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"Du pain et du livre". Charles Péguy.

Charles Péguy. 1873.1914. Portrait par Pierre Laurens. Photo Harlinguer Viollet. 

 

     Paideia encore et toujours ou le principe d’une Ecole comme Temple voué au culte d’une certaine idée de l’humanité. J’ai grand peur que cette école soit en voie de disparition. Elle a subi, elle aussi, l’air du temps. Machine à flatter, machine à enrôler, machine à ennuyer, elle bruisse des agitations de la cité, de ses aveuglements politiciens, de son utilitarisme et de cette passion de l’égalité, si ravageuse, selon les analyses de Tocqueville, pour l’esprit de liberté et la culture de l’excellence humaine.

 
 J’ai été frappée de la manière dont Philippe Muray balayait d’un revers de main la question de l’école comme si elle ne méritait même plus d’être posée tant le désastre est consommé. Je me suis sentie blessée tant je n’ignore pas qu’il y encore chez nous d’honnêtes professeurs soucieux d’honorer les valeurs de l’éducation libérale. Mais les mots d’ordre de Festivopolis ne nous ont pas épargnés et en lieu et place de la magnifique formule de Péguy : « du pain et du livre », on a l’impression que sévit trop souvent le pathétique « du pain et de la fête » de Disneyland.
 
 Voilà pourquoi je termine mon parcours en compagnie de Charles Péguy.
 J’aime son style et chacun sait bien qu’un style, c’est une pensée. J’aime son écriture oratoire aux répétitions lancinantes qui vous hache l’âme et l’arrache à sa somnolence. J’ai relu pour la circonstance ses textes : De Jean Coste, 4.11.1902 et Pour la Rentrée, 11.10.1904.
 

 On connaît son célèbre diagnostic sur la crise de l’école : (C’est moi qui souligne)

 «  La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement ; il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie , et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou si l’on veut les crises de vie générales, les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement, qui semblent particulières ou partielles mais qui en réalité sont totales, parce qu’elles représentent le tout de la vie sociale ; c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même; pour toute humanité enseigner, au fond, c’est s’enseigner; une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas; et tel est précisément le cas de la société moderne ». Pour la Rentrée.

 
 Je ne suis pas sûre qu’il ne faille pas, un siècle plus tard, renverser le constat final. Philippe Muray me semble avoir bien vu. Notre monde s’aime trop pour se regarder avec lucidité et épingler ses petitesses. Chacun, dans sa sphère, est trop content de lui pour ne pas bâtir sous la figure de l’autre, une caricature permettant de se sentir bien au chaud dans ses certitudes.
 
 C’est que le fossé séparant les « classiques » des « romantiques » n’a cessé de se creuser. Péguy distingue sous ces vocables ceux qui sont à la tâche, ceux qui produisent patiemment, modestement le pain et le livre, et ceux qui parlent, qui représentent, qui planifient et se congratulent dans leurs bonnes intentions et leurs idéaux en papier mâché. « Il y a peut-être, dit-il, plus de différence entre ces deux genres qu’il n’y en a entre les ennemis politiques et sociaux les plus acharnés. Il y a peut-être entre ces deux genres la plus profonde, et la plus grave des séparations contemporaines. Ceux qui aiment le travail sincère et ceux qui aiment les mensonges rituels des cultes romantiques sont peut-être séparés par le plus profond des dissentiments contemporains. Il est permis d’espérer qu’on s’en apercevra quelque jour ». De Jean Coste.
 On ne s’en est pas aperçu et les « romantiques » sont toujours à la barre, plus arrogants que jamais dans toutes les familles politiques, les organes de pouvoir et l’institution scolaire.
 
 Il n’est plus question que de luttes, non point pour faire reculer l’ignorance, pour faire grandir le sens des vraies valeurs, les seules capables de tenir en laisse le désir immodéré des richesses, l’appétit du pouvoir ou du prestige. Non, on est infiniment intéressé à autre chose ; à traquer toute forme d’inégalité, inégalité de richesse, inégalité de considération, inégalité de statut, inégalité des cultures, inégalité des valeurs. Le sentiment de l’égalité a répandu partout sa fausse innocence au mépris de ce profond désintéressement à l’endroit des valeurs mondaines qui a toujours été la marque de l’amour authentique des choses de l’esprit.
 

   Quel plaisir donc de relire dans le Jean Coste le passage où méditant la différence de nature entre la misère et la pauvreté, Péguy est conduit à préciser quels sont les vrais combats de l’humanité.

 «Le devoir d’arracher les misérables à la misère et le devoir de répartir également les biens ne sont pas du même ordre : le premier est un devoir d’urgence ; le deuxième est un devoir de convenance […]

 Le problème de la misère n’est pas sur le même plan, n’est pas du même ordre que le problème de l’inégalité. Ici encore les anciennes préoccupations, les préoccupations traditionnelles, instinctives de l’humanité se trouvent à l’analyse beaucoup plus profondes, beaucoup plus justifiées, beaucoup plus vraies que les récentes et presque toujours factices, manifestations de la démocratie ; sauver les misérables est un des soucis les plus anciens de la noble humanité, persistant à travers toutes les civilisations ; d’âge en âge la fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain ; […] c’est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c’est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire; c’est un sentiment simple; c’est un des principaux parmi les sentiments  qui ont fait l’humanité, qui l’ont maintenue, qui sans doute l’affranchiront; c’est un grand sentiment, de grande fonction, de grande histoire, et de grand avenir ; c’est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde.
   À coté de ce grand sentiment le sentiment de l’égalité paraîtra petit; moins simple aussi; quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, du pain et du livre, que nous importe la répartition du luxe ; que nous importe, en vérité, l’attribution des automobiles à deux cent cinquante chevaux, s’il y en a; il faut que les sentiments  de la fraternité soient formidables pour avoir tenu en échec depuis le commencement de l’humanité, depuis l’évolution de l’animalité, tous les sentiments de la guerre,  de la barbarie et de la haine, et pour avoir gagné sur eux ; au contraire le sentiment de l’égalité n’est pas un vieux sentiment, un sentiment perpétuel, un sentiment universel, de toute grandeur ; il apparaît dans l’histoire de l’humanité en des temps déterminés, comme un phénomène particulier, comme une manifestation de l’esprit démocratique ; ce sont toujours, en quelque sens, les sentiments de la fraternité qui ont animé les grands hommes et les grands peuples, animé, inquiété, car la préoccupation de la misère ne va jamais sans une amertume, une inquiétude. Au contraire le sentiment de l’égalité n’a inspiré que des révolutions particulières contestables ; il a opéré cette révolution anglaise, qui légua au monde moderne une Angleterre si nationaliste, impérialiste, il a opéré cette révolution américaine, qui instaura une république si impérialiste, et capitaliste ; il n’a pas institué l’humanité ; il n’a pas préparé la cité ; il n’a instauré que des gouvernements démocratiques. C’est un sentiment composé, mêlé, souvent impur, où la vanité, l’envie, la cupidité contribuent. La fraternité inquiète, émeut, passionne les âmes profondes, sérieuses, laborieuses, modestes. L’égalité n’atteint souvent que les hommes de théâtre et de représentation, et les hommes de gouvernement […]. De Jean Coste.
 
  « Le devoir d’arracher les misérables à la misère est un devoir d’urgence » écrit Péguy. Qui dirait le contraire ? Mais enfin ce n’est pas la tâche de l’Ecole. On ne fait pas un cours de philosophie dans un bidonville ; on retrousse ses manches et on produit le pain. L’école a une autre mission, car il y a une autre misère que la misère matérielle. Il y a la misère spirituelle et morale, l’étroitesse d’esprit, l’aliénation passionnelle. Le devoir d’urgence pour les maîtres consiste à libérer les enfants de ces prisons. Ce qui suppose qu’ils soient eux-mêmes affranchis du sectarisme, du ressentiment et de l’appétit de pouvoir. Sur ce point j’ai des doutes. Sauf exception, l’éthique de l’éducation libérale a déserté l’école. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qui se passe désormais dans l’école française. Chaque année nous avons rendez-vous avec les « mouvements lycéens », les blocages d’établissement, tous ces rites témoignant que l’école n’est plus le creuset où se réalise l’ascèse des passions populaires mais semble devenue celui où elles s’entretiennent.
 
 Or j’ai lié, comme il se doit, l’Europe à l’idée de culture. Comment la culture européenne pourrait-elle continuer à vivre si l’espace consacré à son service ne s’y emploie pas avec l’ardeur que mérite le culte rendu à l’humanité, ce que signifie au sens propre le mot culture ?
 
 Il convient donc de faire entendre à nouveau, comme une prière, comme une supplique, ces paroles de Charles Péguy :
 
 « Il ne faut pas que l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement; il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité; ce n’est pas un président du Conseil si considérable que soit un président du Conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans la commune représente : il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des tous les hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. C’est pour cela qu’il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu’il ne peut pas cumuler les deux représentations.
 Mais pour cela, et nous devons avoir le courage de le répéter aux instituteurs, il est indispensable qu’ils se cultivent eux-mêmes ; il ne s’agit  pas d’enseigner à tort et à travers , il faut savoir ce que l’on enseigne, c’est-à-dire qu’il faut avoir commencé par s’enseigner soi-même ; les hommes les plus éminents ne cessent pas de se cultiver ou plutôt les hommes les plus éminents sont ceux qui n’ont  pas cessé, qui ne cessent pas de se cultiver, de travailler ; on n’a  rien sans peine, et la vie est un perpétuel travail. Afin de s’assurer la clientèle des instituteurs, on leur a trop laissé croire que l’enseignement se conférait. L’enseignement ne se confère pas : il se travaille et se communique. On les a inondés de catéchismes républicains, de bréviaires laïques, de formulaires. C’était avantageux pour les auteurs de ces volumes, et pour les maisons d’édition. Mais ce n’est pas en récitant des bréviaires qu’un homme se forme, c’est en lisant, en regardant, en écoutant. Qu’on lise Rabelais ou Calvin, Molière ou Montaigne, Racine ou Descartes, Pascal ou Corneille, Rousseau ou Voltaire, Vigny ou Lamartine, c’est en lisant qu’un homme se forme, et non pas en récitant des manuels. Et c’est, aussi, en travaillant, modestement ». De Jean Coste.