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Du droit du plus fort. Rousseau.

«   Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?

   Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

  Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

  Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours »

                      Rousseau. Le Contrat Social. Livre I. §III

« La raison du plus fort est toujours la meilleure » dit le fabuliste. Si « meilleure » signifie efficace, ce jugement est sans appel. S’ensuit-il que ce soit légitime ?  C’est ce que voudrait faire accroire l’idée « d’un droit du plus fort » dans une prétention n’abusant personne ; tout le monde sait bien que force ne fait pas droit et pourtant, remarque Rousseau : ce droit « est pris ironiquement en apparence et réellement établi en principe ».

Tout l’intérêt de la réflexion rousseauiste consiste :

I)                   L’antinomie de la force et du droit.

    «  Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ».

    « Le plus fort » veut être « le maître », autrement dit un rapport naturel, physique aspire à être reconnu comme un rapport politique, moral. La question est de savoir si l’on peut ainsi passer de la physique à la politique, cette question se posant à deux niveaux : celui du fait et celui du droit.

    La première interrogation exige d’observer ce qui est, de décrire le donné empirique. Un tyran, un despote se maintient-il au pouvoir par la seule efficacité de la force ? La seconde appelle une réflexion purement théorique. Quel est le principe du droit ? Y a-t-il un sens à invoquer un droit du plus fort ?

   Dans les deux cas Rousseau invite à comprendre que force ne fait pas droit. Ni en droit, ce qui va de soi, ni en fait un rapport de force ne peut s’imposer comme un rapport de droit. L’antinomie des deux ordres est telle que « le plus fort » ne peut pas être « le maître ». Cette impossibilité logiquement démontrable est empiriquement constatable.

A)    Au niveau du fait.

 

  Le plus fort n’impose sa domination au plus faible qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort. Le jeu des forces obéit à une loi naturelle. Ainsi la force ne peut s’exercer que dans l’actualité de sa puissance. Nul relâchement ne lui est permis car celui qui la subit reprendrait le dessus. Le rapport de force est donc menacé de renversement permanent ; il n’a pas la stabilité du rapport politique, ni son efficacité puisque l’expérience montre  que celui-ci se maintient et se perpétue sans avoir besoin de recourir sans cesse au déploiement de la force.

   Réduite à sa réalité substantielle, la force, pure détermination physique, n’a pas les attributs lui permettant de s’exercer durablement. Elle est politiquement faible. Ce qui, physiquement, est d’une évidence incontournable. La masse d’un peuple soumis incarne une force immensément plus grande que celle du dominant. Il s’ensuit que le pouvoir du maître, fût-il le tyran le plus sanguinaire, est d’une autre nature que le pouvoir brut de la force.

   Il y a là matière à étonnement infini. Comment se peut-il faire, s’étonne La Boétie : « Que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer, qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire ». Discours de la Servitude volontaire.1546.1548.

    Dans le même esprit, Bertrand de Jouvenel pointe le mystère de l’obéissance civile. D’où vient «  qu’on ait si peu réfléchi sur la miraculeuse obéissance des ensembles humains, milliers ou millions d’hommes qui se plient aux règles et aux ordres de quelques uns ? Il suffit d’un ordre et le flot tumultueux des voitures qui, dans tout un vaste pays coulait sur la gauche, se déporte et coule sur la droite. Il suffit d’un ordre et un peuple entier quitte les champs, les ateliers, les bureaux pour affluer dans les casernes. Une pareille subordination, a dit Necker, doit frapper d’étonnement les hommes capables de réflexion. C’est une action singulière, une idée presque mystérieuse que l’obéissance du très grand nombre au très petit nombre ».

  Pour Rousseau, le Pouvoir évoque : « Archimède assit tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flots un grand vaisseau ». Du Pouvoir. B de Jouvenel.

   Alors puisque la force est paradoxalement faible, comment le plus fort peut-il fonctionner comme maître ?

    En nomment le subterfuge (Il faut transformer la force en droit et l’obéissance en devoir) Rousseau révèle que la force de la force ne procède pas d’une donnée physique mais d’un processus moral. Son efficacité se joue dans l’imaginaire. La force cesse d’être faiblesse et peut imposer durablement son empire dès lors qu’elle est masquée dans sa nudité de force et parée du prestige du droit. Cette opération s’effectue au niveau des représentations mentales ; la scène où sévit la ruse est celle du symbolique.

   C’est que l’homme vit dans un univers de significations et de valeurs et c’est toujours à des significations qu’il réagit. Par exemple si la force brute lui apparaît dans sa signification de fait, il est enclin à l’insubordination, il ne se soumet que momentanément et par nécessité, non par obligation. Pour obtenir de lui une obéissance durable, le Pouvoir doit donc revêtir à ses yeux une validité morale, il doit lui apparaître comme un pouvoir moral, un droit auquel il obéit par consentement intérieur. Ce que connote l’idée de devoir.

    Ainsi se comprend le rôle des propagandes, la toute puissance de la parole dans l’arène politique. C’est le discours qui confère le prestige de la validité morale sans laquelle la force la plus forte est ridiculement faible. La transformation de la force en droit n’est donc pas l’impossible changement de sa nature (une force est un pouvoir physique et un pouvoir physique est d’une autre nature qu’un pouvoir moral) mais le mécanisme de tromperie par lequel l’imaginaire donne consistance morale à ce qui est en soi étranger à la morale.

   « La force ne tient que par l’imagination » disait en ce sens Pascal. L’alliée le plus sûr du tyran est « cette puissance trompeuse » comme l’appelait Pascal, prompte à subvertir la raison et à faire prendre, l’image, l’apparence des choses pour les choses elles-mêmes. La force de la force, c’est la puissance des illusions, la propension des hommes à reconnaître comme légitimes des pouvoirs ne leur paraissant tels que parce qu’ils flattent leurs intérêts et leurs passions.

    Ex : Le pouvoir communiste n’était pas un pouvoir légitime en droit puisque les libertés fondamentales étaient supprimées et pourtant il est erroné de croire qu’il s’est maintenu durablement par la seule terreur. Sans le consentement d’une grande partie de la population, il aurait été renversé. Il a duré aussi longtemps qu’il revêtait une légitimité dans l’imaginaire de ceux qui le subissaient.

Ex : Idem pour le Troisième Reich, pour la dictature chilienne ou irakienne etc.

    Nul tyran ne gouverne durablement par la seule force. La force des régimes les plus sordides n’est pas la force, c’est l’adhésion de ceux qui s’abusent sur leur nature.

    Il s’ensuit que le véritable problème politique est au fond le grand problème philosophique : celui de la puissance des illusions, des apparences, des faux-semblants, des opinions mise en scène par Platon  dans l’allégorie de la caverne.

Apprendre à penser, à distinguer les ordres, à s’affranchir des apparences, c’est commencer peut-être à frayer la voie du droit. Car le droit est un être de raison qu’il faut d’abord discerner avant d’avoir la capacité de le faire exister.

B)    Au niveau du droit.

   L’antinomie du droit et de la force est théoriquement facile à établir.

   Rousseau recourt à un raisonnement par l’absurde pour montrer l’absurdité de l’expression « un droit du plus fort ».

   PB : Pourquoi n’est-ce là qu’un prétendu droit ?

 1) Parce que la force n’a pas besoin du droit pour s’imposer. Si elle n’en a pas le pouvoir, c’est qu’elle manque de force.

 2) L’obéissance à la force est incontournable. « Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ». Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement qu’il est. Dire que l’obéissance est nécessaire n’est pas tout à fait exact car l’homme n’est pas une chose soumise au déterminisme naturel. S’il assume le risque de mourir, il peut refuser d’obéir à la force mais lorsqu’il s’incline, ce n’est jamais librement. En parlant de nécessité, Rousseau veut souligner qu’avec la force, on est dans l’ordre de la nature, du déterminisme. L’effet suit la cause. Le brigandage est le modèle du rapport de force. Ce n’est pas librement, volontairement que la victime donne sa bourse, c’est par nécessité. Nécessité doit ici être entendue au sens faible de « indispensable » relativement à la tendance fondamentale de la nature qui est de persévérer dans son être. Tant qu’un homme n’a à choisir qu’entre la soumission ou la mort, il n’y a aucun sens à parler de liberté. La force contraint et même si on peut refuser de se soumettre à son ordre, elle est exclusive de la liberté. Sitôt qu’on peut désobéir on ne s’en prive pas. Voilà pourquoi le rapport de force n’est pas un rapport stable. Il s’ensuit que si c’est la force qui habilite le droit, toute force supplantant la première remplace le droit antérieur. « Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? » Le droit est en effet exigible toujours et partout. L’ordre du droit n’a pas la versatilité des situations contingentes où sévit la force. Il a une nécessité rationnelle, un caractère universel et éternel qui l’affranchit des péripéties des rapports de force.

 3) Le droit n’ajoute donc rien à la force. L’un et l’autre relèvent de principes différents :

 II)                 Discussion de la formule de St Paul.

 

   Dans cette discussion du droit du plus fort, Rousseau épingle ceux qui s’autorisent d’un principe religieux pour justifier l’obéissance aux autorités. Il fait allusion au texte de St Paul, dans l’Epître aux Romains XIII : «  Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi ».

    Notons le ton sarcastique de Rousseau : « Toute puissance vient de Dieu mais toute maladie aussi ». Il fut jugé en son temps indécent. Nous le recevons aujourd’hui avec sympathie, cependant la critique de Rousseau donne dans la facilité.

 – S’il s’agit de dénoncer les risques d’abus auxquels expose le principe de la souveraineté de droit divin, abus qui sont la loi aux 17°, 18° siècle, alors le ton du philosophe est justifié. Au nom de la volonté divine, on peut en effet imposer les mesures les plus arbitraires et Rousseau a raison d’être sarcastique. Comment connaître la volonté divine ? L’analogie avec la maladie établit qu’elle nous devient intelligible par ses effets seulement. Ce n’est qu’après avoir appelé le médecin qu’on saura si les desseins divins étaient de souffrir tel mal ou d’en guérir. Entendons : on n’est pas plus tenu de subir les humiliations d’un pouvoir despotique qu’on ne l’est de subir une maladie curable. Le médecin s’appelle dans ce cas la résistance ou la révolte.

   Car  il est bien vrai qu’à partir du 17° siècle, les souverains s’autorisent de la volonté divine pour justifier leur arbitraire. Louis XIV par exemple écrit au Dauphin : « Celui qui a donné des rois au monde a voulu qu’ils fussent honorés comme ses représentants en se réservant à lui seul de juger de leurs actions. Celui qui est né sujet doit obéir sans murmurer : telle est sa volonté ».

   Cependant, comme le rappelle Bertrand de Jouvenel, de tels propos procèdent d’une subversion de la théorie médiévale du Pouvoir de droit divin.

    Théorie médiévale car dans son Epître, St Paul n’a pas la prétention d’élaborer une théologie politique. Il veut simplement inviter les chrétiens de Rome à l’obéissance civile afin de limiter les persécutions. Le propos est circonstanciel.

    En revanche les théologiens médiévaux s’emparent de la formule de Paul pour construire une théorie du Pouvoir selon laquelle la source de l’autorité politique n’est pas en l’homme mais en Dieu. Mais contrairement à une opinion tenace, on répète la formule de Paul : « Toute autorité vient de Dieu » beaucoup moins pour inviter les sujets à l’obéissance envers le pouvoir que pour inviter le pouvoir à l’obéissance envers Dieu. En sacrant les Princes, l’Eglise n’en fait pas des Dieux sur la terre mais des serviteurs de Dieu n’ayant de légitimité qu’autant qu’ils respectent la Loi du Père, loi de justice et d’amour, seule loi propre à arracher le pouvoir à la violence pour lui conférer la dimension spirituelle et morale d’une autorité.

   Ainsi Yves de Chartres écrit à Henri 1° d’Angleterre au XI° siècle : «  Prince, ne l’oubliez pas, vous êtes le serviteur des serviteurs de Dieu et non leur maître, vous êtes le protecteur et non le propriétaire de votre peuple ».

   L’archevêque du roi de France lui dit en le sacrant au XIII° siècle : « Par la couronne vous devenez participant à notre ministère ; de même que nous sommes pour le spirituel le pasteur des âmes, de même vous êtes pour le temporel vrai serviteur de Dieu ».

    Le principe de la souveraineté divine est donc un principe de limitation du pouvoir car si le péché le rend nécessaire, aucun homme n’est fondé en nature à gouverner d’autres hommes. « Dieu a voulu que l’être raisonnable fait à son image ne dominât que sur des êtres irraisonnables, non pas l’homme sur l’homme, mais l’homme sur la bête. Voilà pourquoi les premiers justes étaient établis comme pasteurs de troupeaux plutôt que comme rois des hommes » St Augustin. La Cité de Dieu, XIX, 15.

   En soumettant César à la loi du Christ, l’Eglise veut affranchir l’exercice du pouvoir de la violence inhérente à la cité du péché pour promouvoir sa rénovation dans la grâce.

Au fond elle veut civiliser les pouvoirs temporels à la manière dont St Ambroise (333.397) Evêque de Milan  impose pénitence à l’empereur Théodose après le massacre de Thessalonique (390).

    Se fondant sur deux textes énigmatiques des Evangiles, elle élabore la distinction des deux glaives et des deux royaumes.

   Texte de Matthieu (16,49). Après le geste de Pierre tranchant avec son glaive l’oreille droite de Malchus, réparée miraculeusement par Jésus, le Sauveur dit à son disciple armé grâce auquel se bâtira son Eglise : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prendront le glaive périront avec le glaive ».

   Texte de Luc (22,38). Juste avant l’apparition de l’Ange venant l’aider dans son agonie, Jésus se voit présenter des armes par ses disciples : « Ils dirent : Seigneur voici deux glaives. Et il leur dit : cela suffit »

    Ainsi se trouvent distingués le glaive spirituel et le glaive temporel et formulée l’idée que le second tire sa légitimité du premier. Seule la loi de justice et de sainteté peut sauver le pouvoir de l’arbitraire et de la brutalité et lui conférer une légitimité.

En terme laïc : le pouvoir matériel est en soi une force et la force à l’état pur, lorsqu’elle s’exerce sur des hommes, est une violence. Seule la force mise au service du droit peut être justifiée rationnellement.

 NB : L’articulation des deux pouvoirs a toujours été conflictuelle. En témoignent les deux grandes crises du modèle césaro-papiste : Canossa en 1077 et Agnani en 1303.

Conclusion.

 

   L’expression « un droit du plus fort » est absurde. La force ne fait pas droit excepté à la faveur d’une supercherie.

   En conséquence, on ne peut se sentir obligé d’obéir qu’aux pouvoirs légitimes.

A méditer ce texte de Pascal sur le même thème.

«   Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

    La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice parce que la force a contredit la justice et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste »

                                                           Pascal. Pensées. B 298.