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Est-ce dans la solitude que l’on prend conscience de soi?

 
 
Introduction :
 
 Pourrais-je avoir la certitude de mon existence et de mon identité si j’étais entièrement seul ? Cette question invite à interroger le rôle de la présence d’autrui dans la constitution de la conscience et plus précisément de la conscience de soi. On croit communément que ce sont des données originaires, que la conscience est notre modalité d’être spontanée et que chacun a la connaissance immédiate de son identité c’est-à-dire de ce qu’il a de commun avec les autres hommes (identité humaine) et de distinct d’eux (identité personnelle). L’énoncé suggère implicitement qu’il y a peut-être là, une naïveté, car l’expression « prendre conscience de soi » connote l’idée d’un processus. La question est de savoir ce qui le rend possible. Faut-il suivre Descartes et croire que la démarche conduisant un sujet au savoir de son existence et de son identité ne passe pas par les autres, qu’elle s’effectue dans la solitude d’une méditation  et même dans une expérience proprement solipsiste?  (Thèse : La conscience que le sujet prend de lui-même est  une expérience solitaire).

 
  Car (renversement dialectique) est-il légitime de croire que la conscience et la subjectivité soient des données originaires ?  Il est douteux que l’enfant sauvage ait une conscience de lui-même et du monde, développée. Il faut pour cela les apprentissages linguistiques par lesquels on peut se mettre à distance du monde et de soi-même pour signifier et se représenter or un milieu de paroles est un milieu où l’autre est omniprésent. Il faut la présence de l’autre pour qu’un « Je », une identité se saisisse par rapport à un « tu » ou une altérité. Il faut le miroir de la raison des autres pour se découvrir soi-même comme participant d’une dimension commune. Il faut aussi la lutte à mort des consciences pour se découvrir désir de reconnaissance et de liberté. Et plus intimement encore, l’idée qu’un homme se fait de lui-même est largement tributaire de la confiance, de l’amour ou du mépris dont il se sent l’objet. Tout porte à croire que la subjectivité n’est pas une citadelle, extérieure au réseau de relations dans lesquelles elle se construit et se représente à elle-même. Autrui est toujours déjà présent à la conscience.La conscience de soi passe par lui. (Antithèse : l’intersubjectivité est la condition de la subjectivité).
 
 Néanmoins (Dépassement)  qu’autrui soit un médiateur entre soi et soi-même ne signifie pas que la prise de conscience de soi exclue le retour solitaire sur soi. Le sujet peut se saisir aussi réflexivement or la réflexion n’est jamais aussi féconde que lorsqu’elle n’est pas aveuglée par les puissances trompeuses, d’ordinaire si efficientes dans la vie sociale : l’amour propre par exemple ou la mauvaise foi. L’effort de lucidité exige parfois, de se retirer du commerce des hommes pour faire la lumière sur un objet, ici sur soi-même, mais cette solitude là n’est pas une expérience solipsiste. Elle est toute bruissante de la présence des autres même dans leur absence. On peut ainsi se demander si ce qui fait la fécondité de la retraite cartésienne n’est pas précisément cette manière de ne pas être seul, de porter l’autre en soi, d’une manière si absolue que cet autrui intérieur, Descartes l’appelle Dieu.
 
I)                   L’expérience conduisant Descartes au cogito [1]. Le solipsisme.
 
 Descartes n’est pas au milieu des autres lorsqu’il affronte la question « Qu’est-ce que je peux tenir pour certain ? ». Il s’est retiré dans son poêle, dans le silence et la solitude propices à la méditation. Celle-ci est un exercice spirituel dans lequel le sujet fait retour sur lui-même pour se pénétrer d’une vérité. C’est une conscience seule avec elle-même qui va faire l’expérience de l’évidence de son existence et de son essence. Descartes est même si seul qu’il a perdu le monde. La réfutation des certitudes sensibles l’a anéanti et avec lui, l’existence des autres. Or c’est précisément au moment où il a fait le vide qu’il découvre qu’il peut douter de tout sauf du sujet qui doute. « Je pense donc je suis ». A l’instant où je pense, même si ce que je pense est douteux, il y a quelque chose qui résiste au doute. C’est le sujet de ce doute. Je suis certain de mon existence et je suis certain que cette existence est celle d’une substance pensante. La prise de conscience de soi est bien chez Descartes une opération solitaire et même solipsiste. Car si la conscience peut s’assurer d’elle-même dans la mesure où elle a un rapport d’intériorité avec elle-même, elle ne peut être certaine de l’existence d’une autre conscience puisque pour avoir cette certitude il faudrait être cette autre conscience. La conscience de soi se découvre coupée de toute autre certitude que la certitude d’elle-même. Elle ne peut pas être sûre que les images des choses extérieures soient autre chose que les images d’un rêve.
 
   Problématisation : transition.
 
 Ce qui fait problème à plus d’un titre car y a-t-il sens à vider la conscience de tout objet intentionnel ? « Toute conscience est conscience de quelque chose » affirme Husserl. La phénoménologie tire de cette observation l’idée que l’anéantissement de l’objet est aussi l’anéantissement du sujet qui se projette vers lui. A vouloir saisir un être là où il n’y a qu’un acte ou un mouvement on trahit l’expérience réelle de la conscience. Le solipsisme, de même, est problématique car l’existence d’autrui est pour chacun de nous une évidence pré réflexive et on ne voit pas comment un sujet pourrait advenir à la conscience, à la subjectivité, au sentiment de son identité s’il était privé de la présence des autres. Le sujet cartésien n’est pas un sujet originaire. Il est le résultat d’une formation, d’un milieu culturel c’est-à-dire d’un contexte où les autres sont omniprésents. Ainsi s’il peut s’assurer de leur existence par un raisonnement par analogie, son tort est d’oublier qu’avant d’être capable de raisonner et simplement de pouvoir dire Je, le commerce des autres est nécessaire.
 
II)                L‘intersubjectivité [2]est au principe de la subjectivité.
 
    Il est nécessaire pour développer les aptitudes proprement humaines : la bipédie, la propreté, la parole, la pensée, la normativité de la conduite etc. Hors d’un milieu social le soumettant aux apprentissages requis, soit par mimétisme soit par transmission éducative, le petit de l’homme, comme le montre l’exemple de l’enfant sauvage,  n’actualise pas les virtualités de la nature humaine. Celle-ci est tout autant le produit d’un contexte culturel qu’elle en est la condition de possibilité.
 
   Ainsi comment serait-il possible d’advenir à la dimension de la subjectivité, à la conscience de son identité [3] si l’on ne se construisait pas dans un milieu de parole et dans un contexte intersubjectif ? L’opération par laquelle une conscience se constitue comme pouvoir de séparation, de division d’avec soi et d’avec le monde est en effet le langage. C’est lui qui médiatise notre rapport à nous-mêmes et notre rapport au monde. En deçà de l’expérience linguistique il n’y a pas de scission sujet-objet, pas de visée de soi-même comme un être distinct du monde des choses et des autres. Dès lors ne peut-on pas se demander, avec la linguistique, ce que le sentiment de notre identité personnelle doit à la capacité de disposer linguistiquement du Je, du tu et aussi de porter un nom? Il ne s’agit pas de dire que le moi est un simple produit de la grammaire (ce serait oublier que les langues sont des créations de l’esprit humain), mais de ne pas méconnaître qu’on construit le réel à travers les catégories d’une langue, ce qui n’est pas sans incidence sur la construction de sa propre identité. Benveniste, par exemple, insiste sur le fait que le sujet ne préexiste pas aux actes d’énonciation mais est au contraire institué par eux. La personnalité, la subjectivité au sens psychologique et moral se constitue à l’intérieur du langage.
 «  Nous tenons que cette « subjectivité » …n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là, le fondement de « la subjectivité » qui se détermine par le statut linguistique de «  la personne ». La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en s’adressant à quelqu’un qui dans son allocution sera un tu. C’est cette condition du dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui se désigne à son tour par je » Emile Benveniste. Problème de linguistique générale. 1956.
 
   Autrui est aussi le médiateur entre soi et soi-même parce que la présence d’autrui donne une distance sur soi-même sans laquelle la conscience reste engluée dans le vécu. Celle-ci ne peut déployer ses ressources qu’en prenant sur elle-même le point de vue de l’extériorité. Or par sa fonction objectivante le regard de l’autre [4]assigne à un tel regard sur soi-même. D’où l’expérience récurrente de la honte. Dans certaines situations on se serait bien passé de se voir comme une conscience peut se voir ! Voilà pourquoi Sartre affirme que « la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un » et que : « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi-même.» (Sartre). Il ne s’ensuit pas que la conscience personnelle soit sous la totale dépendance de l’autre, par où il faudrait parler d’aliénation (Cf. « L’enfer c’est les autres ») mais que pour rompre l’intimité de soi avec soi et développer ses capacités personnelles de jugement, la présence d’autrui est nécessaire. 
 
   Elle l’est aussi parce que le jugement doit obéir à une norme de vérité et d’objectivité. Or comment cette exigence pourrait-elle se faire jour si l’on ne frottait pas sa cervelle à celle d’autrui ? Seul le dialogue avec l’autre permet de prendre la mesure de l’étroitesse d’un point de vue reçu sans examen. Seul l’effort de « penser en se mettant à la place de tout autre  [5]» (Kant), peut élargir la pensée à la dimension de l’universel, ce qui est l’enjeu de l’activité pensante. Le rapport dialogique dramatise l’essence même de la pensée et tout se passe comme s’il était la condition de possibilité de la pensée véritable au sens où elle est : « le dialogue de l’âme avec elle-même » (Platon). Il s’ensuit que si l’impératif delphique (« Connais-toi toi-même ») invite à la connaissance de l’universel en soi (la raison), seule la raison de l’autre peut être le miroir de la sienne. C’est ce qu’explique Platon dans Alcibiade, en comparant l’intellection à la vision. L’œil sert à voir mais il ne peut se voir lui-même qu’en se réfléchissant dans la pupille d’un autre œil. Ainsi en est-il de la raison humaine. Elle sert à connaître mais pour se connaître elle-même, elle a besoin du miroir de la raison de l’autre. Dans l’échange dialogique chacun découvre que la mesure du vrai n’est ni l’un ni l’autre mais une faculté commune, celle à laquelle il faut s’élever pour accomplir son humanité. Cf. Texte [6].
 
   Enfin si par soi-même on entend le sujet affectif, sensible, il va de soi que son rapport à lui-même est par définition tributaire de son rapport aux autres. Freud a montré que la personnalité psychique se construit dans une histoire infantile dans laquelle les relations affectives sont déterminantes. Chacun intériorise consciemment ou inconsciemment l’image que les autres lui renvoient, chacun répond aux demandes adressées par les autres et s’il arrive que ce soit pour le meilleur, c’est aussi souvent pour le pire. Le regard, les jugements des autres ne sont pas inoffensifs. [7] Ils induisent des effets réels dans la conscience qu’un sujet prend de lui-même.
 
III)             Dépassement.
 
 La subjectivité est toute pénétrée d’intersubjectivité, soit. Cela ne signifie pas qu’une intériorité puisse mieux se saisir que dans un mouvement réflexif. Or la réflexion est par définition une opération ne mettant en jeu qu’un sujet essayant de clarifier sa présence à lui-même. Par exemple, même s’il est vrai qu’une identité ne prend conscience de sa singularité que par la médiation d’une altérité, ce ressaisissement de soi-même ne s’effectue que dans la solitude d’un effort personnel. Par exemple encore, j’ai développé mes ressources en pensée par la fréquentation des grands penseurs mais c’est solitairement que je peux prendre conscience de ce que penser veut dire et surtout de « ce que la pensée m’assigne comme essence » (Hegel). J’ai pris conscience d’être une liberté dans la confrontation parfois violente avec d’autres libertés mais cette prise de conscience, nul ne peut l’opérer à ma place. J’ai eu besoin du regard des autres, de la présence d’autres consciences en dehors de moi pour prendre de la distance avec moi et devenir capable de me juger comme une autre conscience peut le faire. Mais si la présence de l’autre est un catalyseur, elle ne saurait me dispenser de juger par moi-même. Et l’on sait combien les passions oeuvrant dans les rapports humains sont de puissants motifs d’aveuglement. « Notre propre intérêt, disait Pascal, est un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement ». La solitude délivre du désir de paraître, de jouer des rôles convenus, de s’abandonner aux facilités de la mauvaise foi ou de l’amour propre. On s’avoue dans le face à face solitaire avec soi ce que l’on n’avoue que rarement aux autres. La solitude est nécessaire à une certaine sincérité (il faut relativiser car il n’est pas rare que les hommes se mentent à eux-mêmes, même dans la solitude et même s’ils ne sont pas tout à fait dupes de leurs mensonges), mais si elle est une condition propice, elle ne saurait se passer du commerce avec les autres car sa fécondité tient au fait qu’elle est ressaisissement de ce qui s’est construit et approfondi dans une expérience intersubjective.
 
 Conclusion :
 
 Seul peut prendre conscience de soi celui qui est advenu à la conscience et à la capacité de synthétiser la multiplicité et la diversité de ses états dans l’unité et l’identité d’un Je. L’être coupé de tout rapport humain est inapte à ces opérations. Il est condamné par l’isolement à l’hébétude d’une condition sauvage. « Le sauvage est un animal stupide et borné » disait Rousseau. Reste que si l’intersubjectivité est une condition de la subjectivité, celle-ci ne s’éclaircit jamais mieux que dans la solitude d’un effort personnel. Solitude si peuplée de la présence des autres que le champion du solipsisme lui-même, atteste de l’être relationnel de l’homme. Descartes n’est pas seul. Il a besoin du dieu trompeur pour s’assurer de lui-même et si la certitude de Dieu est quasi contemporaine de la certitude de lui-même, c’est que Dieu est peut-être l’autre absolutisé.