2005 et sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Français pour la plupart, très ancrés dans le tissu social, ce sont des entrants « par le bas » dans l’univers politique, où leurs associations, dont certaines ont passé des alliances avec l’extrême gauche, d’autres se constituant en lobby islamique sur le «modèle » juif, ont des mots d’ordre fortement revendicatifs. Ils sont omniprésents sur Internet, s’y emparent des débats centraux de la société française globale – la laïcité, la « burqa », l’islamophobie.  Certains ont fait du halal leur étendard identitaire propre et bataillent en ligne contre les «Identitaires » français, laïcistes ou intégristes, se structurant réciproquement en un effet de miroir cybernétique. D’autres sont engagés dans un processus de laïcisation du religieux qui intègre l’identité musulmane dans la pluralité de la société française. Mais cette troisième génération, toutes tendances confondues, affiche un « islam décomplexé » dont le moindre des paradoxes, tandis que sa citoyenneté politique ne parvient pas à pleinement s’accomplir, est de s’articuler en profondeur aux acquis de la démocratie française, à commencer par la liberté d’expression, de manifestation et d’association – envers laquelle les générations précédentes nourrissaient quelque inhibition.

   Entre le deuxième et le troisième moment de cette histoire dialectique de l’islamisation, s’est insérée une seconde étape médiante, portée par le salafisme. Prolongeant la réislamisation initiée par le tabligh, elle la dépasse en l’adaptant à un cybermonde qui a profondément pénétré en banlieue. Elle est le vecteur de prédilection d’individus qui cherchent à se reconstruire après une rupture identitaire forte – elle touche ainsi en priorité les enfants d’Algériens, fréquemment les Kabyles et harkis – chez  qui le réseau religieux est moins prégnant qu’en milieu marocain, et les convertis. Pour les salafistes, il ne saurait y avoir d’islam de France: ils consacrent toute leur énergie à coller à 1’« orthodoxie » des oulémas saoudiens, constitués en une véritable Église de l’islam sunnite mondial grâce à la rente pétrolière. Traduisant inlassablement leurs textes dont ils remplissent le Web francophone, ils en importent la teneur pour constituer des enclaves mentales et territoriales en France, d’où ils aspirent à émigrer pour de bon vers la « terre d’islam ».  La Mecque et Médine restant généralement hors de portée car les autorités saoudiennes délivrent chichement les visas, c’est vers les centres salafistes de d’Égypte et du Yémen que leur passeport français leur donne un sauf-conduit, quand ils ne font pas une migration inversée de retour vers le bled quitté par les parents, désormais exalté pour ses vertus de terre d’islam.

   Au début de la seconde décennie du XXI siècle, ces différents âges et ces stratégies diverses cohabitent, s’interpénètrent, se concurrencent, au sein d’un islam de France dont ils rendent la lecture globale complexe pour le non-initié comme pour les autorités publiques. Tandis que « l’islam des darons » décline lentement, maintenu sous perfusion par les États des pays d’origine, celui des Frères et des blédards a atteint un étiage historique, marqué par la crise du CFCM, dont les élections en juin 2011 ont été boycottées par deux des grandes fédérations, la Mosquée de Paris et l’UOIF, lesquelles se sont par ailleurs vidées graduellement de leur substance – comme leur concurrente la FNMF. Même avec la venue au pouvoir de régimes issus des Frères musulmans ou composant avec eux dans les pays qui ont connu les « printemps arabes», notamment en Tunisie où les dirigeants du parti Nahda sont les mentors de l’équipe tunisienne qui pilote l’UOIF depuis juin 2011, ou au Maroc où le Parti pour la Justice et le Développement fournit l’arcature du RMF, majoritaire au CFCM, le soutien politique et financier qu’ils apporteraient à leurs épigones de l’Hexagone ne pourrait changer la sociologie de l’islam de France, où les jeunes – reubeus, renois, keturs et céfrans – vont dominer la scène. Pour mieux comprendre les défis auxquels cette génération est confrontée, notamment dans son rapport incertain à la société française globale, et aux batailles identitaires qui s’y déroulent, il faut d’abord revenir sur les moments contrasté de la dialectique de l’islamisation en France, pour démêler âge après âge, moment après moment, l’enchevêtrement de ses enjeux. » p. 120 à 125.