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   Il y a dans la vie des moments de perfection. La fondation Maeght nous en offre un cet été. Au programme, une rétrospective Chillida, consacrant d’un même mouvement l’évidence intemporelle d’une œuvre et les retrouvailles avec la fondation Maeght telle qu’en elle-même. La personnalité de l’artiste n’y est pas étrangère car Chillida, c’est l’ami des premiers jours de la Fondation, celui qu’Aimé Maeght appelait « mon petit » et qu’il fait découvrir dans sa galerie parisienne dès 1950, lors de l’exposition collective : « les mains éblouies ». C’est le compagnon d’une aventure dont André Malraux disait le jour de l’inauguration du lieu, le 28 juillet 1964 : « Ici est tenté quelque chose qui n’a jamais été tenté : créer un univers dans lequel l’art moderne pourrait trouver à la fois sa place et l’arrière-monde qui s’est appelé autrefois, le surnaturel ».

   Sous la direction de Jean-Louis Prat, cette institution n’a jamais fait mentir cette prophétie, et le fils de Chillida, commissaire de cette exposition non plus.

   Au moment où la fermeture définitive au public du musée Chillida-Leku, situé à Hernani, près de San Sébastian est consommée, y avait-il lieu plus adapté pour rendre hommage au sculpteur que St Paul de Vence ? Il y vint régulièrement travailler dans les ateliers de gravure et de céramique de la fondation, accompagné de sa femme Pili et des ses enfants ; il y noua de solides relations avec les familiers de ce lieu d’échange et d’amitié : Josep Lluis Sert, Juan Miro, Giacometti, Bazaine, Braque, Calder, Ubac etc.

   Rassemblant un nombre considérable de pièces dans un parcours chronologique et anthologique, Ignacio Chillida met en scène le talent polymorphe de son père de 1945 (Femme, crayon sur papier) à 2000 (Hommage à Pili, albâtre).

   Il nous permet ainsi de constater que cet artiste, ayant une formation d’architecte, excelle dans tout ce qu’il touche : dessin, gravure, sculpture, petit format, œuvre monumentale, travail du fer, de l’acier, du bois, de l’albâtre ou de la terre chamottée. On a l’impression qu’il lui faut toujours de nouveaux défis pour soumettre une main trop alerte au rythme plus lent de son esprit aux prises avec le problème des rapports des volumes et de l’espace, du plein et du vide, de la masse et de l’apesanteur. Jusqu’à la fin de sa vie, il a cherché « ses mains de demain » contre la facilité « des mains d’hier » pour reprendre une formule de jeunesse : « J’ai les mains d’hier, il me manque celles de demain ». Toute sa vie, il a été fidèle à cette affirmation : « A partir de l’espace, avec son frère le temps, sous la gravité insistante, sentant la matière comme un espace plus lent, je m’interroge avec étonnement sur ce que j’ignore » ».

   Musicien, poète, Chillida ne travaille pas avec les sons et pourtant ils résonnent dans les vibrations des matériaux qu’il façonne. Avec lui, l’espace cesse d’être un simple cadre pour devenir un élément de la matière, à la façon des silences dans une composition musicale. C’est que l’espace est, dans son expérience, l’énigme par excellence, ce qu’il ne cesse d’interroger en courbant le fer, en attaquant la pierre ou en se mesurant à l’acier ou à l’albâtre. Même si chaque matériau lui impose des solutions spécifiques, il avoue affronter toujours le même problème : celui de la limite permettant à la forme d’émerger dans une présence en débat avec l’espace qu’elle ouvre, ferme ou oriente et celui qui la regarde. Chillida sait rendre sensible dans chacune de ses sculptures la vérité d’un propos qui lui était cher : «  le dialogue avec les formes est plus important que les formes elles-mêmes ».

   Il s’explique sur son travail dans une émouvante vidéo où il répond aux questions de Clovis Prévost qui le filme dans son atelier de San Sébastian en 1974.

   « Quand j’attaque une oeuvre, je travaille dans une liberté totale, dit-il. On ne peut créer une oeuvre que si l’on se sent vraiment libre dès le début, sans idée préconçue. Je n’essaie pas de concevoir une forme prédéfinie, je n’ai pas en tête de projet final. Ce qui est étrange pourtant, c’est que sans savoir comment sera la forme, je la connais. J’en connais l’arôme. D’ailleurs, si je n’ai pas cette «préconnaissance », je travaille dans le vide. Car il faut une attache pour construire une démarche vraiment solide, il faut avoir lancé un filet sur lequel on pourra tirer ensuite.

    Il y a beaucoup de façons d’approcher l’espace : un point de vue technique, physique, psychologique, économique même aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est l’espace, l’espace avec ce qu’il implique comme limites aux connaissances de l’homme. Dans ma vie de sculpteur, j’ai cherché des solutions et des lois qui, en définitive, ont façonné l’unité de mon oeuvre. Peu à peu, j’ai compris que les rapports de proportions, la hauteur, la largeur, n’étaient pas bons pour moi. Il y a d’ailleurs des espaces où je rentre et je me sens mal. Je respecte la liberté, je crois même qu’elle est fondamentale pour l’art. Mais, pour qu’elle soit vraiment valable, la liberté doit être limitée, et limitée par l’artiste lui-même. […]

   Dans mes sculptures, il n’y a pas d’espaces morts : je respecte la matière telle qu’elle est. Prenons des œuvres aussi différentes que L’Hommage à Kandinsky, Txoko Azke ou Lieu de rencontre. L’une est en albâtre, l’autre en acier et la dernière en béton. Ces trois sculptures ont conduit à des résultats différents alors qu’au départ ma visée était la même : quel que soit le matériau utilisé, je cherche toujours à définir cet espace intérieur essentiel. C’est un lieu que je dois exprimer : il existe avant que l’œuvre soit, mais il n’est pas défini ».

   Modestie d’un génie solaire. Tout se passe comme si le forgeron travaillant à proximité des dieux de la forge avait exorcisé leur séduction démoniaque pour n’en libérer que la lumière apollinienne. Lumière noire d’abord du Cantabrique irradiée par ce fer qu’il arrache à l’obscurité des antres magiques  pour en perpétuer les harmoniques au grand jour, lumière brumeuse enfin de l’albâtre qui sourd aussi de la matérialité de l’élément naturel mais qui, à la différence de la lumière blanche du marbre, lui semble parfaitement capter « la lumière obscure » de son cher pays basque.

   Tout dans cette œuvre d’une grande spiritualité respire l’unité mystique de l’homme et du cosmos, de la terre et du ciel, de la nuit et du jour. On n’est pas un lecteur assidu de Jakob Boehme, de Maître Eckhart ou de St Jean de la Croix sans raison. L’œuvre de Chillida a la force de la vraie paix, celle qui se conquiert dans les exigences quotidiennes du labeur soigné. Ne pas faire offense à la perfection du Grand Œuvre, en être seulement, avec la joie reconnaissante d’appartenir à un univers de formes dont la beauté est la récompense du travail bien fait.

  « Je n’ai jamais cherché la beauté, disait-il. Mais quand on fait les choses comme il faut les faire, la beauté peut leur arriver ».

   Je n’ai pas vu un seul dessin, une seule sculpture en fer, en acier, en albâtre ou en terre chamottée qui ne soit pas réussie. Mais il en a tant détruit avant de garder celle qui lui agréait enfin. Aimé Maeght assistait, contrarié, à ces holocaustes réguliers de céramiques jugées imparfaites rejoignant « le cimetière Chillida » dans un coin de la fondation.

   Cet artiste intraitable sur quelques grands principes a ainsi toujours refusé la pratique de la sculpture de moulage et de la fonte du bronze. Toutes ses œuvres sont uniques. Adrien Maeght raconte que Chillida avait l’habitude de dire que le moulage ramollissait les sculptures. Il veut maîtriser le processus du début à la fin, respecter la singularité du matériau naturel qui n’est pas seulement la singularité du bois ou de la pierre mais celle de tel bois et de telle pierre. D’où son art de faire rayonner la beauté brute des éléments dans l’œuvre de petit format comme dans l’œuvre monumentale.

Il concevait celle-ci comme propriété de tous ceux qui la regardent et engagent par sa présence un dialogue avec eux-mêmes et avec le monde. En témoigne son célèbre Peigne du vent (1976) à Saint Sébastian (Donostia), formé de trois sculptures en acier enracinées sur les rochers, manifestement en débat avec les forces naturelles et humaines. « Ce lieu est l’origine de tout. Le véritable auteur de ces œuvres, c’est lui. Je l’ai découvert et je lui ai rendu hommage. Je suis tombé amoureux de cet endroit bien avant de savoir que j’allais y réaliser quelque chose, bien avant de devenir sculpteur ».

   Je me répète : cette exposition est un moment de perfection. Si mon désir n’était celui d’inviter à ne pas manquer cette rencontre heureuse, je n’oserais même pas parasiter cette œuvre par une prose trop médiocre. Il faudrait le talent d’un vrai poète pour restituer la puissance d’émotion de ces dessins, de ces sculptures abolissant la frontière entre l’art et la vie, entre l’art et la nature et nul doute que Goethe plus que quiconque y aurait excellé. En quittant la Fondation,  le cœur rempli de bonheur, je ne peux m'empêcher de penser que le grand homme de Weimar avait raison: « Le véritable poète a pour vocation d’accueillir la splendeur du monde ». (Divan).

     A voir donc jusqu’au 13 novembre.

 

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