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Ernst Jünger. La guerre comme expérience intérieure.

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    Cet article est une présentation du texte de Jünger: la guerre comme expérience intérieure.

   Les références renvoient à l’édition de la Pléiade I où le titre allemand Der Kampf als inneres Erlebnis est traduit:  Le combat comme expérience intérieure. Traduction de Julien Hervier, François Poncet et Henri Plard, revue par Julien Hervier et François Poncet.

   On peut aussi le lire dans l’édition Bourgois, 1997, avec une introduction d’André Glucksmann, sous le titre : La guerre comme expérience intérieure. Traduction François Poncet.

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                   I.            Remarques liminaires.

 

   Il y a des œuvres que l’on aborde sur la pointe des pieds avec le sentiment inhibant d’être en manque des conditions nécessaires à l’intelligence du sens qu’elles dévoilent. On sent bien qu’elles font entendre un air connu depuis toujours, comme si la magie du verbe ouvrait notre expérience sur des contrées familières bien qu’occultées, mais comment éviter d’avoir des doutes sur la justesse de notre compréhension ? Car, est-il possible, pour un être n’ayant pas subi le baptême du feu de se hisser à la hauteur de la vérité révélée?

   L’homme Jünger et un texte tel que La guerre comme expérience intérieure suscitent tout naturellement cette interrogation. Leur fascination est à la dimension du défi qu’ils lancent à l’esprit désireux d’en percer le mystère.  Je dois d’abord avouer ces scrupules tant le souci de ne pas tricher avec soi-même, qui est la première vertu de l’ouvrage cité, nous fait obligation d’être sincère. Certes,  il y a des passages dans ce bref récit mettant mal à l’aise et appelant des interprétations antinomiques mais il s’agira pour l’essentiel dans ce qui suit de dégager la dimension métaphysique du message de Jünger et donc sa valeur universelle et éternelle.

   L’auteur n’ignore d’ailleurs pas que ce qu’il dit n’est pas facile à entendre, qu’il en épouvantera plus d’un. Mais il vénère la vérité humaine non ses contrefaçons avec la double assurance du soldat du front ayant éprouvé au plus intime de son vécu que « la proximité de la mort est salutaire comme une lumière inconnue »( Le Boqueteau 125, la Pléiade I, p. 290)  et du poète absolument convaincu que « le favori des Muses est plus proche de l’être » (L’Etat universel, Gallimard p.18) que l’esprit armé de ses catégories usuelles.

   Il parle au nom et à l’intention des hommes de sa trempe, natures viriles avec lesquelles il se sent en accord affectif (Le combat comme expérience intérieure, préface de l’édition de 1926, La Pléiade I, p. 622) avec la solide conviction d’un « aristocrate de l’esprit » unissant dans sa personne des dimensions qui d’ordinaire ne cohabitent pas dans un même être. Les vertus de l’homme d’action, en effet, vont rarement de pair avec celles du contemplatif ; un zélateur de la guerre est rarement un chantre de la paix, pas plus qu’un rêveur invétéré ne brille par un sens aigu de la réalité ou un penseur de l’historicité de la condition humaine n’est sensible à sa substance éternelle. Or Jünger fut tout cela à la fois et par-dessus tout un homme qui sut conquérir ou préserver les qualités de la sagesse dans les expériences, apparemment, les plus éloignées de ses exigences.

    Ces caractéristiques sont impressionnantes à la lecture des écrits de guerre surtout lorsque l’on découvre que leur auteur était un jeune homme de 24 ans pour Orages d’acier et de 26 ans pour Le combat comme expérience intérieure. Comment ne pas se dire qu’une telle puissance spirituelle pourrait être inspirée des dieux et qu’il serait bon de se mettre à l’écoute de cette parole ?

   Dans ces récits, Jünger conjugue deux approches de la guerre de 14/18 : l’une est une description de la vie du soldat du front dans ses aspects extérieurs ou matériels. Premier baptême du feu du soldat en première ligne, mouvements opérés dans l’espace, trivialités et horreurs de la vie dans les tranchées, travail, fatigue, ennui, beuveries, blessures, permissions, lectures, récréations joyeuses, etc. Tout le texte d’une existence, inimaginable pour celui qui n’a pas été un  « journalier de la mort »  (Orages d’acier, préface de l’édition originale de 1920, la Pléiade I, p. 266) est ainsi décrit dans Orages d’acier avec un souci scrupuleux d’objectivité.

 « Le but de ce livre », écrit-il, « est de décrire objectivement au lecteur ce qu’un fantassin a vécu, en tant que fusilier et officier pendant la Grande Guerre, au sein d’un régiment célèbre et ce qu’il en a pensé […]. Le degré d’objectivité d’un tel livre est le critère de sa valeur intrinsèque. La guerre, comme toutes les actions humaines, se compose de bien et de mal. Simplement, comme la force des peuples y culmine à son maximum d’intensité, les contrastes ressortent encore plus crûment qu’à l’ordinaire. À côté des valeurs à leur sommet s’ouvre la béance des plus sombres abîmes. À l’endroit même où un homme est parvenu au degré presque divin de l’accomplissement, celui où le dévouement désintéressé va jusqu’au sacrifice de la vie, il se trouve un autre homme pour fouiller avidement les poches de son cadavre à peine refroidi » (Ibid., p.267.268)

      Il ne s’agit donc pas de construire une image idéalisée de la Grande Guerre comme si l’enjeu était de célébrer la Figure héroïque du Guerrier. « Je ne suis pas correspondant de guerre », avertit Jünger, « je ne présente pas un assortiment de héros. Je ne veux pas décrire ce qui aurait pu se passer, mais ce qui s’est passé »  (Ibid., p. 267.). Néanmoins l’auteur sait bien que, quelle que soit sa rigueur dans la transcription littéraire des notes de ses carnets de guerre, «  rien n’est plus difficile que la description d’un fait »( Ibid., p. 271) surtout lorsque celui-ci n’est comparable à aucun autre. Or tant par la démesure des forces mobilisées que par la dévastation de tout ce qui jusqu’alors configurait le monde humain, la guerre de 14/18 ne ressemble à aucune autre. La dessiner dans son visage externe est déjà en soi une gageure, alors le projet de la dévoiler dans son âme, n’est-il pas un défi encore plus impossible à relever ? (Le combat comme expérience intérieure, La Pléiade I, p. 563)

   C’est pourtant ce à quoi Jünger s’emploie dans ce livre stupéfiant qu’est Le combat comme expérience intérieure. Il reconnaît que le déshonneur de la défaite, l’ingratitude du peuple vaincu à l’égard des hommes ayant consenti des sacrifices inouïs pour défendre ses idéaux, la critique radicale chez certains des valeurs « patriotiques » à l’ordre du jour dans l’après-guerre ont joué un rôle dans la germination de cet ouvrage. Révolutionnaires, pacifistes, citoyens fatigués ont en effet uni leurs voix pour alimenter tous les soupçons. Cette guerre n’avait-t-elle pas été qu’une absurde violence, ses acteurs des fantoches obéissants d’un délire collectif, osa-t-on se demander dans le dégrisement qui suivit l’humiliation  de la défaite ? Ces jugements qu’il reçoit comme des injures révoltent Jünger tant il ne renie rien de ce qu’il fut et demeure convaincu que le cours de l’histoire dans ses développements futurs sera l’œuvre du type d’homme dont il se propose de tracer ici le portrait spirituel.

   Non, ses compagnons et lui-même n’ont pas été les jouets inconscients d’une psychose collective. Il affirme haut et fort qu’ils ont été les agents volontaires d’un grand-œuvre historique dont les meilleurs d’entre eux s’éprouvaient dans la violence du combat, les officiants consacrés. Ils avaient de la moelle dans les os et du sang dans les veines comme il sied à des volontés au faîte de leur tension créatrice. Loin d’être des moutons s’étant laissés conduire passivement à l’abattoir, ils étaient la volonté de vivre de leur patrie et ce sont eux qui aujourd’hui et demain seront le plus à même d’orienter leurs regards vers de nouveaux buts. Jünger exige qu’on leur rende justice avec la détermination de ceux qui sont sensibles aux forces souterraines travaillant les peuples et les emportant dans une geste ayant une dimension cosmique. Jünger, tel un sismographe, possède la capacité  mystérieuse de vibrer aux secousses telluriques de l’histoire pour autant que celle-ci est la substance humaine aux prises avec l’aventure temporelle.

   Or il vient au monde à une époque charnière entre deux âges de la civilisation. Sous les apparences d’un ordre stabilisé et sûr de lui, les grandes mutations à venir sont à l’œuvre et exécutent leur travail de sape. Un monde s’achève, un autre naît et le jeune Jünger sent bien qu’il n’appartient pas au « monde d’hier » dont il déplore « les valeurs bourgeoises, » l’essoufflement, la médiocrité. Il rêve de destins aventureux, d’une vie intense qu’il éprouve dans son corps et dans son âme comme un écho des forces qui sont en train d’affoler la roue de l’Histoire. Si Zweig, pour préciser l’allusion à ses « souvenirs d’un Européen » subit le changement en spectateur désengagé destiné à être écrasé par le difficile accouchement d’une nouvelle ère, Jünger se sent partie prenante du chaudron où germent et fermentent les forces destinées à configurer le monde nouveau. Et il sait bien que les puissances victorieuses ne seront pas les plus faibles. Pas d’angélisme chez ce jeune homme qui, avec une âme de poète et de voyant, affronte la dureté du siècle avec une volonté d’acier. Il croit à cette époque que les idéaux les plus sublimes ne peuvent triompher qu’à la pointe de l’épée. Aussi est-il porté par l’enthousiasme le plus pur, celui que suscite, si l’on en croit Kant, seulement l’idéal : « Le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal » écrit le philosophe dans Le Conflit des facultés, ajoutant que le concept d’honneur de la vieille noblesse guerrière est le plus proche parent de l’enthousiasme. Mais s’il lui ressemble, il en est une forme impure, ce qui fait toute l’ambiguïté de l’enthousiasme du jeune Jünger.

 On peut comprendre les critiques qui lui refusent toute justification morale et ne voient en lui qu’ardeur juvénile d’un amateur d’aventures jouant à la guerre comme on s’adonne à la chasse ou à un sport violent « avec le cynisme cruel et innocent des enfants »  (Gilbert Merlio, « Les images du guerrier chez Ernst Jünger »  in: Images d’Ernst Jünger (1996). Son engagement en 1914 ne fut-il pas précédé par le rêve africain et sa fugue à la Légion étrangère le 3 novembre 1913 ? « L’Afrique, c’était pour moi », écrit-il, « la splendide anarchie de la vie qui pourtant, sous ses apparences sauvages, satisfait en profondeur à un ordre tragique et dont tout jeune garçon a eu la nostalgie à un certain âge » (Le Coeur aventureux,1929, Gallimard, 1995, p. 37)  De toute évidence il y a en lui la soif d’un ailleurs, d’un inconnu lui ouvrant les portes de contrées fantastiques à mille lieues du prosaïsme, de l’ordre bourgeois dans lequel il étouffe. Il ne fait pas mystère de cet état d’esprit au début d’Orages d’acier :

« Nous avions quitté les amphithéâtres, les bancs de l’école, les établis, et les brèves semaines d’instruction nous avaient fondus en un grand corps brûlant d’enthousiasme. Elevés dans une ère de sécurité, nous avions tous la nostalgie de l’inhabituel, du grand péril. La guerre nous avait donc saisis comme une ivresse. C’est sous une pluie de fleurs que nous étions partis, grisés de roses et de sang. Nul doute que la guerre ne nous offrît la grandeur, la force, la gravité. Elle nous apparaissait comme l’action virile : de joyeux combats de tirailleurs, dans les prés où le sang tombait en rosée sur les fleurs. « Pas de plus belle mort au monde » Ah, surtout ne pas rester chez soi, être admis à cette communion ! »  (La Pléiade I, p. 3)

  On peut comprendre aussi ceux qui ne voient en lui qu’un parangon de la Grande armée prussienne animée par une volonté de puissance et d’expansion, par un nationalisme exacerbé et un romantisme de la patrie. Il avoue en avoir absorbé la substance avec le lait maternel :

« À neuf ans nous avons appris le dulce et decorum … […]; chez nous, à l’école, à l’université et à la caserne, on avait placé la notion de « patrie » au centre de la nébuleuse de nos idées comme le Soleil dans le système des planètes, comme le noyau dans le tourbillon des forces de l’atome. Sur les grises parois des corridors de caserne, des lettres d’or proclamaient les noms de ceux qui sont tombés dans les guerres d’antan, surmontés de sentences qui nous exhortaient à être toujours dignes de ces héros […]. Nous nous sentions les héritiers et les supports d’idées transmises à travers les siècles, portées de génération en génération vers leur accomplissement. Sur toute pensée, sur tout acte pesait l’obligation la plus lourde, honneur suprême et terme radieux : la mort pour le pays et pour sa grandeur »  (Le combat comme expérience intérieure, La Pléiade I, p.612)

   Certes, on peut comprendre ces réserves, mais on peut douter qu’elles aillent à l’essentiel dans l’intelligence d’une expérience s’éclairant à la lumière de l’inspiration héraclitéenne et trouvant son écho dans le récit d’un autre soldat du front, un homme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est ni un adolescent prolongé, ni un patriote déchaîné, ni un commandant des troupes d’assaut, seulement un caporal-brancardier et un humaniste chrétien. Je veux parler de Teilhard de Chardin, mais avant d’en arriver à lui, arrêtons-nous sur l’influence qu’exerça Héraclite sur Ernst Jünger.

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                 II.            Une expérience sous-tendue par une intuition cosmique.

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    Que l’expérience jüngerienne prenne sens sur fond d’un rapport au monde structuré par la leçon d’Héraclite et la prophétie nietzschéenne, l’ouverture du récit en donne la mesure à la façon d’un  prélude de Wagner. Le style est grandiloquent, le propos difficile à suivre pour l’esprit ne disposant pas des antennes de son auteur. Car celles-ci ne sont pas des catégories logiques ou des concepts, ce sont des rêves, des visions, des images dont il restitue ici la force avec la conviction de celui qui se sent introduit dans le secret des dieux. Avec un regard saturé de clarté et une âme vibrant des secousses d’un monde en voie de métamorphose, il donne à sentir une atmosphère faite de désarroi et d’espérance, de fascination aussi à l’endroit d’un imaginaire poétique ou mythique dont il se fait l’oracle talentueux. N’est-il pas affecté d’une sensibilité médiumnique ou ébloui par des dons de voyance ? Aussi ne cherchons pas à déchiffrer totalement sa propre énigme et suivons-le dans une intuition aussi obscure que la parole du Maître auquel il se réfère souvent. Car comme Socrate le disait des écrits d’Héraclite, on peut dire qu’il faut un plongeur de Délos pour trouver la perle contenue dans les illuminations de Jünger.

   Elles s’apparentent à la révélation religieuse si l’on en croit la manière dont l’auteur les introduit. Les grandes mutations des temps, dit-il, ont leur annonciation, leur apparition stellaire, leurs avertissements ambigus. Elles ne prennent pas au dépourvu ceux qui sont attentifs à leurs signes même si ce n’est pas sous les espèces d’une lumière céleste qu’elles se préfigurent en ce début du XXe siècle. L’époque est moins poétique. Il y a longtemps que les étoiles sont tombées du ciel sur la terre de telle sorte qu’ « un coup d’œil aux journaux ou un tour dans la rue » (Ibid., p. 529) suffit.  Les uns et les autres grondent d’une agitation lourde de menaces et grosse de promesses comme le sont toujours ces époques chaotiques où la gestation d’un nouveau monde s’opère sur les décombres de celui qui ne veut pas mourir. Rien ne résiste à la vague. Tous les aspects d’une civilisation que le XIXe croyait inébranlables sont bouleversés. L’histoire en marche fait souffler sur les idées, l’ordre social, la construction étatique, les croyances religieuses, l‘art, la morale, le désir des individus son grand vent dévastateur. Conséquence de « la mort de Dieu », le nihilisme dont Nietzsche avait proclamé l’avènement grandit avec son travail de dépréciation de toutes les valeurs supérieures. Mais Jünger n’est pas homme à être mû par les forces réactives ou négatives. L’affirmatif chez lui, les puissances du renouveau, de la création sont impatients d’arracher l’époque au vertige du néant pour en faire une apothéose de l’être. Il se vit comme le terrain d’un brasier où se joue un destin débordant infiniment les limites de son aventure personnelle. D’emblée il élargit celle-ci aux dimensions d’une aventure civilisationnelle inscrite elle-même dans les alternances des cycles cosmiques. Son interrogation n’est donc pas celle d’un ego attaché à la défense de ses intérêts, elle est celle d’un contemplatif dont le regard est enté sur un drame moins dérisoire et l’énergie libérée pour en accomplir héroïquement la nécessité. Il se définit comme un « contemplateur […] au sens on ne peut plus créateur » (Ibid., p. 530) et il se demande : « Pourquoi ce temps qui est le nôtre déborde-t-il à ce point de forces d’annihilation, de forces de procréation ? Pourquoi porte-t-il en son sein si abyssales promesses ? ». « Il faudra bien pourtant que cette tempête se dissipe, que cette coulée en fusion se fige au moule de l’ordre » (Ibid., p.529)

    Mais d’où sortira-t-il ? La violence des peuples qui se réveillent et vont s’affronter dans une conflagration où l’histoire touche au cosmique conduit Jünger à réactualiser la leçon d’Héraclite. Il sent vivre en lui le jeu des forces dont les tensions font la vie du cosmos et l’unifient dans l’harmonie des contraires. Il éprouve la vérité de la parole professant que « Polemos est le père de toutes choses ». Non point que Polemos soit exclusivement la guerre. Polemos connote aussi l’idée de conflit, de querelle, de discorde et il est la loi de l’être parce que celui-ci n’est pas immobile dans l’identité du même mais en mouvement dans l’opposition du même et de l’autre. L’intuition héraclitéenne est donc de nature philosophique, voire métaphysique et ne doit pas être interprétée comme la formule du bellicisme. L’Ephésien prétend dégager la nature de l’être, le logos, le principe immanent à l’ordre des choses. Principe qu’il appelle « feu » sous sa forme matérielle et  « Polemos » sous forme figurée. Ce logos se caractérise par son éternité et sa nécessité. Ni les dieux, ni les hommes n’échappent à sa loi. Elle est celle de la vie dans son affirmation innocente et celle de l’harmonie résultant à l’échelle du tout de l’opposition des contraires. Ainsi la justice est discorde car elle met provisoirement fin à un différend entre les hommes ; la paix est discorde car elle implique la guerre, l’accord des esprits est discorde car il suppose au principe du dialogue socratique le conflit des opinions. C’est donc folie de souhaiter, comme Homère dans l’Iliade « que la discorde  disparaisse d’entre les dieux et les hommes » car l’harmonie n’existerait pas sans l’aigu et le grave, ni les animaux sans les contraires que sont le mâle et la femelle »  (Aristote, Ethique à Eudème, VII, I, 1235a, 26). Il s’ensuit que « ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la belle harmonie ; tout se fait par discorde » (fragment 8, traduit par Voilquin). L’être inclut la multiplicité des contraires s’affrontant et s’ajustant les uns avec les autres dans un équilibre sans cesse menacé de dislocation et cela sans répit car le réel est mobile. Tout devient, se transforme dans une métamorphose où l’unité est dans le multiple et le multiple dans l’un.

  Jünger a bien compris Héraclite.

 

 

1) L’erreur du bellicisme est de croire qu’il n’y a de force que des armes et que le combat ne peut cesser que par l’annihilation de la force opposée. Son ressort est la haine de l’autre non l’affirmation des valeurs et de la loi pour lesquelles on doit combattre comme pour ses murailles  (Fragment 44). Il est incapable de respecter l’adversaire, son droit à lutter pour ce qu’il honore. Il est donc exclusif de son opposé, la paix, car on ne peut pas négocier les conditions du dépassement de la guerre avec ce que l’on veut effacer de la surface de la terre. Le bellicisme est donc dévoyé par une hybris fossoyeuse de la règle de justice présidant à l’émergence de nouveaux équilibres ajustant les contraires affrontés. C’est dire que le combat ne se confond avec la fécondité de la vie qu’autant qu’il s’exerce dans les limites du sens de la mesure à défaut duquel il devient vecteur de mort universelle. Jünger ressent en profondeur cette nécessité, en digne héritier d’une tradition que la guerre de 14/18 subvertit manifestement. Le déluge de feu la singularisant fait surgir à ses yeux une nouvelle signification. Ce ne sont plus des guerriers animés d’un esprit chevaleresque qui s’affrontent dans ce conflit mondial mais des masses d’individus réduits au rang de matériau dans une guerre de matériels :

  « Le combat des machines est si colossal que l’homme est bien près de s’effacer devant lui. Souvent déjà, pris dans les champs magnétiques de la bataille moderne, il m’a semblé étrange et à peine croyable que j’assiste à des événements de l’histoire humaine. Le combat revêtait la forme d’un mécanisme gigantesque et sans vie, recouvrant l’étendue d’une vague de destruction impersonnelle et glacée » (Le combat comme expérience intérieure, p. 616)

   Cette observation lui inspirera la conviction que le XXe siècle inaugure l’âge des Titans et il se fourvoiera quelques années dans l’idée que la Figure du travailleur peut incarner une solution contre le nihilisme. Dans le texte qui nous occupe, il n’en est pas encore là même si les prodromes de cet égarement affleurent dans quelques propos. C’est patent dans l’hommage qu’il rend à ses compagnons, dans le chapitre intitulé  Feu : « Voilà l’humanité nouvelle, les troupes de choc des sapeurs, l’élite de l’Europe centrale »  (Ibid., p. 589). Le sapeur d’assaut désigne en allemand à la fois le pionnier et l’ouvrier. Il incarne pour notre visionnaire l’avant-garde d’une époque dont  la guerre ne lui apparaît pas comme le finale de la violence  mais le prélude. Il faut bien reconnaître qu’il s’exhibe ici sous les espèces d’une figure dérangeante, celle que d’aucuns ne lui pardonneront pas et qui est annoncée dès l’introduction: « À nous, fils d’une époque enivrée de matière, le progrès semblait un accomplissement, la machine la clef de la similitude au divin, la lunette et le microscope les organes de la connaissance » (Ibid., p. 531). On a même l’impression que le phénomène technique l’hypnotise au point de l’égarer sur ce que Nietzsche pensait dans l’idée du surhomme. Car Nietzsche n’invitait pas l’homme à se surmonter sous la forme d’un Prométhée déchaîné mais sous celle d’un Goethe rayonnant de la sagesse de Dionysos (Cf. texte de Nietzsche en fin d’article). Exigence humaniste donc non délire prométhéen. On sait  que Jünger renouera avec elle dès les Falaises de marbre lorsque l’impasse où conduit le Titan lui apparaîtra clairement.

2) L’erreur symétrique du bellicisme est celle du pacifisme, aspiration irréaliste et mortifère tant notre auteur est convaincu que « La guerre n’est pas instituée par l’homme, pas plus que l’instinct sexuel ; elle est loi de la nature, c’est pourquoi nous ne pourrons jamais nous soustraire à son empire. Nous ne saurions la nier, sous peine d’être engloutis par elle » (Ibid., p. 558). Cohérence héraclitéenne oblige. Le pacifisme noble de celui qui refuse la guerre par amour de l’humanité n’échappe pas plus à la loi du monde que le pacifisme du lâche masquant sa peur de mourir sous les idéaux les plus flatteurs. L‘un est de « la trempe des martyrs », l’autre appartient à la cohorte des individus dont les intérêts ne débordent pas la sphère de leur personne rétrécie par l’esprit petit-bourgeois. Dans le chapitre intitulé Entre soi, Jünger ne cache pas le mépris que lui inspire l’éthique de vie étriquée de ceux qui déplorent à longueur de temps la perte du « paisible manège entre les quatre murs, (du) bonheur au sens des petits-bourgeois » (Ibid., p. 597). Ce sont des « égoïstes », dit-il, le terme étant pris dans le sens péjoratif de l’individualiste sourd aux devoirs que son inscription dans une famille, une société ou l’humanité lui assigne. Leur pensée n’est que la caisse de résonance des slogans en usage dans tous les espaces où triomphe la dépréciation des valeurs supérieures. Car qui se contente de subir la guerre ne voit pas que ce qui est grand est voué à être piétiné sans la force physique et morale nécessaire pour le faire exister. Il peut être utilisé comme un instrument  mais il lui manque l’énergie soutenant de sa clairvoyance et de sa tension les grands desseins. « Si l’esprit d’un peuple entier pousse dans ce sens, c’est le tocsin d’une ruine prochaine. Une culture peut être aussi éminente qu’on veut – si le nerf viril se détend, ce n’est plus qu’un colosse au pied d’argile » (Ibid., p. 559). Une telle affirmation n’est en aucun cas le credo d’un « jeune guerrier déchaîné », comme Glucksmann voudrait nous le faire croire dans sa préface de La guerre comme expérience intérieure (Bourgois, 1997). C’est seulement le constat du tribut qu’il faut se disposer à payer pour exister et faire exister les valeurs auxquelles on tient. Qui ne veut pas lutter pour exister, lui et le monde auquel il appartient, renonce à vivre ou fait le deuil de sa liberté. Aussi que la force puisse servir des projets de puissance synonyme d’asservissement pour certains ne condamne pas la force et son épreuve, le combat, mais le discours qui les démobilise, car, demande Jünger, en détournant une formule de Bussy-Rabutin : « Il se peut que le bon Dieu soit du côté des gros bataillons, mais les gros bataillons sont-ils du côté de la plus haute culture ? C’est justement pourquoi la plus haute culture a pour devoir sacré de posséder les plus gros bataillons »(Ibid., p. 559).

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             III.            Une expérience révélatrice des tréfonds de la nature humaine.

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   On peut penser que Jünger n’a pas eu besoin de la guerre pour être persuadé, à la suite d’Héraclite,  que « le combat est le père de toutes choses ». Cette certitude préexiste chez lui au cataclysme de 14/18. Il l’a puisée à une source littéraire et sa passion pour l’histoire en a étayé le bien-fondé. Les aventures des grands créateurs d’empires et de civilisations (Alexandre le Grand, les conquistadores, Napoléon)  dont son père faisait le récit à la table familiale, ses lectures boulimiques des grandes épopées de l’Antiquité et de la Renaissance (Homère, l’Arioste), sa curiosité historique ont largement contribué à conférer l’autorité d’une vérité intellectuelle à ce qui relève d’abord chez lui d’un imaginaire poétique. Tout au plus peut-on dire que son expérience du Front lui a révélé la vérité particulière de cette guerre-là, guerre de matériels, oublieuse  des valeurs chevaleresques et forge d’un homme nouveau au profil d’acier et au regard d’aigle, « plus hardi, aguerri au combat, qui ne se ménage pas ni ne ménage autrui » (ibid., p.589) En revanche, il n’en va pas de même pour l’idée que « le combat n’est pas seulement notre père, il est aussi notre fils » (Ibid., p.530). Il semblerait que Jünger n’ait pas nécessairement anticipé par la pensée ce que ses années de guerre lui ont appris sur lui-même et sur la réalité humaine. Il y fallait l’expérience brute qu’aucune clarté astrale, qu’aucun rêve cosmogonique ne relève, aussi obscure et angoissante qu’une forêt dans les profondeurs de laquelle est tapi le monstre. Certes, le poète ne déclare pas immédiatement forfait et ne résiste pas à la tentation d’inscrire l’humaine nature dans une histoire où l’œuvre civilisatrice est conçue sur le modèle du processus végétal. D’où le recours à la métaphore de la forêt vierge. Comme la croissance des arbres majestueux et leur épanouissement flamboyant s’opèrent à partir d’une fange dont la pestilence et les borborygmes sont les racines de la sève où la vie accomplit son cycle de décomposition–régénération, les plus belles réussites de la civilisation émergent d’un fond archaïque par sédimentations et remaniements successifs. Mais ces architectures ne transmuent pas les ignobles métaux en or. Pas de transformation alchimique au pays de l’humaine nature, seulement une construction artificielle où sous les oripeaux de conventions mensongères la nature primitive, sauvage dissimule sa face hideuse. « Certes » écrit-il, « la sauvagerie, la brutalité, la couleur crue propre aux instincts se sont lissées, polies, estompées au fil des millénaires où la société brida la pulsion des appétits et des désirs. Certes un raffinement croissant l’a décanté et ennobli, mais le bestial n’en dort pas moins toujours au fond de son être » (Ibid., p.534) Or la guerre fait tomber les masques. Elle ramène la vie à sa plus élémentaire pulsation, celle du vouloir-vivre porté à son acmé dans sa confrontation à la mort imminente.  « Au combat, qui dépouille l’homme de toute convention comme des loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme » (Ibid., p.535).

   Soyons redevable à Jünger de ne pas nous raconter des histoires sur cette expérience dont seul est autorisé à témoigner celui qui l’a vécue. « Qui peut parler de la guerre, qui n’a point été dans notre cercle ? »  prévient-il avec raison (Ibid., p. 541). Il est le premier à être frappé de stupeur par le fauve qui se réveille en lui avec son avidité meurtrière et son ivresse du sang. Dans une des premières versions d’Orages d’acier, il avoue ne plus pouvoir comprendre, au moment où il écrit, le vécu qui était alors le sien. « Je bouillais d’une fureur qui m’est aujourd’hui incompréhensible. Le désir irrésistible de tuer me mettait des ailes aux pieds. La rage m’arrachait des larmes amères. L’immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux » (Cité par Julien Hervier, la Pléiade I, p. 744).

  Ainsi, dans le chapitre Sang du combat  comme expérience intérieure, je ne lis pas une apologie du jeune guerrier déchaîné comme on l’a dit, pas plus que je ne souscris à l’hypothèse suggérée par Julien Hervier selon laquelle Jünger accepte avec enthousiasme une analyse qui horrifie Freud. Avec la lucidité d’un observateur de soi-même, il décrit simplement son vécu. Il est vrai que son verbe poétique produit un enchantement, mais c’est celui du style non de ce qu’il met en musique. Les termes choisis n’ont rien de laudatif. Il est question de monstre, de bête, de brutalité, de sauvagerie, de régression. Il confesse une horreur dont l’objet est aussi bien l’apparition de sa propre image que le déluge de feu qu’il essuie :

 « Et toujours, dans l’arène où l’humanité porte sa cause afin de trancher dans le sang, qu’elle soit étroits défilés entre deux petits peuples montagnards, qu’elle soit le vaste front incurvé des batailles modernes, toute l’atrocité, tous les raffinements accumulés d’épouvante ne peuvent égaler l’horreur dont l’homme est submergé par l’apparition, l’espace de quelques secondes, de sa propre image surgie devant lui, tous les feux de la préhistoire sur son visage grimaçant.(Ibid., p.535)

   Sa démystification de nos illusions humanistes est insistante. Certains peuvent y déceler la complaisance et la jouissance d’un esthète amateur d’expériences démoniaques. J’y vois plutôt le service, qu’un homme rescapé du no mans land où l’Europe a joué son âme, rend à la vérité. Cette vérité est tragique mais c’est la nôtre. Le Front exhibe ce qu’il en est de la lutte pour l’existence dans sa nudité. Que la brutalité d’une telle situation soit inimaginable dans le cours paisible de la culture ne change rien à la vérité de la chose. Jünger veut nous en faire saisir les diverses composantes :

« Aussi étrange que cela soit à entendre pour qui ne s’est jamais battu pour rester en vie : la vision de l’adversaire procure, outre un comble d’horreur, la délivrance d’une pression pesante et insupportable. C’est la volupté du sang, flottant au-dessus de la guerre comme le rouge voile des tempêtes au mât de la galère noire, et dont l’élan illimité n’est comparable qu’à l’amour »  (Ibid., p.536)

   Une époque comme la nôtre affamée de débordements orgiaques pour se consoler d’un ennui où elle se morfond ne peut pas faire semblant de ne pas comprendre. Au même moment que Freud et quasiment dans son langage, Jünger met en scène, en sa propre personne, les deux pulsions traversant la nature humaine, Eros et Thanatos, la guerre libérant l’une et l’autre dans une ivresse où l’homme y abîme la clarté de sa conscience. Il s’attache à ne rien taire des émotions liées au déchaînement aveugle des instincts primitifs : l’intense plaisir de la décharge pulsionnelle ; les yeux injectés de sang ; le corps soulevé par la force décuplée ; le brouillard que les feux éteints de la conscience répandent sur toutes choses ; la rage jouissive de tuer en contrepoint de « l’horreur, l’angoisse, l’anéantissement pressenti » (Ibid., p.537) composant le quotidien du soldat en première ligne. « Tout ébranlement des fondements de la culture déclenche de brusques éruptions de sensualité » (Ibid., p.554) et l’éros réclame sa part avec la même ardeur que thanatos. Jünger excelle dans l’art de figurer la frénésie du vivre sous le soleil noir de la mort. Il sait mieux que personne que « ces hommes étaient saturés d’horreur, ils eussent été perdus sans l’ivresse » (Ibid., p.541).

    Et pourtant si la sauvagerie devait être le seul visage de l’homme confronté à l’épreuve de la guerre, il n’y aurait pas lieu de lui consacrer un poème. La question est donc de savoir ce qui la transfigure au point d’en faire une expérience proprement métaphysique.

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              IV.            L’expérience du Front comme expérience intérieure.

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   Car l’expression « expérience intérieure » ne signifie rien d’autre qu’expérience métaphysique. Non point que tout vécu de la conscience, toute expérience vécue, selon la traduction habituelle de l’allemand Erlebnis, puisse être élevé à une telle dimension. La conscience immédiate est d’ordinaire plus modeste. Engluée dans ses a priori coutumiers, elle n’est guère attentive à ce qu’elle vit et peu disposée à traverser les apparences pour saisir au-delà de l’expérience familière, les principes lui permettant de s’éclairer elle-même et toute chose. Même une situation aussi limite que celle du Front ne parvient pas toujours à éveiller une âme, une vie à l’intuition d’elle-même et du monde qu’elle constitue par son intentionnalité. La surface grossière des choses continue à faire écran et on se souviendra de la guerre comme d’un horrible cauchemar mais on n’en aura finalement rien appris et on en sortira inchangé. Jünger observe avec étonnement cette étrangeté en discutant avec ses compagnons dans la tranchée ou ailleurs. Par exemple, en 1917, dans une rue de Bruxelles où il surprend la conversation de deux soldats, se délectant à l’idée d’un obus pulvérisant la vitrine du magasin de porcelaine qu’ils regardent. «  Voilà deux individus qui en avaient vraiment « jusque-là » de la guerre et pourtant ils étaient au fond restés tels qu’en eux-mêmes. Ils étaient las, brisés par les rouages d’un mécanisme, roués de coups : en termes de conscience morale, ils n’avaient pas fait le moindre progrès » (Ibid., p.561). L’expérience de la guerre a au contraire profondément changé celui qui l’a vécue de l’intérieur :

 « Je suis entré dans cette guerre en fils d’une époque totalement imbue de la matière, en citadin des grandes villes, froid et précocement mûri, le cerveau poli en cristaux d’acier par le commerce des sciences naturelles et de la littérature moderne. La guerre m’a profondément changé, comme elle l’a fait, je le crois de toute ma génération. Ma conception du monde n’a plus sa certitude d’antan ; comment serait-ce possible dans l’incertitude qui depuis tant d’années nous entoure ? (Ibid., p.594).

  Résonance intérieure d’une conflagration extérieure. Impossible désormais d’entretenir les espérances de l’humanisme rationaliste. La guerre a fait éclater leur vanité suscitant de nouvelles convictions plus proches de l’opacité des choses, de leur « mystère touffu », plus propres aussi à guider l’action à venir.

  Au fond l’expérience de la guerre a pour lui une telle fonction de dévoilement, d’initiation à ce qu’il vit comme la vérité expérimentée de l’être, qu’il s’étonne de constater combien cette lumière reste invisible aux autres. Qu’ils sont nombreux les soldats demeurant extérieurs, imperméables au bouleversement qu’ils subissent pourtant ! Ils ne parviennent pas à comprendre, contre les leçons dont ils sont la preuve vivante, que « les véritables sources de la guerre jaillissent au plus profond de notre poitrine, et (que) toutes les atrocités dont le monde est périodiquement submergé ne sont qu’un miroir de l’âme humaine dévoilé dans l’événement » (Ibid., p.561). Ils restent en deçà de la révélation de  la vérité psychique et physique de la guerre parce qu’ils ne sont sensibles ni à la nature cosmique des forces se déchaînant en eux dans l’épreuve du feu ni à la nature spirituelle des forces matérielles engagées dans ce combat entre deux idées qu’est toujours une guerre (Cf. p. 566 : « Le combat demeure une chose sainte, un jugement de Dieu entre deux idées ») Est-ce la curiosité, le goût de la vérité qui leur manque ? Il se pourrait, que ce trait de personnalité ne soit pas pour rien dans la capacité de supporter l’insupportable. Primo Lévi estimait que sans la curiosité, il n’aurait pas pu résister à l’horreur des camps. Ne peut-on pas penser qu’il en fut de même pour Jünger ?

   Mais le Front n’a pas seulement été pour lui l’occasion d’un rendez-vous théorique et pratique avec Héraclite et Freud. De manière plus essentielle encore, elle lui a permis de découvrir que la vie dans la proximité de la mort est à la fois la vie la plus vivante et la plus haute. La vie la plus vivante sous la forme d’une sensibilité démultipliée, d’une conscience élargie et d’une libération de l’énergie vitale au sommet de ses possibilités. Même en dehors de l’assaut où toutes les puissances d’un individu sont portées à leur paroxysme, dans les temps d’attente morne dans la tranchée, la tension des nerfs, l’hyper-réceptivité aux  « fluides émanant des choses et des idées » ne se relâche pas. Tout se passe comme si la vie au Front était une vie augmentée, dans une présence dilatée à elle-même et au monde. Le témoignage de Jünger rejoint ici celui de Teilhard de Chardin :

 « Le Front, attire invinciblement parce qu’il est, pour une part, l’extrême limite de ce qui se sent et de ce qui se fait. Non seulement on y voit autour de soi des choses qui ne s’expérimentent nulle part ailleurs, mais on y voit affleurer, en soi, un fond de lucidité, d’énergie, de liberté qui ne se manifeste guère ailleurs, dans la vie commune ». Ecrits du temps de guerre (1916-1919). Grasset, 1965, p.172).

   Alors dans l’ivresse du combat à la vie, à la mort, on imagine à quel excès de dépense de soi-même, à quelle incandescence du vouloir et de la force la vie doit s’élever ! Certains ne verront dans ce vécu que l’expérience, somme toute dénuée de toute grandeur humaine, de l’amateur des sports de l’extrême pour lequel la vie ne se sent vibrer qu’au bord du précipice. Georges Bataille ou André Glucksmann qui le cite sont de ceux-là. « La vie a sa plus grande intensité au contact de son contraire », écrit George Bataille, « l’image de la corruption et de l’anéantissement nous fascine, elle nous décompose et elle nous transit. Elle seule nous projette dans un monde plus violent, dont la tragédie est la mesure, où le silence et le froid nous gagnent, mais alors nous saisit une sorte de griserie, d’exaltation, de triomphe, dont la violence et la poésie peuvent donner l’idée » (Œuvres complètes, tome XI,  1988, p. 569).

   Et pourtant à bien lire Jünger, cette signification me semble trahir son expérience. Non pas qu’il n’y a pas en elle une vérité. Jünger ne la passe pas sous silence. Par exemple dans Le Boqueteau 125, il écrit :

      « En outre, le danger possède une puissante force d’attraction. Il ressemble au vertige, où la tentation sauvage de se jeter dans le vide est encore accrue par l’effroi de l’abîme. Quand le cœur a longtemps vécu dans la quiétude et la sécurité, il commence peu à peu à basculer dans l’inquiétude et à partir en quête du danger comme s’il s’agissait d’un pays inconnu. En chacun de nous habite un démon qui attend, pour déployer ses ailes, que la vie soit menacée » (la Pléiade I, p 314).

    Mais la vie la plus dense, la vie la plus vivante n’est pas, pour lui, n’importe quelle vie intense, c’est la vie la plus haute moralement. Ce qui n’est guère le terme approprié pour qualifier l’expérience démoniaque du guerrier. Jünger prend bien soin de tracer la frontière entre ce qui tient de l’ange et ce qui tient de la bête. S’il est vrai qu’il y a un plaisir sauvage de l’assaut, celui-ci ne peut s’expliquer que par un effondrement de la conscience, précise-t-il dans Le cœur aventureux (op. cit., page 160)Et dans Le combat comme expérience intérieure, il souligne que ce qui rédime le combat, à savoir la bravoure et l’acceptation du sacrifice de sa vie pour servir ce qui est plus grand que soi, commence au-delà. En témoigne ce passage :

« Une fois que ce petit monde en soi, bolide fonçant par le monstrueux, a déchargé son plein de sauvagerie bourrée jusqu’à la gueule en brusque explosion d’instants perdus à jamais pour la mémoire claire, une fois que le sang a coulé à flots de sa propre blessure ou de celle de l’autre, les brouillards tombent devant ses yeux. Il promène autour de lui un regard fixe, somnambule éveillé de rêve oppressant. Le rêve monstrueux que l’animalité a rêvé en lui, au souvenir des temps où l’homme, parmi les hordes toujours menacées, frayait en guerrier son chemin dans le désert des steppes, se dissipe et le laisse à lui-même, effaré, ébloui par l’insoupçonné dans sa propre poitrine, épuisé par la gigantesque dissipation de vouloir et de force brutale. C’est alors seulement qu’il prend conscience du lieu où l’a jeté la course de l’assaut, des périls en foule auxquels il vient d’échapper, et il blêmit. Une fois cette limite franchie et là seulement, commence la bravoure (la Pléiade I p. 537)

  Si l’on accepte le principe d’une distinction des ordres de l’infériorité et de la supériorité, repérable aussi dans ses réflexions sur l’éthique du lansquenet – il « n’incarnait pas le moins du monde, l’idéal héroïque de son époque » (Ibid., p.574) –  on ne peut qu’être frappé par la parenté de l’expérience de cet homme n’ayant pas la foi avec celle du mystique chrétien, Teilhard de Chardin.

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                 V.            Une expérience mystique.

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  « J’entends par expérience intérieure », dit Bataille, « ce que d’habitude on nomme expérience mystique : les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée » (L’expérience intérieure, Gallimard, 2012, p. 15). Cette signification va à l’essentiel en qui concerne l’essai de Jünger.

   Il suffit de lire pour s’en convaincre le chapitre intitulé Bravoure, saturé de lyrisme, comme le suscite souvent la mystique. Un vocabulaire appartenant au registre du spirituel et du religieux s’y impose. Il y est question de sacré, de sainteté, de noblesse intérieure, de grandeur, de sublime, de valeurs éternelles. Jünger essaie, non sans enflure, de dégager la forme noble de l’enthousiasme guerrier, celle de l’homme si plein du dieu, de la valeur ou de l’idée qu’il sert, qu’il surmonte la peur de mourir et consent sereinement à son propre sacrifice. Il a conquis cette force supérieure que lui donne le sentiment d’être l’instrument de l’esprit inscrivant dans la matière et dans le temps la marque de ses exigences :

 « Bravoure est la mise en jeu de sa propre personne jusqu’aux conséquences d’acier, l’élan de l’idée contre la matière, sans égard à ce qui peut s’ensuivre. Bravoure est pour l’homme seul de se faire mettre en croix pour sa cause, bravoure est de professer encore et toujours, au dernier soubresaut nerveux, au dernier souffle qui s’éteint, l’idée qu’on a soutenu jusqu’à la mort. Le diable emporte une époque qui veut nous ravir la bravoure et les hommes ! » (Ibid., p.566)

   Autant déposséder l’humanité de ses vertus viriles, de sa magnanimité, de sa possibilité de s’arracher à sa médiocrité pour communier dans un idéal ouvrant le chemin d’un monde meilleur. Autant lui interdire une vie en liberté et en plénitude, celle que tout chevalier de l’idée reçoit en partage lorsqu’il s’est libéré des limites de son individualité. Jünger et Teilhard de Chardin disent sur ce point la même chose. Le Front est pour les meilleurs l’ascèse de ce qui empêche la vie d’atteindre son accomplissement supérieur dans la paix, le don de soi, la participation à une œuvre commune. L’un et l’autre témoignent d’une libération et de la plénitude d’une vie transfigurée par l’oblation suprême, comme l’écrit Teilhard :

 « Le Front, n’est pas seulement la nappe ardente où se révèlent et se neutralisent les énergies accumulées dans les masses ennemies. Il est encore un lien de Vie particulière à laquelle participent ceux-là seuls qui se risquent jusqu’à lui et aussi longtemps, seulement qu’ils restent en lui. Quand l’individu a été admis quelque part sur la Surface Sublime, il lui semble, positivement, qu’une existence nouvelle fond sur lui, et s’empare de lui. Son individualité, bien sûre, est sauve. Aucun centre conscient, distinct de son âme, ne lui apparaît. En lui, pourtant, dès qu’il prend place sur la périphérie sacrée du Monde en activité, une personnalité d’un autre ordre se découvre, qui recouvre et efface l’homme de tous les jours. L’homme du Front agit en fonction de la Nation tout entière, et de tout ce qui se cache derrière les Nations. Son activité et sa passivité particulière sont directement utilisées au profit d’une entité supérieure à la sienne en richesse, en durée, en avenir. Il n’est plus que secondairement lui-même. Il est premièrement parcelle de l’outil qui fore, élément de la proue qui fend les vagues. Il l’est, et il le sent. Une conscience irrésistible et pacifiante accompagne, en effet, dans son rôle nouveau et plein de risques, l’homme que son pays a voué au feu. Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi, – qu’il est délivré de soi, – qu’autre Chose vit en lui et le domine. Je ne crains pas de dire que cette désindividuation spéciale qui fait atteindre le combattant à quelque essence humaine plus haute que lui-même est le secret ultime de l’incomparable impression de liberté qu’il éprouve, et qu’il n’oubliera jamais plus » (op. cit.,p. 180)

Et encore :

 « Heureux, peut-être, ceux que la mort aura pris dans l’acte et l’atmosphère de la guerre, quand ils étaient revêtus, animés d’une responsabilité, d’une conscience, d’une liberté plus grande que la leur, – quand ils étaient exaltés jusqu’au bord du Monde, – tout près de Dieu. » Ibid., p.183)

 Jünger ose le mot que Teilhard ne prononce pas : l’extase :

« Cet état propre au saint, au grand poète et aussi au grand amour est aussi l’apanage de la grande bravoure. L’enthousiasme arrache l’âme virile à elle-même, si haut que le sang bouillonne et bat contre les artères, submerge le cœur d’écume brûlante. C’est une ivresse au-dessus de toute ivresse. (Ibid., p.571) À la page 614, on trouve une citation allant dans le même sens : « Le grand soir, dilution, oubli, engloutissement et retour depuis le temps dans l’éternité, depuis l’espace dans l’infini, depuis la personnalité dans ce grand Tout qui porte chacun en son sein. Oui le soldat, dans son rapport à la mort, dans le sacrifice de sa propre personne pour une idée, ignore à peu près tout des philosophes et de leurs valeurs. Mais en lui, en ses actes, la vie trouve une expression plus poignante et plus profonde qu’il n’est possible en aucun livre. Et toujours, de tout le non-sens d’un processus extérieur parfaitement insensé, ressort une vérité rayonnante : la mort pour une conviction est l’achèvement suprême. Elle est proclamation, acte, accomplissement, foi, amour espérance et but ; elle est, en ce monde imparfait, quelque chose de parfait, la perfection sans ambages »

   Et Teilhard fait encore écho :

 « Ces heures plus qu’humaines imprègnent la vie d’un parfum tenace, définitif, d’exaltation et d’initiation, comme si on les avait passées dans l’absolu. Tous les enchantements de l’Orient, toute la chaleur spirituelle de Paris ne valent pas dans le passé, la boue de Douaumont »(op. cit., p.182).

   Je ne suis pas sûre que Jünger souscrive à cette dernière affirmation mais il est certain que l’un et l’autre ont vécu la guerre comme une affirmation, non comme une négation, en homme libre, non en esclave, ce qui est exactement la signification qu’énonce Jünger, lorsque dans la dernière page de son essai, il s’explique sur le sens de son titre :

 « Qui dans cette guerre n’éprouva que la négation, que sa souffrance propre, et non l’affirmation, le mouvement supérieur, l’aura vécue en esclave. Il en aura fait l’expérience non pas intérieure mais extérieure»( (Ibid., p.617)

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  Cf. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles. Flâneries inactuelles, traduit par Henri Albert, § 49. « Goethe. – Evénement, non pas allemand, mais européen : tentative grandiose de- vaincre le XVIIIe siècle par un retour à l’état de nature, par un effort pour s’élever au naturel de la Renaissance, par une sorte de contrainte exercée sur lui-même par notre siècle. – Goethe en  portait en lui les instincts les plus forts : la sentimentalité, l’idolâtrie de la nature, l’antihistorisme, l’idéalisme, l’irréel et le côté révolutionnaire (– Ce côté révolutionnaire n’est qu’une des formes de l’irréel).  Il eut recours à l’histoire, aux sciences naturelles, à l’antique, ainsi qu’à Spinoza, et avant tout à l’activité pratique ; il s’entoura d’horizons bien définis ; loin de se détacher de la vie, il s’y plongea ; il ne fut pas pusillanime et, autant que possible, il accepta toutes  les responsabilités. Ce qu’il voulait, c’était la totalité ; il combattit la séparation de la raison et de la sensualité, du sentiment et de la volonté (- prêchée dans la plus repoussante des scolastiques par Kant, l’antipode de Goethe); il se disciplina pour atteindre à l’être intégral; il se fit lui-même… Goethe, au milieu d’une époque aux sentiments irréels, était un réaliste convaincu; il reconnaissait tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui ; il n’y eut dans sa vie de plus grand événement que cette ens realissimum nommée Napoléon. Goethe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu… Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la loi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. –»