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Est-ce un devoir pour l’homme d’être cultivé?

Salle de la bibliothèque du Strahov. Prague. 

   

   « Etre cultivé » est le résultat d’un processus par lequel à force d‘instruction et d’éducation, de socialisation et d’humanisation, un individu donne à voir un visage de l’humain que caricature au contraire celui que l’on qualifie d‘inculte, de barbare ou de sauvage. La culture est « la promotion de l’humanité dans le monde et dans l’homme » (Gusdorf) et Alain note la parenté des idées de culture, culte et coultre. Comme le paysan travaille patiemment son champ pour faire lever le bon grain, il semble que l’homme ne donne pas spontanément ses meilleurs fruits. Lui aussi a besoin d’être cultivé, ne serait-ce que pour devenir capable de moralité.

   Et la moralité consiste précisément, si l’on en croit Kant, à faire son devoir. On entend par là une exigence s’imposant à nous avec un caractère de nécessité. Un devoir est ce à quoi on est tenu, non point en vertu d’une loi de la nature qui nous déterminerait (nécessité naturelle) mais en vertu d’une loi intérieure à la conscience ayant elle aussi sa nécessité (nécessité morale) et nous révélant, à la fois, notre liberté et les résistances de notre nature à son injonction. Si être cultivé est un devoir, l’homme devrait donc se sentir obligé de développer ses talents, d’actualiser les dispositions de sa nature et de promouvoir par son effort moral le perfectionnement de son être.
 
    Or si l’effort de « se cultiver » peut être l’enjeu d’un tel devoir, y a-t-il sens à dire que c’en est un « d’être cultivé » ? La culture n’est-elle pas d’abord un milieu dans lequel on baigne et ce que l’on a la chance de recevoir ? L’expression « être cultivé » ne semble guère compatible, à première vue, avec le principe d’une exigence morale. Les hommes deviennent ce qu’ils sont au sein de contextes culturels qui eux-mêmes sont ce qu’ils sont, en vertu d’une loi étrangère à une visée proprement morale. En quel sens peut-on dire qu’avant d’être l’enjeu d’un effort moral, la culture est ce qui nous est « extorquée pathologiquement » selon la formule de Kant ?
 
   Pour autant, que la nécessité naturelle soit au principe du fait culturel et de son développement n’implique pas de faire le deuil d’un devoir d’être cultivé. Il se peut même que les besoins et les passions nous extorquent la civilisation pour qu’à force de civilisation nous devenions capables de moralité. Et pour un sujet moral accompli, se cultiver et promouvoir la culture de tous les membres de l’espèce humaine est bien une obligation morale. La question est en dernière analyse de savoir ce qui la fonde.
 
1)      La culture n’est pas un devoir, elle est un destin : la nature de l’homme est d’être un être de culture.
 
   Que serait un homme privé de toute culture qu’il s’agisse de la culture au sens sociologique ou de la culture au sens humaniste ? Rousseau a affronté la question et la réponse tombe comme un couperet : ce serait « un animal stupide et borné ». Tous les attributs proprement humains : la bipédie, l’usage approprié des mains, la parole, la pensée, la civilité etc. requièrent un milieu social, des apprentissages, du mimétisme et de l’éducation. « L’enfant est un candidat à l’humanité » (Piéron) mais un candidat seulement. Hors d’un contexte culturel dans lequel il prend forme humaine, le petit de l’homme est condamné à la condition fruste, hébétée de l’enfant sauvage. Victor, l’enfant de l’Aveyron, est inclassable. Il n’est pas un véritable animal car il ne dispose pas d’un instinct permettant à l’animal d’agir spontanément de manière efficace et adaptée. Il n’est pas non plus un homme puisqu’il n’a pas été en situation d’actualiser les virtualités de la nature humaine. Victor marche à quatre pattes, il ne parle pas, il ne pense pas, il ne maîtrise pas ses sphincters et sa sensibilité est aussi fruste et atrophiée que les fonctions supérieures de la personnalité.
   L’observation des faits confirme ce que la réflexion philosophique établit. On ne naît pas homme, on le devient. L’homme n’est pas homme par son héritage biologique, il l’est par son héritage culturel. Sa nature n’est pas une nature donnée, c’est une nature acquise. « Ce sont nos acquisitions, nos imitations qui font de nous des hommes au point de vue psychique » (K.Jaspers). L’état de nature est pour l’homme un état de nullité et il faut être cultivé pour devenir un homme*.
 
   La culture est donc essentielle à notre devenir homme. Antérieurement à toute visée morale il y a ce fait : privé d’un équipement naturel permettant à l’homme d’être, comme l’animal, immédiatement tout ce qu’il peut être dans la perfection d’une conduite instinctive, l’homme ne peut avoir de place dans la nature et au sein d’une société que par un processus de culture.
   « Etre cultivé » est pour lui un destin (un sort auquel il ne peut échapper) avant d’être une vocation morale. Aristote a dit cela d’une manière décisive. Si l’homme pouvait se passer d’une inscription dans un milieu humain, il serait un dieu, si l’homme était privé d’une instruction et d’une éducation il serait une brute. Le fait humain est substantiellement le fait culturel.
 
2)      La culture est « extorquée pathologiquement » Kant.
 
   On entend d’abord par culture, au sens sociologique, l’ensemble des manières de penser, de sentir et d’agir propre à une collectivité. Sociologiquement, il n’y a pas une culture, il y a des cultures et chacun des membres d’un groupe incorpore les usages sociaux, les valeurs, les significations collectives, le type de sensibilité, propres à son groupe par voie d’imitation et d’éducation. Il est cultivé par le seul fait d’appartenir à un ensemble de la famille humaine.
 
    Et le groupe lui-même n’a pas inventé ses savoir-faire, sa langue, son art, ses savoirs, sa religion, ses lois par obligation morale.
   On peut rendre compte de la genèse et des transformations des cultures par le jeu des diverses contraintes pesant sur l’homme et lui arrachant la solution des problèmes qu’il a à résoudre.
   Résumons ce qu’il faut entendre par là :
   L’homme a des besoins et la nature n’étant pas un jardin d’Eden, il lui faut travailler, diviser le travail, échanger ses produits, inventer les techniques appropriées à la tâche de satisfaire ces besoins.
   Cette tâche impliquant l’association humaine, il est nécessaire d’instituer des lois pour endiguer la violence que chacun représente pour chacun.
   Traversé par de puissants affects comme la peur et l’espoir, il a besoin de croyances religieuses et rend un culte aux dieux mais comment célébrer le divin sans temple et sans statue c’est-à-dire sans l’objet beau qui seul, semble être digne du divin ? Les religions ne peuvent se passer des arts.
   Les membres d’une société vivent dans des rapports de rivalité pour le pouvoir, les biens, le prestige. L’ambition, le goût de paraître, de se faire une place au soleil leur arrachent ainsi les efforts sans lesquels les conquêtes les plus admirables de la civilisation ne pourraient voir le jour.
   Voilà ce que Kant veut dire en affirmant que le développement et le perfectionnement de la nature humaine nous sont « extorqués pathologiquement ».
   L’homme ne se donne pas cette fin comme un sujet moral, il ne se sent pas obligé de promouvoir le progrès des techniques, des connaissances, des institutions, des moeurs. Il est l’agent inconscient et involontaire de ce processus car le jeu des besoins, des affects et des passions suffit à rendre raison des progrès historiques et des aventures culturelles humaines. « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale ». Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique »1784.
 
   En parlant de nature, Kant pointe un fait n’ayant pas sa source dans la liberté car  les deux ordres s’opposent. Un processus naturel obéit à un déterminisme. Il exclut la liberté qui, elle, requiert la capacité de se rendre indépendant des inclinations naturelles pour se donner, par sa propre raison, la loi de sa conduite. Et telle est la dignité du sujet moral. Si l’homme n’est pas une simple chose de la nature, s’il est reconnu comme une personne, c’est précisément parce que, par sa raison, sa conduite peut échapper au déterminisme de la nature et faire resplendir l’autonomie rationnelle. Certes, l’invention des savoirs, des arts, des techniques, le progrès des mœurs etc. mettent bien en jeu l’exercice de la raison. Ils ne sont pas comme l’instinct le résultat d’opérations inconscientes et involontaires. En privant l’homme d’un instinct, la nature a mis l’homme en situation de suppléer cette absence par le déploiement des ressources de son intelligence. Mais tant que l’exercice de l’intelligence est déterminé par des affects, des passions, des besoins, il ne faut pas dire qu’il procède de la liberté. La volonté n’agit pas en s’autodéterminant par un principe pratique, elle est déterminée par des mobiles pathologiques. 
 
   Alors qu’est-ce qui peut bien nous autoriser à défendre contre l’idée de la culture comme nécessité naturelle, celle de la culture comme nécessité morale ? Comment fonder l’affirmation que la culture est moins un destin qu’un devoir ?
 
3)      Un devoir d’être cultivé.
 
   D’abord on ne peut manquer de noter les limites de la culture au sens ethnique ou sociologique. Car s’il est vrai qu’elle donne forme humaine à ses membres, il est non moins vrai qu’elle les conditionne plus qu’elle ne les cultive. Une culture n’est jamais qu’une manière particulière de décliner les possibilités de l’humaine nature et s’il fallait être prisonnier de cette particularité ne se condamnerait-on pas à une forme d’étroitesse ? Ce soupçon invite à marquer l’écart entre la culture au sens sociologique et la culture au sens humaniste.
   On entend par là un apprentissage de l’universel. Il nous semble, en effet, que la culture exige de transcender la clôture de l’ethnique. Tant qu’on pense, qu’on sent, qu’on agit selon les normes d’un groupe, on a la fâcheuse tendance de croire que ces normes sont les meilleures et on se rend coupable d‘ethnocentrisme. On ignore même souvent leur caractère culturel et les élevant indûment à l’universel, on les croit naturelles et on se sent autorisé à rejeter hors de la sphère de l’humanité ceux qui ont le tort d’appartenir à d’autres cultures que la nôtre. Bref on s’expose à cautionner les pratiques des barbares car comme Lévi-Strauss nous l’a appris : « le barbare c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ».
   Il y a ainsi des effets d’aliénation dans toute ethnicisation d’un être humain, car tout groupe a sa singularité et s’approprie d’ordinaire son identité dans son opposition à d’autres groupes. En particularisant l’humaine nature, les cultures fonctionnent dans l’immédiat comme ce qui brise l’unité du genre humain et prive l’homme d’une richesse qui n’est pas dans la partie mais qui est à conquérir dans l’ouverture au tout.
   La culture au sens humaniste est le culte de l’humanité au sens universel. Elle est inséparable d’une culture de la liberté intellectuelle et morale et celle-ci implique d’abord la capacité de prendre du recul par rapport à sa culture au sens étroit pour la mettre en perspective avec d’autres espaces culturels. La culture requiert donc un haut niveau d’instruction, l’exigence de se rendre étranger à soi-même en voyageant dans l’étrangeté. En se familiarisant avec d’autres manières de penser, de sentir et d’agir (Ex : détour par l’Egypte, la Grèce, la Chine etc.) on s’arrache à l’étroitesse d’un enracinement culturel et d’une tradition nationale. Par le détour de l’autre, on ouvre son esprit et on se connaît mieux soi-même. La dénonciation des faiblesses des uns et des autres devient possible, non plus au nom de critères ethnocentriques mais de valeurs universelles en droit.
   Se cultiver consiste donc à s’instruire afin de ne pas se laisser inchangé. Comme le paysan transforme le sol sur lequel il intervient, l’enrichit et l’embellit, l’instruction et l’éducation modifient un individu dans son être de telle sorte qu’on reconnaît un homme cultivé à son ouverture d’esprit, à la maîtrise de son jugement, à la délicatesse de sa sensibilité, à son sens de la valeur morale et spirituelle. On n’a pas de la culture mais on est cultivé ou non. « La culture est ce qui reste lorsque l’on a tout oublié » disait en ce sens Herriot et Lalande écrit : « La culture est le caractère d’une personne instruite, et qui a développé par cette instruction son goût, son sens critique et son jugement ».
   La culture est en ce sens une tâche infinie et elle consiste comme on disait autrefois à faire ses humanités or devenir un homme, exercer son métier d’homme, c’est bien le premier devoir que chacun devrait se sentir tenu d’honorer.  
   Pourquoi demandera-t-on ?
   Cette question appelle plusieurs réponses :
   D’abord parce que le postulat fondateur de la moralité pose que l’humanité ou l’homme comme nature raisonnable est une fin en soi. Si l’exigence morale a un sens, cela tient au fait que l’humanité n’est pas en nous une donnée empirique, c’est un idéal moral qui nous oblige en notre qualité d’être raisonnable. Si donc notre humanisation est un devoir nous avons le devoir d’être cultivé.
 
   Ensuite parce que notre finalité morale est peut-être la seule chose qui puisse conférer un sens au fait qu’il y a des hommes sur la terre. Pourquoi la nature a-t-elle fait surgir un animal qui n’est pas comme l’animal doté d’un instinct mais d’une raison se demande Kant ? Fait étonnant, car si la finalité humaine était comme celle de l’animal de part en part naturelle, l’instinct serait un moyen bien plus efficace pour parvenir à cette fin. La finalité naturelle est, en effet, la conservation de la vie, la satisfaction des inclinations naturelles c’est-à-dire le bonheur. Or la culture de la raison est si peu un brevet de réjouissances que, du point de vue de l’aspiration au bonheur, on peut légitimement être tenté par une haine de la raison (misologie). Si donc la raison est si peu appropriée à garantir le bonheur, il est permis de penser (#connaître)  que sa fin est d’une autre nature. La fin d’un être doué de raison est d’accomplir la loi de la raison et cette loi étant la loi morale, la finalité d’un être raisonnable est la moralité. Elle est moins d’être heureux que de nous rendre dignes de l’être.
 
   Or la civilisation de l’homme est nécessaire à l’actualisation de sa capacité morale. Non point qu’il faille être savant pour savoir quel est son devoir. La conscience commune a, sur ce point, souvent plus de rectitude que celle des intellectuels en mal de subtilité car il suffit de consulter sa raison pour savoir qu’être moral consiste à ne pas faire ce qu’on ne veut pas que les autres fassent (Principe de l’universalisation de la maxime de son action).
   Mais les exigences pures de la raison, sa vocation éthico-politique, sont un luxe tant que les hommes vivent sous la tyrannie des besoins et des lois de la nature et tant que l’humanité est éclatée en une multiplicité de groupes hostiles les uns aux autres. Le développement des sciences, des techniques, des institutions politiques est nécessaire pour rendre possible par les lumières et la liberté que les progrès de la civilisation génèrent, une véritable éducation morale de l’homme. Kant réserve le terme de « culture » à cette destination morale de l’homme mais il voit bien que cette étape ultime requiert la culture au sens de développement des germes de la nature humaine et la civilisation au sens d’un état donné de la culture caractérisé par le progrès des sciences, des techniques et des institutions.
   « Nous sommes hautement cultivés par l’art et la science ; nous sommes civilisés, au point d’en être accablés pour ce qui est de la politesse et des bienséances sociales de tous ordres ; mais de là à nous tenir pour moralisés, il s’en faut encore de beaucoup » écrit-il dans la Septième Proposition de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
 
Conclusion :
 
   Parce que la nature humaine n’est originairement rien si ce n’est un ensemble de germes, de virtualités, la culture est la destination naturelle de l’homme pour devenir tout ce qu’il peut être. Il y a là un « dessein naturel » s’accomplissant à l’insu de l’homme comme acteur conscient et volontaire. Le développement de sa nature, les progrès de la civilisation lui sont « extorqués pathologiquement ».
   Mais cette étape prépare sa possible conversion morale c’est-à-dire le moment où il agira librement et la liberté qui advient avec l’expérience morale lui découvrira la nécessité morale de cultiver ses talents, de perfectionner sa nature afin d’accomplir sa destination de sujet raisonnable.
 
 
*   De là à penser que l’homme n’a pas de nature et que sa nature est le produit d’une culture, il n’y a qu’un pas, allégrement franchi par ceux qui disqualifient l’idée d’une nature humaine. Il n’y aurait pas de nature humaine au sens où l’idée de nature connote celle d’un donné, d’un ensemble de propriétés circonscrivant à l’avance le champ du possible, l’homme serait ce que son histoire et son milieu a fait de lui.
   Or s’il est vrai que l’homme est ce qu’il devient, il est non moins vrai qu’il ne peut devenir que ce qu’il est. Il faut une culture pour développer les dispositions de la nature mais si ces dispositions n’étaient pas en germe dans la nature humaine, on ne voit pas ce qu’il y aurait à cultiver. L’idée que les dispositions sont celles d’une nature s’atteste dans le fait qu’elles sont repérables toujours et partout. Elles ont la constance et l’universalité du fait de nature. C’est le milieu social qui actualise la disposition linguistique en nous apprenant à parler telle langue, mais il ne crée pas cette disposition, il la développe en l’exerçant. Il en est de même pour la disposition artistique, intellectuelle, sportive, morale ou autre.