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Droit et morale. Comment concevoir les rapports du droit et de la morale ?

Manuscrit. Ethiopie, vers 1700. Moïse recevant les tables de la loi. Musée national d'Autriche.  

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  La conduite humaine met en jeu des normes qui prescrivent, autorisent ou interdisent des actions. Ces normes peuvent être morales, juridiques, coutumières et l’on a souvent tendance à confondre les unes et les autres, d’autant plus qu’elles ont parfois même contenu.

 Or on n’aurait pas à interroger les rapports du droit et de la morale s’ils n’étaient pas de nature différente. En quoi consiste leur hétérogénéité ?

  Pour autant une autonomie radicale des ordres est-elle pensable ? Le droit peut-il se passer d’une légitimité morale et réciproquement la morale peut-elle se contenter de rester pure exigence intérieure ? Les requêtes de la raison aussi bien que l’observation des faits interdisent de penser séparément le droit et la morale mais comment concevoir leur articulation ?

  Peut-on soutenir une option idéaliste et considérer que la règle de droit procède de la règle morale à la manière du jusnaturalisme qui fait du droit naturel le fondement du droit positif ou de Kant qui opère   une déduction transcendantale du droit ? La perspective est séduisante mais elle ne va pas sans difficulté car comment comprendre que le légal ne soit pas toujours le juste ? L’esclavage, l’apartheid, la domination des femmes ont été ou sont encore des institutions de statut juridique et on remarque que si les membres d’une société moderne s’indignent de l’injustice ainsi consacrée, les consciences du monde antique étaient moins délicates. On trouvait communément « normal » d’avoir des esclaves. Ne s’ensuit-il pas que la moralité des hommes est davantage ce qui est induit par les systèmes juridiques dans lesquels ils vivent que ce qui est à leur principe? Dès lors si la civilisation des êtres humains, à défaut de leur moralisation est l’effet des institutions, ce que l’on conçoit comme le fondement rationnel du droit n’en est pas l’origine. Quelle est-elle donc ?

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I)                   Les raisons d’une confusion.

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  On est enclin à confondre les ordres car dans les deux cas on a affaire à des systèmes normatifs. L’un et l’autre définissent ce qui doit être, prescrivent des obligations et comme tels se fondent sur le concept de liberté.

   L’action morale et l’action conforme au droit sont ce qui est possible par liberté.  Ni l’une, ni l’autre ne sont l’effet d’une causalité mécanique. Kant distingue en ce sens la nature et la liberté.

  Les phénomènes naturels s’expliquent par le principe de causalité dont l’énoncé est la suivant: si A est alors B sera. C’est le plan de la nécessité.

  Le moral et le juridique impliquent que l’action soit imputée à un agent supposé libre. Le principe d’imputation se formule ainsi: si A est alors B doit être.

  Dans les deux cas on parle d‘obligation, d’où la confusion des ordres.

   Cette confusion est aussi entretenue par le fait que la règle morale et la règle juridique ont parfois même contenu. Ex: la norme prescrivant de ne pas tuer est aussi bien une norme morale qu’une norme juridique.

  Ex : L’un des commandements du Décalogue dit : « Tu ne tueras pas ».

  L’article 222.1 du Code Pénal : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle ».

  Pourtant droit et morale diffèrent à plus d’un titre. Aussi Aristote ouvre-t-il le Livre V de l’Ethique à Nicomaque par une analyse destinée à dissiper l’équivoque linguistique confondant sous le même terme de juste :

  L’aptitude à accomplir des actions justes au sens d’actions morales. La justice est ici un idéal moral désignant la vertu morale possédée par un agent.

 Le fait d’être conforme à la loi c’est-à-dire de ne pas prendre plus que son dû. La justice est ici un idéal social défini comme juste milieu entre l’excès du prendre trop et le défaut de ne pas assez contribuer aux charges de la cité.

  Aristote distingue avec soin la justice comme vertu morale, ce qu’il appelle la justice générale et la justice particulière relative à la sphère juridique.

  Car le droit et la morale diffèrent dans leur finalité, dans leur objet, dans leur source et dans leur modalité d’application.

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II)                L’hétérogénéité des ordres.

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   -La morale se soucie de la vertu de la personne. Elle est résolument axée sur l’individu et la perfection de sa volonté.

  Le droit se soucie du bien public. Il a pour objet d’organiser la vie en société.

  -La règle morale commande inconditionnellement. Les commandements de la moralité, explique Kant, sont des impératifs catégoriques. Tu dois parce que tu dois. L’impératif de la moralité déclare l’action objectivement nécessaire en elle-même. (« Principe apodictiquement pratique »)

  La règle juridique prescrit ce qu’une société donnée, à un moment donné, considère comme obligatoire parce que c’est nécessaire ou utile à la vie sociale. Ce sont des impératifs hypothétiques, commandant l’action non pas comme fin en soi mais comme moyen d’une fin sociale (la sécurité, la prospérité, la justice).

  Le juriste Kelsen récuse d’ailleurs, dans son ouvrage Théorie pure du droit (1934), que les règles de droit soient des impératifs, même simplement hypothétiques. Elles sont des règles, comme on peut en prendre acte avec l’énoncé de l’article 222.1 du Code Pénal préalablement cité, dont le contenu est moins impératif que descriptif. Elles se bornent à décrire ce que seraient les conséquences d’un acte (tel crime) dans un système juridique donné.

   Ainsi le juridiquement exigible ne correspond pas nécessairement au moralement exigible. Le droit n’obéit pas aux seules exigences de la conscience universelle, il doit concilier celles-ci avec les contraintes du réel.

  Ex : Un médecin peut se sentir moralement l’obligation de donner les meilleurs soins à tous ses patients. Les contraintes budgétaires conduisent aujourd’hui à encadrer juridiquement la pratique médicale. Dans certains cas, tel malade ne sera pas soigné au profit d’un autre.

  Ex : Tous les systèmes juridiques comportent des lois de prescription. On ne peut plus poursuivre l’auteur d’un délit ou d’un crime au-delà d’une certain temps prescrit par la loi; ce qui peut scandaliser moralement, mais il faut que les tribunaux soient disponibles pour les affaires présentes, et non accaparés par des affaires passées.

  C’est pourquoi Aristote et à sa suite, les Romains, pensent le droit en terme d‘objectivité. Le juridique est la détermination de ce qui est juste dans telle réalité donnée. C’est un art du partage et de la répartition. Le droit doit mesurer, déterminer la juste proportion entre les biens et les obligations des uns et des autres à l’intérieur d’un groupe. Il est « le service d’une juste proportion dans le partage des biens et le procès des citoyens » selon Cicéron. Il suppose pour être dit une analyse de la réalité et la détermination par la discussion raisonnable de la place qui revient à chacun. Nul ne peut donc, selon cette définition objectiviste du droit, se revendiquer titulaire d’un droit. Celui-ci requiert la médiation d’un tiers jugeant pour en décider. La tendance des Modernes à faire du droit une prérogative attachée à la personne (Les fameux Droits de l’Homme) procèderait, pour les tenants d’Aristote et du droit romain (Michel Villey par exemple)  d’une confusion du droit et de la morale.

  -La règle morale a sa source dans l’intériorité personnelle et demeure affaire d’intériorité. Un être est moral par ses intentions. Kant distingue l’action accomplie par pur respect pour la loi de l’action simplement conforme à la loi. La légalité n’est pas la moralité car la conformité externe à la loi peut avoir des mobiles pathologiques (peur des sanctions, souci de ménager ses intérêts). L’action morale suppose au contraire la bonté du vouloir. Ce qui la détermine est un principe pratique.  

  La règle juridique a sa source dans l’extériorité. C’est le juge ou le législateur qui disent la loi. Elle demeure aussi affaire d’extériorité. Sauf en droit pénal, où l’on se soucie d’apprécier la responsabilité du sujet, le juridique ne tient pas compte des inclinations ou des motifs de l’acte. L’obéissance à la loi suffit quels que soient les motifs de cette obéissance. Le droit ne se préoccupe pas de la vertu morale des citoyens. Si le tribunal intérieur est juge de la moralité, le tribunal extérieur n’est comptable que de la conformité externe de la volonté à la loi.

  -La règle morale n’a pas d’autre support que la bonne volonté de l’agent moral. Si elle n’est pas transcrite sous forme juridique, elle n’a donc aucun caractère contraignant, par conséquent la plupart du temps aucune effectivité. « A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne ne les observe avec lui » Rousseau. Du contrat social. § 6 Livre II.

  La règle juridique est coercitive. L’autorité publique veille à son respect en sanctionnant, conformément à ce qui est prévu par la loi, sa transgression. Ce caractère coercitif est le critère du juridique. « Le droit est un ordre extérieur de contrainte » écrit Kelsen.

  -Si la morale permet de penser l’autonomie rationnelle (le sujet se donne la loi et lui obéit par liberté), avec le droit on reste résolument sur la plan de l’hétéronomie (le sujet est soumis à une loi définie par le législateur et lui obéit par contrainte).

  Conclusion : Il y a bien une hétérogénéité des ordres, mais hétérogénéité ne signifie pas autonomie.

  L’exigence morale ne se satisfait pas de demeurer une pure exigence intérieure, elle voudrait se concrétiser dans les relations familiales et sociales, ce qui n’est possible, à défaut de la bonne volonté des uns et des autres, que par le moyen du droit.

  Réciproquement, quoi qu’en dise le positivisme juridique, l’efficacité d’un système juridique ne peut pas faire l’économie de l’adhésion morale, fût-elle timide, de ceux qui lui sont soumis. Un parti pris résolument positiviste est aporétique. En effet Kelsen ne parvient pas à répondre de manière satisfaisante à la question de savoir ce qui distingue l’acte d’un brigand de celui du fonctionnaire des impôts. Là où St Augustin convoque la valeur morale de justice, Kelsen refuse de recourir à une norme métajuridique pour fonder la validité du droit. Sa validité procède du fait qu’il a été posé et que les normes qu’il crée sont interprétées comme ayant une signification juridique. Ce qui est un peu court car interpréterait-on un acte comme un acte de droit si l’on refusait toute légitimité au pouvoir constituant ? Sans un minimum de légitimation morale, les citoyens ne se sentent pas obligés d’obéir et comme la force est impuissante à faire tenir durablement un ordre juridique, il a tôt fait de perdre son efficacité et de disparaître au profit d’un nouvel acte constituant.

  Le droit et la morale sont donc liés intimement mais comment penser leur articulation ?

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III)             L’articulation de la morale et du droit.

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A)    Thèse idéaliste. Le droit est l’auto-réalisation de l’exigence morale. La morale : fondement du droit.

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  L’homme n’est pas un animal et si celui-ci est régi par la loi naturelle de la force, l’humaine nature, en tant qu’elle a une dimension spirituelle ne peut se sentir chez elle dans l’ordre sauvage où la force fait droit. « La force sans la justice est tyrannique » ( Pascal). Parce qu’il est un être  raisonnable et sociable, l’homme se sent tenu de réglementer l’usage de la force afin de nouer avec ses semblables des rapports de justice et d’amitié.

  En ce sens, on peut dire avec Kant  que la condition formelle de tout droit est un devoir. L’homme a le devoir, en sa qualité de sujet raisonnable de sortir de l’état sauvage et d’instituer juridiquement son rapport avec les autres. Même si ce devoir n’est que confusément entrevu, on peut, dans une analyse de type transcendantal, soutenir que le fondement rationnel du droit est une exigence morale.

  Cf. Kant : La République comme Idée pure de la Raison. [1]

Cependant:

La règle morale étant universelle pourquoi les systèmes juridiques sont-ils si différents ?

Si la règle morale fonde la règle juridique d’où vient que des institutions scandaleusement immorales ont eu ou ont encore un statut juridique ?

L’erreur de l’idéalisme n’est-elle pas de méconnaître que l’Idée rationnelle et raisonnable de justice n’est pas immédiatement en possession d’elle-même, et qu’on ne peut situer à l’origine des lois une clairvoyance morale qui en est, en grande partie, le résultat ? En effet si la raison est une potentialité humaine, elle requiert pour être développée un ordre social déjà élaboré et même fort civilisé. Cf. : Cours : La disjonction du légal et du juste. [2]

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B)    Thèse réaliste. Le droit est l’auto-rationalisation des penchants sauvages et la condition du progrès moral des hommes.

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  C’est le thème libéral de « l’insociable sociabilité » humaine et l’idée que l’état de droit ne procède pas de la volonté morale des hommes mais de la lutte, du conflit, du jeu mécanique des forces antagonistes. C’est la dialectique du conflit et de la solidarité des égoïsmes qui, par une sorte de ruse de la nature (Kant) conduit vers l’institution d’un état de droit.

  C’est clair chez Hobbes, ou chez Rousseau. Ce qui pousse les hommes à instituer les lois, c’est le souci de se conserver et de poursuivre la satisfaction de leurs intérêts. Le droit est selon l’expression kantienne « pathologiquement extorqué ». Il est ce que l’on obtient des hommes alors qu’ils ne le veulent pas librement. C’est par intérêt, dans le cadre de luttes féroces menaçant sans cesse de les détruire, que les hommes acceptent de limiter leur liberté sauvage pour instituer une loi commune respectueuse des intérêts des uns et des autres. C’est la guerre de tous contre tous qui contraint chacun à renoncer partiellement à son égoïsme pour coexister avec un autre égoïsme.

  Lorsqu’il ne procède plus de manière idéaliste à une déduction transcendantale du droit mais à une réflexion sur sa genèse historique, Kant pense l’élaboration du droit et ses progrès en terme mécanique comme ce qui résulte du choc des libertés individuelles, contraintes au contact les unes des autres à se limiter et à substituer à la loi de la force ou de l’arbitraire, une loi dans laquelle la raison reconnaît peu à peu ses exigences.

   « C’est la détresse qui contraint l’homme, d’ordinaire si épris d’une liberté sans entrave, à entrer dans cet état de contrainte ; et il s’agit là de la plus grande de toutes les détresses, celle que s’infligent les uns aux autres les hommes que leurs inclinations empêchent de rester longtemps côte à côte en liberté sauvage. Mais dans l’enclos de la société civile, ce sont ces mêmes inclinations qui produisent le meilleur effet : ainsi, les arbres, dans une forêt, justement parce que chacun cherche à prendre à l’autre l’air et le soleil, sont contraints les uns par les autres de chercher l’air et le soleil au-dessus d’eux, et acquièrent par là une belle et droite croissance ; tandis qu’en liberté, séparés les uns des autres, ils lancent leurs branches comme il leur plaît, et poussent rabougris, inclinés et courbés. Toute culture, tout art qui orne l’humanité, le plus bel ordre social, sont les fruits de l’insociabilité qui se contraint elle-même à se discipliner et ainsi à développer complètement, par cet art extorqué, les germes de la nature ».

                       Kant. Idée d’une Histoire Universelle au point de vue Cosmopolitique.5° Proposition

  Voilà pourquoi Kant écrit que l’institution d’un état de droit est le plus difficile problème qu’il soit donné à l’humanité de résoudre. « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme on ne peut rien tailler de tout à fait droit ».

  Et pourtant ce pessimisme anthropologique n’exclut pas un optimisme historique raisonnable car « Le problème de la constitution d’un Etat peut être résolu, même, si étrange que cela semble, pour un peuple de démons (pourvu qu’ils soient doués d’intelligence) ; et voici comment il peut être posé : « Ordonner de telle sorte une multitude d’êtres raisonnables, qui tous désirent pour leur conservation des lois universelles, mais dont chacun est enclin à s’en excepter soi-même secrètement, et leur donner une constitution telle que, malgré l’antagonisme élevé entre eux par leurs penchants personnels, ces penchants se fassent si bien obstacle les uns aux autres que, dans la conduite publique, l’effet soit le même que si ces mauvaises dispositions n’existaient pas. » Un tel problème ne peut être insoluble. La question, en effet ne requiert pas l’amélioration morale des hommes »

                                   Kant. Projet de paix perpétuelle.

  L’institution du droit ne suppose pas la bonne volonté ou volonté morale des hommes, mais elle a pour effet de les civiliser. Certes la civilisation de l’homme ne doit pas être confondue avec sa moralisation. Il est impossible de l’extérieur de rendre moral un homme car la volonté ne peut être bonne que par l’usage de sa liberté. « Nous sommes hautement cultivés par l’art et la science ; nous sommes civilisés, au point d’en être accablés pour ce qui est de la politesse et des bienséances sociales de tous ordres ; mais de là à nous tenir pour moralisés, il s’en faut encore de beaucoup » écrit Kant dans la Septième Proposition de Idée d’une Histoire Universelle au point de vue Cosmopolitique.

  Reste que la civilisation est déjà beaucoup.

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Conclusion :

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  Le droit et la morale ne doivent pas être confondus. L’exigence morale fait sans doute signe dans la normativité juridique puisque le droit étant un système normatif, il doit, en partie son efficacité à la légitimité, réelle ou imaginaire, que ceux qui lui sont soumis lui confèrent. Mais l’exigence pure de la raison commence par être enveloppée de ténèbres. Elle est l’otage de l’inculture, des aveuglements passionnels et des égarements idéologiques. D’où le tumulte de l’histoire, théâtre de bruit et de fureur où la raison est parfois tentée de désespérer de l’humanité.

  Et pourtant le jeu des passions et le conflit des intérêts finissent par accoucher d’un ordre dans lequel la raison peut reconnaître ses aspirations. Concrètement la raison se sent chez elle dans un monde où l’éducation, le pluralisme, l’exercice des libertés fortifient les hommes dans la conviction que les conflits se règlent par le débat et les procédures juridiques. Car tant qu’on le fait par la violence, on ne s’est pas encore dépouillé de ce que l’on a de commun avec les bêtes.Cf. Texte de Cicéron [3].

  Il s’ensuit que le droit est ce  qui réalise laborieusement notre humanité. Mais il faut beaucoup de civilisation pour en arriver là. C’est dire que la vertu morale est davantage ce qui trouve dans les progrès du droit sa condition de possibilité que ce qui en est l’origine.