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Descartes par Franz Hals ssa.paris.online.fr

  

 

 «  Or c'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie ; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n'ont que leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse qui en est la vraie nourriture ; et je m'assure aussi qu'il y en a plusieurs qui n'y manqueraient pas, s'ils avaient espérance d'y réussir, et qu'ils sussent combien ils en sont capables. Il n'y a point d'âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu'elle ne s'en détourne quelque fois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu'elle ignore souvent en quoi il consiste (...) »  Descartes. Préface aux principes de la philosophie. 1644.

 

 

 Thèse :

 

 Ce texte propose un éloge de la philosophie dans une argumentation qui juxtapose plusieurs raisons d'aimer et de pratiquer la philosophie.

 

La première phrase établit, à l'aide d'une métaphore récurrente dans notre culture que l'intellection est une vision. Comme voir, consiste à découvrir le monde avec les yeux du corps, connaître consiste à voir avec les yeux de l'âme. L'ignorant est ainsi comparé à un aveugle ne faisant jamais l'effort d'ouvrir les yeux. Il ne cherche pas à rompre avec son ignorance native ou entretenue par les pseudo certitudes de l'opinion. Il se complaît dans une inertie intellectuelle équivalant à une cécité. Au fond, la vie étrangère à la vigilance philosophique souffre d'un déficit, elle n'est pas accomplissement de toutes les virtualités de notre nature. Le propos cartésien rejoint ici le propos platonicien. L'aveugle est ce que figure Platon avec le prisonnier de la caverne. Sa vie n'est pas une vraie vie, une vie digne de cet être doué de la capacité de penser qu'est l'homme. Certes l'expression : « tâcher de » souligne qu'on n'accède pas au savoir et à la sagesse sans s'en donner la peine, mais seule une vie éclairée par les lumières de la raison est une vie humaine accomplie.

 

Justification de la thèse :

 

 Descartes en propose plusieurs qui toutes procèdent d'une intelligence de l'expérience humaine ; celle du penseur pour la première ; celle des hommes et du réel pour les autres.

 

   Remarquons qu'avant d'alléguer l'intérêt éthique de la philosophie Descartes invoque le bonheur de philosopher. L'effort intellectuel trouve en lui-même sa propre récompense dans le plaisir que donne le fait de comprendre. Comparé au plaisir sensible de découvrir le monde, le contentement qu'éprouve l'esprit à comprendre est même décrété supérieur. Se fondant sur son propre vécu, le philosophe affirme que la connaissance donne une excitation spirituelle supérieure au simple fait de voir. Argument intéressant que mobilise aussi Malebranche (Cf. «  L'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et la couleur ne contentent la vue »). De toute évidence ce propos renvoie à l'expérience des philosophes et des savants mais est-il légitime de l'élever à l'universel ? Comment alors interpréter l'ennui et le déplaisir régnant dans certains milieux scolaires ? Le plaisir de voir ne peut-il pas être supérieur à celui de comprendre ? Si ce n'était pas le cas, pourrait-on être un artiste peintre ? Le poète portugais Pessoa écrivait : « Le monde n'est pas fait pour que nous pensions à lui (penser c'est être malade des yeux) mais pour que nous le regardions et soyons d'accord ».

 

   Le deuxième argument, en revanche ne fait pas difficulté. On y apprend que si les yeux nous permettent de nous orienter correctement dans l'espace, la réflexion est nécessaire pour fixer les fins et déterminer les principes de notre conduite. De fait, l'homme n'est pas comme l'animal un être régi par des lois naturelles. Il a la responsabilité de définir les règles auxquelles il juge souhaitable de conformer son existence. L'indétermination de la nature à son endroit est la marque de sa liberté. Il peut se conduire ou s'abandonner à ses impulsions, ses mœurs peuvent être réglées ou dissolues. Or qu'est-ce qui lui permet de conquérir son autonomie et de vivre une vie belle et bonne si ce n'est la recherche de la sagesse ? Descartes pointe ici la dimension pratique de la philosophie, indissolublement liée à sa dimension théorique.

 

Contestable précédemment, la hiérarchie cartésienne est ici indiscutable. On peut fermer les yeux et trouver tant bien que mal son chemin, en s'aidant de ses mains, de son nez, de ses oreilles, au contraire on n'a rien à espérer de bon de l'ignorance et de l'irréflexion. Goya qui savait de quoi il parlait ne nous laisse aucune illusion sur ce point : le sommeil de la raison enfante des monstres.

 

  La fin du texte développe alors le thème de la sagesse. On a l'impression que Descartes anticipe des objections possibles et leur répond par avance. Après tout, pourrait-on lui rétorquer, pourquoi faut-il s'efforcer d'être sage et savant et comment comprendre que tous les hommes ne se réclament pas de cette éthique ?

 

La comparaison avec l'animal éclaire la première interrogation. Si les fins biologiques (se protéger, se nourrir, se reproduire) épuisent le sens du comportement animal, il ne peut en être de même pour l'homme qui est quelque chose de plus qu'un simple animal. Il est doué d'un esprit et Descartes n'hésite pas à dire que cette différence spécifique fonde des devoirs. Sans doute doit-il comme l'animal assumer la nécessité vitale mais en tant qu'esprit il doit poursuivre des fins dignes de l'esprit. Or l'esprit est porteur d'une exigence de savoir et d'une exigence éthique. Comme le corps a une nourriture qui lui est adaptée, l'esprit a la sienne. Elle s'appelle philosophie. Le discours cartésien est ici résolument moral. Il prescrit ce qui doit être, il ne décrit pas ce qui est. La recherche de la sagesse devrait être le but de tout être conscient de sa spécificité humaine. A la question : « pourquoi philosopher ? » on pourrait répondre : « parce que c'est notre vocation spirituelle, notre honneur d'homme ». Malebranche prononce d'ailleurs le mot « honneur ».

 

Alors comment comprendre que si peu d'hommes remplissent ce devoir ? Descartes essaie de rendre intelligible ce fait avec beaucoup de générosité. Il ne met en cause, ni de supposées limites intellectuelles, ni un mal radical logé au cœur de certaines âmes. Il incrimine un principe de découragement à savoir le doute que certains nourrissent quant à leur capacité de conduire à bien un tel projet. Ils se détournent de leur vraie nourriture par méconnaissance de leurs possibilités et par manque de courage. Ce qui est en jeu, ce sont des raisons d'ordre psychologique et moral non d'ordre ontologique. Car dit-il : « il n'y a point d'âme » qui n'aspire à un moment ou à un autre à autre chose qu'aux plaisirs sensibles, même si elle ne peut pas déterminer la nature de ce à quoi elle aspire. Ainsi arrive-t-il aux plus grands amateurs de plaisirs sensibles de faire l'expérience des limites de ces biens, témoignant dans une insatisfaction qui ne sait pas nécessairement dire son nom, qu'être homme, c'est aspirer à un bien supérieur, seul capable de contenter l'âme. Descartes nous dit, comme tous les grands philosophes que ce bien, c'est la sagesse.

 

Notons toutefois qu'il émet une réserve. Il n'y a point d'âme « tant soit peu noble » écrit-il. Faut-il comprendre qu'il y a des âmes irrémédiablement vulgaires ? C'est bien ce que suggère le texte. L'âme vulgaire serait donc l'âme oublieuse d'elle-même et de sa vocation spirituelle.  

 

Texte.

 

Cf. « Il est assez difficile de comprendre, comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit, aiment mieux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur à se conduire par ses propres yeux, que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s'avisa jamais de les fermer, ou de se les arracher, dans l'espérance d'avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejus, stultus in tenebris ambulat. (« Les yeux du sage sont dans sa tête, l'insensé marche dans les ténèbres ») Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c'est ne rien voir. L'usage de l'esprit est à l'usage des yeux, ce que l'esprit est aux yeux ; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et la couleur ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité ». Malebranche.  De la recherche de la vérité. 1674.1675.    

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4 Réponses à “Eloge de la philosophie.”

  1. Vincent Primard dit :

    Bonjour Madame Manon, voici mon petit éloge de la philosophie.
    Entrer en philosophie, c’est élire comme guide suprême pour la marche de notre esprit et de notre vie, la Vérité. Et tout commence par le ‘connais-toi toi-même!’ si cher à Socrate, car il nous faut déjà retrouver la Vérité en nous-même. Pour cela il nous faut débusquer en nous tout ce qui a rapport à l’ego, à savoir toutes nos constructions mentales issues de nos peurs, de nos projections, cristallisations, identifications, idéalisations, rationalisations, mystifications… qui nous voilent la Vérité.La formation de l’ego est une étape naturelle et nécessaire dans le développement de notre individualité, mais elle doit être dépassée si l’on veut approcher notre être global; l’ego n’est qu’un masque que nous avons tissé inconsciemment en réaction à certaines affections.Il nous faut donc tomber les masques et laisser ainsi la Vérité nous pénétrer.La puissance de la philosophie nous apparaîtra alors à proportion de cette dose de vérité que nous aurons su faire jaillir des entrailles de notre psyché; plus notre ego s’effacera, plus la Vérité nous habitera.Une fois cette Vérité éveillée en notre Etre (étape déstabilisante car il nous faut faire un grand ménage psychique, ce qui crée un vide, une vacuité en nous que l’exercice de la philosophie viendra combler ), de chercheur de Vérité nous deviendrons passeur de Vérité qui est la plus noble tâche à laquelle un esprit puisse prétendre.La Vie et la Vérité fusionnant dans son être, ne formant plus qu’une seule entité, le philosophe dont le but est une vie vraie accédera à la vraie vie; ayant saisi l’essence de la Vie il n’aura de cesse de mettre sa volonté de puissance au service de sa soif de connaissance du Vrai. Plus notre esprit aura retrouvé de sa limpidité enfantine, plus l’aperception de l’essence de la Vie nous sera aisée. Et cet éveil spirituel nous amène un profond sentiment de liberté, car choisir de vivre en Vérité c’est choisir de vivre libéré.Entrer en philosophie est le seul chemin qui puisse nous mener à vivre une vie pleine, c’est à dire à connaître une certaine Plénitude. Bonne route à tous les chercheurs de Vérité, éternels solitaires parmi la foule, mais solitaires heureux et joyeux!
    Bien affectueusement.

  2. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Votre enthousiasme fait plaisir cependant il y a de nombreuses affirmations qui sont problématiques dans votre propos.
    Aucun philosophe rationaliste ne parlera de la vérité comme vous le faîtes, ne confondra entreprise psychanalytique et quête philosophique et ne prétendra accéder à la vraie vie.
    La philosophie est définie traditionnellement comme désir, amour de la sagesse mais, comme le soulignent les Grecs, celui qui désire quelque chose est précisément celui qui est privé de ce à quoi il aspire.
    Cf. https://www.philolog.fr/pourquoi-philosopher/
    Bien à vous.

  3. Primard Vincent dit :

    Bonsoir Madame Manon,

    Avec votre accord je voudrai avant tout clamer de toute mon âme, en ce jour de deuil national, que je suis un CHARLIE.
    Pour revenir à la philosophie je vais essayer d’affiner mes propos; j’ai tenté de pointer différents états de conscience issus de phénomènes, de processus psychiques propres à l’homme et qui par leur action nocive stoppent le flux de la pensée. Ceci dans le seul but d’acquérir une pensée droite pour une vie heureuse. Ne maîtrisant bien que ce que l’on connaît il me semble que la connaissance du fonctionnement de notre psyché est utile pour éloigner de notre pensée toute influence doxique.Il ne s’agit que d’un outil de réflexion qui peut aider tout un chacun dans la discrimination entre ce qui est du domaine du réactif, du doxique et ce qui ne l’est pas. Sans doute est-ce une approche plus spiritualiste, plus psychologique que rationaliste de la philosophie, mais dans la mesure où mes propos suivent une logique, suis-je dans une réflexion philosophique ou non? Votre avis m’intéresse beaucoup car étant venu à la philosophie en autodidacte je manque de repères et de guides pour progresser.
    Veuillez recevoir l’expression de mes sentiments les meilleurs.

    PS: je me permets de vous signaler quelques commentaires sur le site de Mr Carfantan’ Philosophie et Spiritualité.com’ que je lui ai soumis.Il s’agit des cours suivants: Visages de la philosophie; Sagesse et philosophie; Sagesse et révolte; L’affectivité; Les désirs de l’ego; L’Etre et l’existence; Recherche sur le corps émotionnel. Quand vous en aurez le temps et si vous le voulez bien, une critique de votre part même très brève me ferait très plaisir.

    Avec tout mon respect et mon affection.

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il m’est très difficile de vous répondre car je ne prétends pas être titulaire d’une autorité quelconque pour discriminer les vrais philosophes de ceux qui ne le sont pas.
    Vous semblez voir la différence qu’il y a entre une approche spiritualiste, psychologique, comme vous la nommez, et une approche rationaliste. Car, de fait, si la quête philosophique est une quête spirituelle et morale, toute spiritualité n’est pas philosophique.
    Le site que vous indiquez prend d’ailleurs la peine de s’intituler: philosophie et spiritualité.
    Ce n’est pas le cas du mien. Aussi suis-je très mal à l’aise dans la confusion des ordres.
    Des affirmations comme:
    -quand l’esprit aura retrouvé sa limpidité enfantine
    -faire jaillir les entrailles de sa psyché
    -la vie et la vérité fusionnant dans son être
    -le flux de la pensée
    -éloigner la pensée de toute influence doxique etc.
    sont des affirmations inintelligibles pour moi.
    Veuillez m’en excuser.
    Bien à vous.

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