- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Eloge de l’apparence. Nietzsche.

    

        

 Qu’il s’agisse de Platon ou de Hegel, le sens de l’art est interrogé dans le cadre d’un présupposé métaphysique distinguant l’ordre de l’apparence et celui de l’essence. Et pour l’un comme pour l’autre, la pure apparence doit être relevée pour être sauvée. Dans sa pure immédiateté, dans sa phénoménalité brute, elle n’a pas d’être ou de dignité. C’est patent aussi bien chez le penseur de l’historicité de l’Etre que chez le contempteur du devenir. En disant que « le réel est rationnel » Hegel ne prétend pas sauver tous les phénomènes. Il les sauve à la manière des Grecs car c’est toujours l’esprit et son exigence d’intelligibilité qui décident de la réalité et de la vérité. Est réel, objectif, dans l’art aussi bien que dans la science, ce que l’esprit a réussi à rationaliser ou à spiritualiser. C’est dire que l’apparence a besoin d’être rédimée et son salut vient toujours de sa fonction expressive de l’Etre ou du Vrai.  

  

    On doit à Nietzsche une critique féroce de cet idéalisme métaphysique. L’idée d’un Etre, un, substantiel, à dévoiler derrière le chaos des apparences est une fiction. Le réel est un jeu de forces et l’effort spirituel de sa mise en ordre est déjà une expression de ce jeu car ce que nous désignons sous le nom d’esprit n’est pas une instance originaire. L’esprit est l’instrument de quelque chose que Nietzsche appelle la volonté de puissance et qui renvoie à la vie conçue comme énergie plastique, comme une sorte de Protée se métamorphosant en permanence et métamorphosant tout ce dont elle s’empare. Force artiste, elle fait surgir des formes selon ses  intérêts fonciers dont le premier est celui de se conserver. Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’être, il n’y a que des interprétations. « La volonté de puissance désigne la manière dont s’accomplit l’essence de l’Etre comme être-interprété » écrit Jean Granier dans Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, 1966, p. 463.  

   Mais toutes les interprétations ne se valent pas. Elles traduisent des forces hiérarchiquement à différencier selon que l’on privilégie le pragmatisme vital ou la plus haute probité. Le génie du généalogiste va donc s’employer à mesurer la valeur des forces à l’œuvre dans les formes qu’elles produisent. Car si toute interprétation est un mensonge, il y a des mensonges nuisibles et des mensonges utiles, c’est-à-dire des mensonges qui stimulent la vie, accroissent sa créativité ou au contraire la stérilisent. Pour Nietzsche, la construction, par la métaphysique idéaliste de la fiction d’un monde-vérité, d’un monde de l’Etre, un et identique, à retrouver derrière le flux des apparences est le symptôme d’une impuissance à supporter la réalité c’est-à-dire, au fond, l’absence de vérité. Rien de moins innocent donc que la fable d’un monde des essences éternelles et immuables, ou de l’esprit reconnaissant l’absolu en lui. Elle est l’aveu d’une vie trop faible pour se vouloir et se mesurer à l’effroyable texte que le déchiffrement du réel comme volonté de puissance met à jour. « Notre monde c’est bien plutôt l’incertain, le changeant, le variable, l’équivoque, un monde dangereux peut-être, certainement plus que le simple, l’immuable, le prévisible, le fixe, tout ce que les philosophies antérieures, héritées des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau, ont honoré par-dessus tout » La Volonté de Puissance, t II, 1, IV, §548.  

    Dans Le crépuscule des idoles, il retrace avec ironie l’histoire de cette monumentale erreur ou des étapes de la construction de la fable d’un monde-vérité.*1 Cette fiction a été détruite par le marteau nietzschéen mais abolir « le monde-vérité » revient du même coup à abolir l’idée d’un monde des apparences et à comprendre que le réel n’est rien d’autre que ce qu’il est, à savoir la multiplicité et la diversité des formes dans lesquelles la vie se déploie. Il est protéiforme et ses attributs sont ceux que lui refusait la métaphysique classique : la contradiction, la lutte, la cruauté, l’irrationalité, l’ambiguïté, la mobilité. Or il n’est pas sûr que la capacité digestive de l’homme soit toujours de taille à se mesurer à cette vérité. Du point de vue du pragmatisme vital, la lucidité n’est pas par principe un bien. Il se peut que la connaissance ait des effets dévastateurs et s’il en est ainsi elle cesse d’être une valeur car ce qui juge de sa valeur, c’est la nature de la possibilité de vie qu’elle ouvre. Nietzsche ne sous-estime pas les dangers de la critique des fictions rassurantes. Ni le pessimisme, ni le scepticisme ne sont des stimulateurs de vie. Voilà pourquoi il peut être nécessaire de limiter l’instinct de la connaissance et de rétablir dans ses droits la nécessité de l’illusion. « L’instinct de la connaissance, parvenu à ses limites se retourne contre lui-même pour en venir à la critique du savoir » écrit-il et cela le conduit à assigner une mission au philosophe tragique, le philosophe de l’avenir. Il devra démontrer « la nécessité de l’illusion, de l’art et de l’art dominant la vie » Le livre du philosophe, Aubier Flammarion, 1969, p. 53.55. *2  

      D’où un éloge de l’apparence et de l’illusion qui se fonde dans le souci de servir les intérêts de la vie. « Il serait possible que la véritable nature des choses fût tellement nuisible, tellement hostile aux conditions de la vie, que l’apparence fût nécessaire afin de pouvoir vivre » Volonté de puissance, t.I, 1. I, §212.  

   Le propos est récurrent dans le texte nietzschéen. :  

   « L’homme crée seulement quand il aime, quand il baigne dans l’illusion de l’amour, c’est à dire, quand il croit de façon inconditionnelle à quelque chose de juste et de parfait. Si on force quelqu’un à ne plus aimer de manière inconditionnelle, on tranche les racines de sa force.(…) Tout être vivant a besoin d’être enveloppé dans une atmosphère, dans un voile de mystère ; si on enlève cette enveloppe, si on condamne une religion, un art, un génie à graviter comme des astres privés d’atmosphère, on ne doit pas s’étonner de les voir se dessécher – devenir durs et stériles. Il en est ainsi de toutes les grandes choses qui ne réussissent jamais sans quelques illusions. (…) Pour parvenir à maturation, chaque peuple, chaque homme même, a besoin d’un tel voile d’illusion, d’une telle enveloppe protectrice. » Nietzsche, Seconde considération intempestive  

   « Ce que [l’esprit] cherche, c’est à s’incorporer de nouvelles expériences, à ranger les faits nouveaux à l’intérieur de séries anciennes, il cherche, somme toute, à s’accroître; plus précisément à se sentir croître, à sentir sa force accrue. Ce même vouloir trouve aussi un appui dans un instinct de l’esprit qui semble tout opposé : une résolution brutale et soudaine d’ignorer, de s’isoler, de fermer ses fenêtres, un déni intime opposé à ceci ou à cela, un refus de se laisser approcher, une attitude de défense à l’endroit de ce qu’on pourrait savoir, un parti pris de laisser certaines choses dans l’ombre, de boucher l’horizon, d’ignorer délibérément; tout cela nécessaire à l’esprit, d’une nécessité qui varie selon le degré de sa force d ‘assimilation, de sa « capacité digestive », pour parler en image; et de fait c’est à un estomac que l’esprit ressemble le plus. Il faudrait encore faire entrer en ligne de compte la volonté qu’a l’esprit de se laisser abuser à l’occasion, peut-être avec le soupçon malicieux que les choses ne sont pas telles qu’on le dit, mais en faisant semblant d’y croire, le goût de l’incertitude et de l’équivoque, le plaisir délicieux qu’on prend à se confiner volontairement dans un petit coin bien caché, le goût de voir les choses de trop près, sans recul, en surface seulement, de les voir grossies, diminuées, décalées, embellies, la délectation intime que l’on goûte à cette manifestation arbitraire de puissance. Il faut enfin compter ici avec cette propension un peu suspecte de l’esprit à duper d’autres esprits et à porter des masques en leur présence; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d’une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser; l’esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d’être en sécurité — ces talents de Protée sont ceux qui le défendent et le dissimulent le mieux. Cette volonté-là, qui recherche la pure apparence, la simplification, le masque, le manteau, bref le superficiel, car tout ce qui est superficiel est un manteau, agit à l’opposé du sublime instinct qui pousse l’homme à connaître, à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur essence et leur complexité; […] » Nietzsche, Par delà le bien et le mal, §230.  

    Manière de dire que les masques sont nécessaires pour tenir en respect l’effroyable chaos à condition de ne pas les prendre pour autre chose que ce qu’ils sont et de savoir en jouer pour accroître la vie. Ce fut pour Nietzsche le génie des Grecs avant la décadence socratique. « Ah! ces Grecs, comme ils savaient vivre! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence! Ces Grecs étaient superficiels.., par profondeur! Et n’en revenons-nous pas là, nous casse-cous de l’esprit, qui avons escaladé le sommet le plus élevé et le plus dangereux de la pensée actuelle et qui, de là, avons regardé autour, et qui, de là, avons regardé en bas? Ne sommes-nous pas, précisément en cela…, des Grecs ? Des adorateurs de la forme, des sons, des mots? Artistes donc? » Le Gai savoir, Préface, 1886.  

    Dans La naissance de la tragédie, le philosophe établit que les Grecs avaient le courage de regarder les aspects les plus épouvantables de la vie et de surmonter le pessimisme dionysien par la délectation de la mise en forme apollinienne. « Les apparitions lumineuses des héros sophocléens, la qualité apollinienne de leurs rôles sont les réflexes nécessaires du regard qui a sondé le fond horrible de la nature ; ce sont en quelque sorte les taches brillantes qui doivent guérir le regard blessé par l’effroyable nuit » N. T. I, 9.   

   

   

Cf. Ce commentaire de Jean Granier.

   

  « Lorsque, par un effort de transcendance, la Volonté de Puissance réussit à tirer du chaos un ordre harmonieux, elle éprouve de la joie, puisque la joie sanctionne toute victoire remportée par le Wille zur Macht (la volonté de puissance)  sur ce qui lui résiste. Le reflet objectif de cette joie dans l’œuvre elle-même, c’est la beauté. La beauté est le témoignage, gravé dans l’Etre, de l’aptitude de la vie à se surmonter sans cesse. Ou encore la beauté est l’éclat des possibles dont la transcendance sait auréoler les choses de ce monde : « Qu’est-ce que la beauté sinon l’image où nous trouvons reflétée la joie extraordinaire qu’éprouve la nature quand une possibilité de vie, nouvelle et féconde, vient d’être découverte? »*1 La beauté est donc le rayonnement de l’illusion qui, en attestant la puissance de notre Volonté de Puissance — c’est-à-dire sa génialité esthétique — nous convainc de persévérer dans notre être.[…] L’art est, en cela, « le grand stimulant à la vie »*2. Car l’homme s’assure de ses propres dons créateurs grâce à l’image sublimée de lui-même que lui renvoie la splendeur d’un monde sorti de ses mains et de son cerveau, il se sent encouragé à  modeler sans répit de nouvelles formes qui ouvriront à la vie des promesses toujours plus hautes : « Notre droit souverain d’artistes pourrait exulter à l’idée d’avoir créé ce monde »*3. Donc « L’essentiel dans  l’art, c’est qu’il parachève l’existence, c’est qu’il est générateur de perfection et de plénitude »*4.  

   L’apologie de l’art nous fait comprendre, du même coup, que le moment du pragmatisme vital n’est pas un moment évanouissant qui aurait  pour destin de s’abolir dans le déploiement de la Selbstüber-windung, (effort sur soi) mais un moment primordial, investi d’une dignité au moins équivalente à celle que possède le projet de dévoiler l’Etre selon la justice.  L’erreur-utile, en tant que produit de l’énergie artiste du Wille zur Macht, (la volonté de puissance) n’est jamais le simple dépassé de la transcendance, elle est bien plutôt la limite que l’Etre assigne à la probité philologique. C’est seulement pour l’idéalisme hégélien .que la vérité se définit comme erreur-devenue, comme erreur «aufgehoben », et que l’art apparaît comme un mode inférieur de connaissance qui doit se surmonter dans  le savoir absolu de la réflexion philosophique; « l’art, écrivait Hegel,  loin d’être la forme la plus élevée de l’esprit, ne reçoit sa véritable consécration que dans la science »*5. Aux yeux de Nietzsche, Hegel affirme ce prétendu dépassement dialectique de l’art dans la science spéculative, parce qu’il reste imbu du préjugé métaphysique selon lequel la Vérité est un logos divin qui doit se dévoiler intégralement dans le système des catégories de la raison. Mais dès lors qu’on a réfuté la croyance à la logicité de l’Etre et à la valeur inconditionnelle du Vrai, on voit dans l’art, non un mode déficient de la présentation de la Vérité, mais le correctif indispensable au fanatisme du savoir absolu : « Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité»*6  

   

*1 La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque. Gallimard, 1938, p. 30.  

*2 Le crépuscule des idoles. §24.  

*3 La volonté de puissance. t. II, 1, III, § 621.  

*4 Ibid., §461.  

*5 Introduction à l’esthétique.  

*6La volonté de puissance, III, § 822.  

          Jean Granier. Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, 1966, p. 526.527.  

   

   

*1               « COMMENT LE « MONDE-VÉRITÉ » DEVINT ENFIN UNE FABLE  

                                               Histoire d’une erreur.  

1.  

   Le « monde-vérité », accessible au sage, au religieux, vertueux, — il vit en lui, il est lui-même ce monde. (La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. »  

2.  

  Le «  monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage, au religieux, au vertueux (pour le pécheur qui fait pénitence »). (Progrès de l’idée, elle devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, — elle devient femme, elle devient chrétienne…)  

 3.  

  Le « monde-vérité », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif. (L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute; l’idée devenue pâle, nordique, koenigsbergienne.)  

4,  

   Le « monde-vérité » inaccessible? En tous les cas pas encore atteint. Donc inconnu. C’est pourquoi il ne console ni ne sauve plus, il n’oblige plus à rien : comment une chose inconnue pourrait-elle nous obliger à quelque chose ?… (Aube grise. Premier bâillement de la raison. Chant
du coq du positivisme.)  

5.   

  Le « monde-vérité » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée supprimons-la! (Journée claire ; premier déjeuner; retour du bon sens et de la gaieté; Platon rougit de honte et tous les esprits libres font un vacarme du diable.)  

6.  

  Le « monde-vérité », nous l’avons aboli : quel monde nous est resté? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences ! Midi; moment de l’ombre la plus courte; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité; INCIPIT ZARATHOUSTRA. »  

                           Nietzsche. Le crépuscule des idoles. Denoël/ Gonthier, 1970, p. 35.36.37.  

   

   

*2                         37. « Le philosophe de la connaissance tragique.  

   «  Il maîtrise l’instinct effréné du savoir, non pas par une nouvelle connaissance métaphysique. Il n’établit aucune nouvelle croyance. Il ressent tragiquement que le terrain de la métaphysique lui est retiré, et il ne peut pourtant se satisfaire du tourbillon bariolé des sciences. Il travaille à l’édification d’une vie nouvelle : il restitue ses droits à l’art.  

   Le philosophe de la connaissance désespérée est emporté par une science aveugle ; le savoir à tout prix.  

   Pour le philosophe tragique s’accomplit l’image de l’existence selon laquelle ce qui est du ressort de la métaphysique apparaît comme n’étant qu’anthropomorphique. Ce n’est pas un sceptique.  

   Il faut créer ici un concept : car le scepticisme n’est pas le but. L’instinct de la connaissance, parvenu à ses limites, se retourne contre lui-même pour en venir à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie la meilleure. On doit vouloir même l’illusion – c’est là qu’est le tragique.  

   

                               38. Le dernier philosophe.  

    Ce sont peut-être des générations entières. Il n’a qu’à aider à vivre. Le « dernier », cela est naturellement relatif. Pour notre monde. Il démontre la nécessité de l’illusion, de l’art et de l’art dominant la vie. Il ne nous est pas possible de produire à nouveau une lignée de philosophes telle que le fit la Grèce au temps de la tragédie. C’est l’art seul qui accomplit désormais leur tâche. Un tel système n’est plus possible que comme art. Du point de vue actuel une période entière de la philosophie grecque tombe aussi dans le domaine de l’art »  

                                     Nietzsche.  Le livre du philosophe, Aubier Flammarion, 1969, p. 53.55.