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 collage de pensées autographes de Pascal. 

 
 
   "  Différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. - En l'un, les principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun ; de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude : mais, pour peu qu'on l'y tourne, on voit les principes à plein; et il faudrait avoir tout à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque impossible qu'ils échappent.

 

     Mais, dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omission d'un principe mène à l'erreur; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

   Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent; et les esprits fins seraient géomètres s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

   Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et que, ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu d'hommes.

   Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés, - quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, - qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent.   .

 Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

 Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis.

 Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d'usage".

                                       Pascal. Pensée. B.1.

 

Ce texte donne la mesure d'un esprit lorsqu'en lui sont réunis, comme une grâce, l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. « Comme une grâce », car l'auteur souligne combien ces deux esprits sont rarement conjoints.

  Pascal conduit une analyse comparative de l'un et de l'autre. Il discerne avec finesse ce qui les distingue et déduit géométriquement les conséquences de leurs traits spécifiques.

  Remarquons que l'esprit est toujours, chez Pascal, l'esprit de quelque chose. Il y a l'esprit de géométrie et celui de finesse, mais aussi l'esprit de justesse, de netteté etc. C'est que notre philosophe saisit toujours l'esprit humain en terme de forces, de puissances, jamais en terme de faculté.

 

PB : Qu'est-ce qui distingue l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse ?

  Ils se distinguent :

1)      Quant à la nature de leurs principes.

 Alors que ceux du géomètre sont « éloignés de l'usage commun » ; ceux du fin sont « dans l'usage commun"

 Alors que ceux du géomètre sont « gros » et se voient « à plein » ; ceux du fin sont « déliés et en grand nombre »

 Alors que ceux du géomètre sont « choses spéculatives et d'imagination » ; ceux du fin sont « choses délicates et nombreuses »

Alors que ceux du géomètre « se laissent bien manier » ; ceux du fin « ne se laissent pas ainsi manier ».

 

2)      Quant à la manière dont ils procèdent.

 Alors que les géomètres partent de définitions et de principes évidents par la lumière naturelle et déroulent les longues chaînes de raison qui font la rigueur du raisonnement et la certitude de leurs conclusions, les fins ne procèdent pas géométriquement car ce serait « ridicule » dans les domaines où la finesse est requise.

Alors que l'art du géomètre est le raisonnement par principes et conséquences, c'est-à-dire la démonstration ; l'art du fin est le jugement. Certes, lui aussi tire les conséquences de principes mais « il le fait tacitement et sans art ».

  L'un et l'autre sont des esprits justes car « l'esprit de justesse » consiste à « pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes ». La justesse s'atteste dans la rigueur des enchaînements logiques, dans la cohérence des raisonnements, dans la capacité analytique ou synthétique. Elle  est en jeu dans les deux tournures d'esprit de telle sorte que « les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres ».

  On peut même dire que leur fonctionnement s'effectue selon un modèle identique.   Car il s'agit toujours de saisir par intuition des principes et d'en déduire les conséquences.

  Le géomètre déploie ses longues chaînes de raison à partir de définitions et d'axiomes ou de postulats. Le « fin » articule les principes par lesquels il appréhende la vérité d'une situation de manière rationnelle mais ni dans la géométrie, ni dans la finesse, les points de départ du raisonnement ne sont donnés par la raison. Celle-ci sait enchaîner les maillons du raisonnement à partir de prémisses mais elle a besoin d'une autre faculté pour lui donner celles-ci. Elle ne peut ni définir toutes les notions qu'elle utilise, ni démontrer toutes les propositions intervenant dans ses constructions.

  Si c'était le cas la méthode géométrique serait parfaite mais « elle est absolument impossible. Car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication ; et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir de preuve. D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit, dans un ordre accompli ». De l'esprit géométrique.1656.1657.

  Pascal appelle « cœur » la faculté sauvant la raison de son impuissance naturelle. Le cœur est l'organe de la saisie immédiate des principes car si l'évidence d'un axiome ne peut pas être démontrée, c'est qu'elle se sent ; si les principes rendant intelligibles une conduite ne sont pas déduits de propositions premières, c'est qu'ils sont immédiatement transparents, par une induction implicite, à celui qui l'interprète correctement. Voilà pourquoi Pascal conçoit le cœur comme une sorte « d'instinct ». Ce terme pointe le caractère naturel et spontané des opérations auxquelles il préside.

  « Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent » Pensées.B.282.

  Dans la mesure où l'intuition intervient aussi bien dans la géométrie que dans la finesse, il ne faut pas assimiler « esprit de géométrie » et « raison » ou « esprit de finesse » et « cœur ».

  Même si c'est « tacitement, naturellement et sans art » c'est-à-dire sans méthode, le « fin » raisonne. Réciproquement le géomètre a besoin du cœur pour rendre possible la discursivité. Le sentiment naturel la soutient « au défaut du discours ». De l'esprit géométrique.

 

 PB : Si ces deux esprits ne renvoient pas à des facultés différentes, qu'est-ce donc que Pascal cherche à faire entendre par cette célèbre distinction ?

 

  Il semble que ce soit le chevalier de Méré, gentilhomme du Poitou, habitué des salons parisiens, qui ait suggéré à Pascal cette distinction. Les sciences ne lui étaient pas étrangères mais il les tenait pour peu de choses en comparaison de ce qui fait « un honnête homme ».

  (Etymologiquement l'expression signifie « homme honorable ». L'honnête homme est l'homme sociable illustrant dans sa personne les valeurs de civilité, de courtoisie, d'urbanité, de politesse. Chez Méré, c'est surtout l'homme ayant l'art de se faire aimer.)

  Pascal le rencontre en 1653 et Méré trace le portrait suivant de Pascal : « C'était un grand mathématicien, qui ne savait que cela. Ces sciences ne donnent pas l'agrément du monde et cet homme qui n'avait ni goût, ni sentiment, ne laissait pas de se mêler de tout ce que nous disions, mais il nous surprenait presque toujours et nous faisait souvent rire ».

  Pascal se serait aperçu que sa tournure d'esprit l'éloignait du véritable domaine de l'homme au point que Méré lui fait dire : « Je passais ma vie en exil et vous m'avez ramené dans ma patrie ».

  Une lettre que Méré adresse à Pascal est très explicite à cet égard. Il reproche à son ami féru de géométrie d'avoir « pris en cette science l'habitude de ne juger de quoi que ce soit que par des démonstrations » et de « s'attacher trop à l'art de raisonner par les règles ». « Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d'entrer d'abord en des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais » et « vous perdez ainsi un grand avantage dans le monde car lorsqu'on a l'esprit vif et les yeux fins, on remarque à la mine et à l'air des personnes qu'on voit, quantité de choses qui peuvent servir ».

  Il ne faut sans doute pas exagérer l'importance de Méré dans la construction de la pensée pascalienne mais il est exact que Pascal a retenu quelque chose des remarques de Méré. C'est patent dans la lettre qu'il adresse à Fermat en 1660.

  «  Je vous dirai ainsi que, quoique vous soyez celui de toute l'Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité là qui m'aurait attiré ; mais que je me figure tant d'esprit et d'honnêteté en votre conversation que c'est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile que je fais peu de différence entre un homme qui n'est pas un géomètre et un habile artisan. Ainsi je l'appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n'est qu'un métier ; et j'ai dit souvent qu'elle est bonne pour faire l'essai mais non l'emploi de notre force ».

  Ces propos montrent que la distinction des deux esprits procède de la nécessité où nous sommes de distinguer des domaines d'exercice de l'esprit.

  Il y a d'une part les choses de pure rationalité, d'autre part les choses du monde et si la géométrie est un atout en ce qui concerne les premières, elle est un inconvénient pour les secondes. En matière affective, politique, morale ou esthétique, la méthode mathématique est de peu de secours. Pour voir clair sur la  scène mondaine, la finesse est plus utile que la géométrie.

  D'où l'importance de comprendre l'hétérogénéité des ordres afin d'éviter le ridicule consistant à mettre en œuvre, dans un domaine, des vertus qui ne sont opératoires que dans l'autre. Cf. La thématique des ordres.

  Il s'ensuit que si la rigueur démonstrative est la méthode royale dans les mathématiques et les sciences, elle est, en revanche, dérisoire lorsqu'il s'agit d'avoir l'intelligence de la psychologie individuelle, d'une situation historique, d'une question morale, esthétique ou religieuse. L'esprit de géométrie n'est plus efficace. Il est déplacé et « il fait rire ».

  En effet par quel processus discerne-t-on dans le regard d'autrui, la sympathie, l'amour, la duplicité, la suffisance, la rancune etc. ? Comment démêle-t-on dans la complexité d'une situation historique, synthétisant des causes naturelles, des intentions humaines, des hasards, les principes qui en éclairent le sens ? Ou bien encore, comment le juge a-t-il la perspicacité de comprendre, contre toutes les apparences abusant l'esprit grossier, que l'homme qu'il a à juger est un innocent ?

  De toute évidence, pas par la géométrie. Le détour par des idéalités est ici de peu de secours. Impossible de ramener les faits humains à des figures géométriques ou à des nombres dont la simplicité découle de leur caractère abstrait. Impossible de remonter à des principes clairs et distincts, (« gros », dit le texte), à partir desquels il suffirait de faire preuve de justesse. Une physionomie, un événement historique ne sont pas des êtres abstraits construits par l'esprit. Ils ont la consistance d'une réalité extérieure à lui et se donnent dans la complexité, l'obscurité, l'inconstance de leur dimension concrète. Là il s'agit d'observer et d'interpréter de manière pertinente d'après des signes qui sont « devant les yeux de tout le monde ».

  Mais voilà, ne voit pas clair qui veut. Il y faut de la finesse c'est-à-dire une sorte de « flair » permettant de sentir ce qui se passe dans le secret d'une intériorité psychologique ou dans un moment historique donné. Car « les choses fines » sont choses inextricables puisque ce sont choses de l'âme. Elles mêlent, dans une infinité aveuglante, des éléments « ténus » ayant chacun leur importance car « l'omission d'un seul principe mène à l'erreur ». C'est dire combien les principes d'intelligibilité sont multiples, contradictoires et échappent à une démarche analytique. Ils sont « confusément » sentis dans une saisie synthétique. « Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré ». Raison pour laquelle  ils ne sont pas vus « à plein ». L'expression indique que ce qui donne l'intelligence d'un vécu affectif, historique, de la réussite d'une œuvre etc. n'est pas clairement discerné. L'esprit induit à partir d'un ensemble d'indices ce qui les éclaire mais ce qu'il sent n'est pas présent à lui sous la forme d'une idée claire et distincte dont il pourrait faire un usage opératoire. Pascal dit que les principes du « fin » n'ont pas la « netteté » et la « grossièreté » de ceux du géomètre et qu'ils ne se laissent pas facilement manier.

  Non point, comme on l'a vu au début, que le « fin » n'ait pas besoin de raisonner. Lui aussi, comme le géomètre, doit être un esprit juste, et la justesse consiste à « ne pas raisonner faussement sur des principes connus » mais la difficulté n'est pas dans les déductions à opérer, elle est dans la capacité d'apercevoir les principes.

  De même, le géomètre aussi, « sait comprendre un grand nombre de principes sans les confondre » seulement il compose le complexe avec du simple alors que le « fin » a l'intelligence du complexe à l'aide de principes qui ne sont jamais simples. « On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit ; on a de la peine à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes ».

  Il s'ensuit que les géomètres sont rarement fins car ils ont besoin « qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes ; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur des principes établis ».

  Et les fins sont rarement géomètres car ils n'ont pas « la patience » d'abstraire les principes qui les rendent sagaces et qu'ils sentent plutôt qu'ils ne conçoivent clairement. L'acuité de leur regard est tournée vers le monde et s'ils en jugent si finement, c'est qu'ils procèdent du dehors vers le dedans. Le géomètre suit un chemin inverse, aussi son habilité dans le maniement des idéalités n'a-t-elle d'égale que sa maladresse dans celui des réalités.

  Les « fins » se reconnaissent à la sagacité de leur jugement. Leurs esprits pénétrants sentent les relations entre les éléments les plus subtils d'un donné ; ils voient immédiatement ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas. Ils n'ont pas besoin de recourir à des règles explicites.

  Dans les traits changeants du visage le plus hermétique, ils savent lire l'amour naissant encore inconscient de lui-même, dans la relation la plus courtoise, ils savent déceler les sentiments hostiles qui s'y masquent. Ils ont une science qui ne s'expose pas dans un ordre démonstratif.

  Ainsi l'orateur habile a-t-il l'intuition des secrets de l'éloquence qu'il n'a pas appris dans les manuels de rhétorique. Il a une maîtrise naturelle des ressorts de la persuasion. Il n'a pas besoin de suivre des cours de psychologie pour comprendre ce qu'un auditoire a envie d'entendre ; il le sent, il flaire ses passions et ses intérêts  et il sait d'instinct qu'il faut les flatter pour avoir prise sur lui. De même le sujet vraiment moral n'a pas besoin d'apprendre les règles des moralistes. Il sent ce qui est bien et mal et en toutes circonstances, son sentiment ou son jugement est son meilleur guide.

  « La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale ; c'est-à-dire que la morale du jugement [qui est sans règles] se moque de la morale de l'esprit.

   Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l'esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle du raisonnement » Pensée. B.4.

  Au fond si le géomètre brille par la rigueur du raisonnement dans les choses abstraites, le « fin » excelle dans la capacité de juger de manière droite des choses concrètes.

La finesse est une forme d'intelligence du concret et de l'ambiguïté,  précieuse dès lors que ce qu'il s'agit de comprendre n'est plus « choses spéculatives et d'imagination » mais « choses du monde ».

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19 Réponses à “Esprit de géométrie, esprit de finesse. Pascal.”

  1. Aline dit :

    Bonjour madame,
    Dans « L’esprit géométrique » lorsque Pascal présente la « véritable méthode qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence » (c’est-à-dire celle qui définirait tous les termes et toutes les propositions) qu’il réfute ensuite en parlant de l’impossibilité humaine de suivre une science dans un ordre absolument accompli, peut-on penser que Pascal s’oppose dans cet extrait à un autre philosophe de son siècle, à savoir Descartes et à son doute hyperbolique qui remet tout le savoir en question pour trouver une affirmation dont on ne peut pas douter ? Descartes veut en effet essayer de tout démontrer et de tout définir par rapport à une seule affirmation.

  2. Simone MANON dit :

    Non, Aline, à ma connaissance, Pascal ne récuse pas Descartes car celui-ci, comme Pascal, établit que les premiers principes ne peuvent pas être démontrés et n’en ont pas besoin car ils sont saisis intuitivement. L’évidence du cogito, comme n’importe quelle évidence, est l’objet d’une intuition non le résultat d’un raisonnement.
    Simplement Pascal considère que la faculté permettant cette intuition est le coeur alors que Descartes attribue la capacité intuitive à la raison aussi. Descartes ne disjoint donc pas les facultés: intuitive et discursive. L’intuition et le raisonnement sont des pouvoirs de la raison. Pascal les disjoint car il lui faut humilier la raison dans le cadre de son projet apologétique.
    Il s’ensuit que sa pensée est une charge d’une part contre le rationalisme (sa confiance dans les capacités de la raison à parvenir par ses seules forces à la vérité et à promouvoir le salut; (en ce sens le rationalisme cartésien ne fait pas exception à la règle)) et le scepticisme selon lequel l’homme n’a pas de voie d’accès à la vérité.
    Pour Pascal il y a une impuissance de la raison (« nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme ») mais l’homme n’est pas condamné à ignorer la vérité car Dieu lui vient en aide par la médiation du coeur. (« Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le scepticisme »)
    Cf Le commentaire de l’entretien avec Mr de Saci sur ce blog.
    Bien à vous.

  3. Pierre-Yves dit :

    Bonjour.
    Cette distinction est fascinante et vos éclaircissements sont jubilatoires (comme presque tout le contenu des articles que j’ai lus sur ce site).
    Bergson réutilise ce concept d’esprit de finesse dans La pensée et le mouvant, mais je ne sais pas s’il faut le comprendre exactement comme chez Pascal : « La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle. Est-elle intelligence ou intuition ? Je veux bien que l’intuition y fasse filtrer sa lumière : il n’y a pas de pensée sans esprit de finesse, et l’esprit de finesse est le reflet de l’intuition dans l’intelligence. »
    La deuxième partie de l’affirmation finale, après la virgule, est assez énigmatique…
    Bien à vous.

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Merci pour l’appréciation positive que vous faîtes de mon site.
    L’expression « esprit de finesse » renvoie chez Bergson à son analyse de l’intuition.
    Il distingue deux fonctions de la pensée qu’il dénomme l’intelligence et l’intuition. La première est l’attention que l’esprit porte à la matière, elle analyse, spatialise, juxtapose, distingue, découpe le réel en fonction des impératifs de la communication et de l’action. Elle est au principe du langage avec ses représentations générales et abstraites (les concepts), étiquettes commodes déposées sur les choses afin de faciliter l’action sur le réel, satisfaire nos besoins et de manière générale remplir une fonction pragmatique.
    La seconde est l’attention que l’esprit se porte à lui-même Elle est l’intelligence de la vie et de l’esprit dans la compénétration du passé et du présent, le changement incessant qui les caractérisent. Elle est la capacité de coïncider par sympathie avec les choses dans ce qu’elles ont d’unique et d’inexprimable.
    Mais cette distinction, dans sa radicalité, trahit la pensée. Celle-ci mêle confusément de l’intuitif à son exercice de telle sorte que malgré sa polarité utilitaire, l’expression linguistique, la pensée commune si facile à critiquer du point de vue de la science, n’est pas exempte de ces intuitions originelles dont la fécondité poétique et métaphysique est sensible à celui qui y est attentif.
    Bien à vous

  5. Catherine A. dit :

    Bonjour Madame,

    Pensez-vous que l’on puisse considérer, à partir des remarques de Pascal, que les mathématiques sont une science, mais ne constituent pas véritablement une sagesse ?

    Merci de tout votre travail !

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Oui, il me semble que la lettre à Fermat que je cite est explicite sur ce point. Pour ce qui est de la conduite de la vie, la mathématique n’est guère utile. Par l’idéalité de ses objets, la rigueur logique de ses raisonnements, elle ne permet guère de s’orienter dans les choses humaines. Ce qui est l’enjeu d’une sagesse.
    Bien à vous.

  7. Catherine A. dit :

    Bonjour Madame,

    Merci pour votre réponse. Je suis assez d’accord avec votre point de vue, mais il me semble qu’il suppose, d’une part, que les mathématiques tiennent essentiellement dans « l’idéalité des objets » et la « rigueur des raisonnements » (et, par exemple, pas dans une certaine esthétique ou une indispensable curiosité pour le monde …) et, d’autre part, « qu’une » sagesse n’aurait d’autre but que de « s’orienter dans les choses humaines » (et pas, par exemple, de fixer des règles morales relativement universelles…). Pouvez-vous m’aider un peu plus à formuler « philosophiquement » les choses en précisant votre pensée sur ces aspects de la question ?

    Cordialement

  8. Simone MANON dit :

    Bonjour Catherine
    Je ne vois pas en quoi le plaisir esthétique que procure une belle démonstration mathématique ou le fait que les mathématiques soient « la chair et le sang » des théories scientifiques présente un gain pour la sagesse.
    Il faut vous mettre au clair sur l’idée de sagesse.
    Les Anciens la définissaient comme la méthode de la vie bonne et heureuse. Vous avez de nombreux articles sur ce blog consacrés à ce thème. Il vous suffit de taper le mot dans l’index.
    Bien à vous.

  9. catherine A. dit :

    Bonjour Madame,

    Merci pour votre réponse et pardonnez-moi d’insister, mais en quoi le « plaisir esthétique » (que ce soit d’une belle démonstration, d’un beau résultat mathématique ou autre…) et la satisfaction de curiosités intellectuelles (scientifiques, philosophiques ou humaines…) ne pourraient-ils présenter « aucun gain » dans le sens de procurer une « vie bonne et heureuse » ?
    Le « bonheur » auquel les Anciens faisaient allusion n’était-il donc que purement animal ?
    Aussi permettez-moi de reformuler ma question initiale sous un angle peut-être moins spécifique : « Si les Anciens mettaient au frontispice de la philosophie l’avertissement ‘que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre’, ils devaient considérer (j’imagine) que ‘l’esprit de géométrie’ constituait une condition importante pour accéder à la sagesse, tout en sous-entendant que celui-ci ne saurait être suffisant pour parvenir au résultat… Quelles sont, à votre avis, les manques à combler pour y réussir ? »
    Cordialement

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour Catherine
    Pour les Anciens, la sagesse et la science s’impliquent mutuellement. L’une ne va pas sans l’autre mais l’idée de science renvoie à autre chose que ce que le mot connote pour nous. Pour un homme du 17ème comme Pascal, le mot science a perdu son sens antique. On peut donc être un grand savant sans être un sage.
    Si Platon a fait inscrire au fronton de l’Académie « nul n’entre ici s’il n’est géomètre », c’est pour des raisons propres à sa théorie de la connaissance et surtout parce que les mathématiques sont « une morale de l’entendement », une propédeutique nécessaire à la dialectique. https://www.philolog.fr/explication-de-lallegorie-de-la-caverne/
    La sagesse ou art de se conduire est en effet tributaire de la rectitude de la pensée, celle-ci exigeant une ascèse des passions.
    Mais nous sommes très loin de Pascal, auteur sur lequel portait votre question initiale. Pour ce dernier en effet, la sagesse des philosophes relève d’une « superbe diabolique ». https://www.philolog.fr/pascal-entretien-avec-m-de-saci-1655-texte-et-commentaire/
    Il n’y a de sagesse que de Dieu. https://www.philolog.fr/les-trois-ordres-pascal/
    Bien à vous.

  11. Patrick ROUX dit :

    Merci pour ce texte et les petits dialogues qui m’ont éclairé sur le binaire « Esprit de géométrie / esprit de finesse ».
    Cdlt,
    P. R

  12. Fanny dit :

    Bonsoir madame,
    Il me semble qu’à plusieurs reprises dans la partie « De l’art de persuader » de l’opuscule « De l’esprit de géométrie », Pascal dénonce un mauvais usage de la puissance qu’est l’entendement: d’abord en remarquant que ce dernier peut avoir pour principes « plusieurs axiomes particuliers que les uns reçoivent et pas d’autres, mais qui, dès qu’ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance, que les plus véritables » puis, après exposition de ce que doit être proprement une démonstration more geometrico, en détaillant en quoi les non géomètres et tout particulièrement les logiciens qui pensent maîtriser ce type de démonstration dans leur argumentation sont dans l’erreur. Ces deux remarques renvoient-elles à la même « dérive » de l’exercice de l’entendement, et ont-elles à voir avec une possible confusion entre esprit de finesse et esprit de géométrie ?
    Bien Cordialement

  13. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il y a mauvais usage de l’entendement dès lors
    -qu’on se dispense de définir les termes utilisés, (la sagesse étant ici de ne pas entreprendre de définir les notions « tellement connues d’elles-mêmes, qu’on n’ait point de termes plus clairs pour les expliquer »)
    -qu’on admet des principes qui ne sont pas parfaitement clairs ou évidents, (la règle étant ici de s’en tenir aux propositions évidentes et de s’assurer que cette évidence est acceptée par celui auquel on s’adresse)
    -qu’on tire les conséquences (formellement correctes= logiquement) de principes faux.

    Par où il apparaît que le formalisme de la logique est de peu d’utilité. A vouloir s’affranchir des évidences et des règles qui sont données par la raison naturelle, (que l’intuition des principes et des définitions premières soit celle de la finesse ou de la géométrie), on s’expose à la confusion et à l’erreur. L’universel n’est pas du côté du logicien qui prétend nous apprendre à démontrer la vérité mais de l’esprit qui s’en tient à l’usage commun des définitions et des exigences de la démonstration, autrement dit qui fait confiance à la lumière naturelle et ne prétend pas plus qu’il ne peut.
    Bien à vous.

  14. jc dit :

    Bonsoir,

    L’extrait pascalien me semble plutôt mettre l’accent sur la différence entre ces deux esprits, les similitudes n’étant guère rassemblées que dans la phrase « Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. »

    Dans la préface de « Apologie du logos » de René Thom, le philosophe Jean Largeault parle de « l’absurde antithèse de l’esprit de géométrie et de l’esprit de finesse ».
    .
    A mon avis, on peut voir, dès l’ « Envoi » qui suit immédiatement cette préface, ce recueil de quelque trente-cinq articles comme un développement du point 2) de votre commentaire, dans le sens (que vous n’auriez peut-être pas choisi) d’une tentative de synthèse de ces deux modes d’appréhender l’existence dans laquelle « le beau rôle » est donné, via la théorie des catastrophes, à la géométrie: « Le mode métaphysique, celui d’Aristote – l’être comme acte (« on agit comme on est », dit saint Thomas) -, et le mode géométrique, la forme visible dans l’étendue. Ces deux modes existent bel et bien l’un et l’autre, et à leurs frontières subsiste un no man’s land où se déploient les catastrophes. L’exploration de ces marches, où se heurtent vouloir et étendue, n’est pas chose aisée et je suis sûr que de nombreux lecteurs trouveront parfois que mes textes exigent un effort intellectuel excessif. Ceux qui ne se laisseront pas rebuter en retireront, je l’espère, quelque bénéfice. »

    L’actualité nous force à nous interroger sur le problème, pointé par Pascal, du rapport des mathématiques et de la réalité, problème qui apparaît de plus en plus essentiel avec les « progrès » du scientisme en général et de l’intelligence artificielle en particulier…

    Bien à vous.

    NB: La carte du sens de Thom (et sa légende) va, selon moi, tout à fait dans le sens du dernier paragraphe de votre commentaire du 15/05/17:
    http://strangepaths.com/forum/viewtopic.php?t=41

  15. Simone MANON dit :

    Merci pour cette référence.
    Bien à vous.

  16. Jean-Marie Perrin-Terrin dit :

    J’oserai une lecture spinoziste de l’opposition duelle proposée par Pascal entre l’esprit de géomérie et l’esprit de finesse. Ainsi l’esprit de géométrie, refererait selon mon interprétation au « more geometrica » qui préside à l’Ethique. Cette façon de penser, à la manière des géomètres, est définie dans le deuxième genre de connaissaince, la connaissance par monstration des causes et de leurs effets, elle compose le discours logique, adequat au réel.
    Ma grille de déchifrement spinoziste me fait sentir et expérimenter qu’il existe un troisème genre de connaissance que je refererai à l’esprit de finesse, cher aux sciences humaine molles et fines par opposition aux sciences dures et épaisses.

    L’esprit de géométrie, le deuxième genre de connaissance c’est une connaissance qui s’élève à la compréhension des causes. En effet, un rapport quelconque est une raison, un logos. Un rapport quelconque c’est la raison sous laquelle une infinité de parties extensives appartiennent à tel corps plutôt qu’à tel autre. Dès lors, le second genre de connaissance c’est la connaissance des rapports, de leur composition et de leur décomposition.
    A propos de l’esprit de finesse, du troisième genre de connaissance, Spinoza nous apprend que les rapports ce ne sont pas les essences. Le troisième genre de connaissance, c’est donc la connaissance intuitive qui dépasse les rapports, leurs compositions et leurs décompositions. C’est la connaissance des essences, qui plus loin que la connaissance des rapports puisqu’elle atteint l’essence qui s’exprime dans les rapports, l’essence dont les rapports dépendent.
    Je sais et j’ai ressenti par expérience que les rapports qui sont les miens, et qui me caractérisent expriment mon essence.
    Et mon essence c’est quoi ? C’est un degré de puissance. La connaissance du troisième genre c’est la connaissance que ce degré de puissance prend de soi-même et prend des autres degrés de puissance. C’’est une connaissance des essences singulières.
    Pont commun et caractéristique de ces genres de connaissance par rapport au premier genre c’est qu’elles sont parfaitement adéquates au réel. Perfection et réalité étant la même chose, selon Spinoza
    Revenant à Pascal, je me demande si la distinction qu’il fait entre le demi-habile et l’habile, n’est pas la distance qui sépare l’esprit de géométrie de l’esprit de finesse. Distinction reprise entre sa définition du Dieu des philosophes-géomètres, qui à l’instar de St Anselme vont prouver l’existence, et son Dieu personnel, qu’il a finement senti et expérimenté dans son fameux mémorial de la nuit du 23/11/54. Son Dieu d’amour et non de raison est celui de la Bible, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ce Dieu ne serait pas simplement l’auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments : il serait un Dieu d’amour et de consolation et qui comme l’amour échappe à toute définition rationnelle.
    La construction pascalienne de Dieu ne réfère-t-elle pas avec finesse à ce que Spinoza dans la partie Cinq de l’Éthique appelle l’Amour intellectuel de Dieu ?

  17. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Permettez-moi de ne pas vous suivre dans vos rapprochements.
    Bien à vous.

  18. Léna dit :

    Bonjour,
    J’ai du mal à saisir la nature de cette « vraie morale » que Pascal oppose à la morale dans sa célèbre citation « la vraie morale se moque de la morale ». Est-ce qu’il faudrait voir la morale comme universelle, passagère, qui varie avec son temps, en contradiction avec la vraie morale qui serait plus assimilée, réfléchie et personnelle ?

  19. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il y a une contradiction dans votre propos car si la morale est universelle, elle ne peut être changeante, passagère comme le sont les morales sociales frappées au sceau de la particularité et de la contingence historique.
    On peut opposer « la vraie morale » aux mœurs, c’est-à-dire aux morales sociales, comme celle, par exemple, qui veut qu’on doive témoigner du respect aux grandeurs d’établissement même si le Grand est une crapule. Les morales sociales entérinent les préjugés d’un groupe, ses intérêts, ses coutumes au mépris souvent des exigences dont la raison (au sens socratique) ou le cœur (en termes pascaliens)est le temple.
    On peut aussi opposer « la vraie morale » au respect mécanique de règles figées, au mépris de l’ambiguïté des situations concrètes et de la pureté des intentions.
    Pascal oppose la morale du sentiment, du cœur ( ou du jugement) dont les principes requièrent pour être saisis de la finesse à une morale de l’esprit qui prétendrait définir abstraitement des règles comme le font les mathématiques.
    Bien à vous.

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