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Hyacinthe Rigaud. Louis XIV. 1701. Louvre. 

 

  « Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû, car c'est une injustice visible et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.

   Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d'établissement, et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états, et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement, elle devient juste, parce qu'il est injuste de troubler.
   Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps, qui rendent l'un ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force.
   Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs; mais comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte : il faut parler aux rois à genoux; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs.
   Mais pour les respects naturels, qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles, et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
   Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles. M. N*** est un plus grand géomètre que moi; en cette qualité il veut passer devant moi? je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle, elle demande une préférence d'estime, les hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui, et l'estimerai plus que moi en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde. »                               Pascal, Trois discours sur la condition des Grands.

 

Questions:

 

1) Explicitez le sens de la distinction entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d'établissement.

 

2) Expliquez:  « Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre.» Pointez le paradoxe. Qu'est-ce qui justifie le propos de Pascal?

 

3) Quel usage Pascal fait-il de la notion de justice et d'injustice? Utilisez le commentaire du texte du philosophe portant sur les trois ordres pour approfondir votre réponse.

 

 

Correction:

 

Qu'est-ce que les hommes reconnaissent comme des grandeurs (thème) ou des valeurs ? (Question)

 

 
 La thèse de Pascal consiste à dire qu'il y a deux ordres de grandeurs, la première partie s'efforçant de déterminer la nature de ce qu'il appelle des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Il va de soi que ces différentes grandeurs appellent différents types de respect. Aux grandeurs d'établissement, respect d'établissement ; aux grandeurs naturelles, respect naturel. Telle est la thèse qui a rendu Pascal célèbre.
 
 Mais ce n'est là que le premier niveau de la problématique du texte, le plus simple. Ce qui est beaucoup plus subtil est le jugement formulé à propos des respects d'établissement. Ils doivent, apprend-on, « être néanmoins accompagnés selon la raison d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». Ou bien : « C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs ».Voilà qui a de quoi surprendre. N'est-il pas contradictoire de fonder en raison, ce qui a été préalablement analysé comme une simple convention, expression de la fantaisie et de l'arbitraire humains ? Peut-on à la fois disjoindre radicalement un ordre naturel et un ordre conventionnel au point de récuser toute prétention à fonder naturellement l'établissement humain et légitimer celui-ci comme juste selon la raison ?
  L'élucidation de ce paradoxe constitue le point le plus important de ce texte où Pascal livre sa conception, proprement tragique de l'ordre politique.

 

 I)                   Les deux sortes de grandeurs.
 
 
 Distinguer des grandeurs ou des ordres ; Pascal est coutumier de ce souci. On se souvient de la distinction des trois ordres. Ici, la distinction ne s'opère pas au sein de la nature, entre les corps et les esprits, ou entre la nature et la surnature c'est-à-dire entre les deux premiers ordres de l'extériorité et de l'intériorité et l'ordre de la supériorité. Elle s'opère entre ce qui est par nature, comme disaient les sophistes et ce qui est par convention, L'objet auquel s'applique cette distinction est ce que Pascal appelle les grandeurs. Il faut comprendre sous cette dénomination, ce que les hommes reconnaissent comme une valeur, une supériorité ou une dignité.
 
 
        1°) Les grandeurs conventionnelles.
 
 
 Ce sont toutes celles que les hommes sont convenus, par des accords tacites ou explicites, d'instituer comme telles. Une convention est en effet ce qui découle de la décision humaine. Toute institution, tout établissement humain, met en jeu des conventions. Or, l'observation des faits le montre, les conventions ont la relativité des appréciations humaines. Ce que précise le texte au moyen d'exemples. En France, au 17° siècle on confère une supériorité aux nobles, c'est-à-dire aux descendants des conquérants germains, en Suisse à la même époque on honore les roturiers. Ici on donne un privilège à l'aîné, là au cadet. Pascal souligne le caractère contingent et arbitraire des hiérarchies sociales.  « C'est ainsi » mais cela pourrait être autrement. La distinction entre ce qu'une société honore et ce qu'elle méprise n'a pas de fondement naturel. « La chose était indifférente avant l'établissement ». C'est la volonté des hommes qui décide ici, d'instituer le droit d'aînesse, ailleurs le droit du cadet. En nature, il n'y a pas plus de raison d'affirmer le privilège de l'un que celui de l'autre. Ce sont là des conventions propres à chaque peuple.
 
 Pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté sur ce point, Pascal se fait explicite. Qu'est-ce qui est au principe de  ces conventions ? La réponse : « Parce qu'il a plu aux hommes » révèle qu'elles n'ont  pas d'autre justification que le bon plaisir des peuples. Avec la notion de plaisir le philosophe enracine les institutions dans la sphère des désirs ou dans son langage, des concupiscences et dans la toute puissance de l'imagination. On ne peut pointer davantage l'arbitraire et la relativité des établissements humains et donc des lois, et donc de la justice. Avant la convention qui décide de ces déterminations il n'y a ni juste, ni injuste. Mais dès que la convention a force de loi, le juste s'identifie au respect de la légalité, l'injuste à l'illégalité. Le texte donne une première explication de cette nécessité politique en faisant référence au trouble public (Cf. troubler). On comprend que l'enjeu des conventions est d'assurer l'ordre public et seuls des accords communément consentis peuvent cohérer des sociétés humaines. L'important n'est pas la rationalité de l'accord, c'est sa capacité à promouvoir l'ordre social. De ce point de vue, il faut appeler injuste ce qui menace la stabilité des institutions, ce qui est facteur de désordre c'est-à-dire de violence.
 
 
      2°) Les grandeurs naturelles.
 
 
 Naturelles se comprend par opposition à conventionnelles. En droit, ce qui est fondé en nature est ce qui est fondé en raison. Ce qui est par nature est indépendant de la relativité et de l'arbitraire humains. Dans une perspective rationaliste, seule une raison affranchie du préjugé peut en saisir la nécessité propre et l'universalité. Par exemple, la vertu de sagesse est une valeur dans l'absolu, non relativement à la fantaisie des peuples. Elle est ce qu'elle est par détermination objective non par appréciation fantaisiste.
 Le texte parle de « qualités réelles et effectives ». Réel s'oppose à fictif. Le fictif n'existe que dans l'imagination des hommes et n'a pas d'effectivité. On entend par « effectivité » la capacité de produire des effets, de s'attester concrètement. La force peut soulever des haltères, la faiblesse ne le peut pas. Le courage peut triompher du danger, la lâcheté en est bien incapable. Les supériorités naturelles sont en soi des supériorités et devraient donc être reconnues par tout esprit normalement constitué.
 
 
    3°) Les deux genres de respect relatifs aux deux genres de grandeurs.
 
 
 Ces deux sortes de grandeurs fondent des devoirs différents. Un devoir ou une obligation c'est ce à quoi on est tenu en vertu d'une loi. Qu'il s'agisse des grandeurs conventionnelles ou des grandeurs naturelles, on est tenu au respect car toute dignité oblige.  Mais ce respect n'est pas de même nature dans les deux cas.
 Aux grandeurs d'établissement respect d'établissement  dit Pascal. Que faut-il entendre par là ? Que tout ordre social implique des règles de civilité relatives aux hiérarchies instituées. L'usage veut qu'on parle aux rois à genoux, qu'on se tienne debout dans la chambre des princes. On peut transposer ces exemples dans les usages de notre époque. La politesse et le respect dus à la fonction veulent qu'au tribunal on se lève lorsque les magistrats pénètrent dans le prétoire, qu'on ne parle pas à un ministre, un préfet ou à un professeur comme à un copain ou à un chien. Ce sont là des « cérémonies extérieures » entendons une manière de se conduire où l'essentiel consiste dans la conformité extérieure de l'attitude à la règle sociale. Les marques conventionnelles de respect (on témoigne d'une certaine réserve, on s'incline, on s'incommode dit Pascal) n'impliquent pas le consentement intérieur de l'âme qui est au contraire le propre du respect éprouvé à l'endroit des grandeurs naturelles. Celles-ci forcent l'estime, l'admiration. Elles suscitent des sentiments or les sentiments ne se commandent pas par décret. Ils ont une spontanéité témoignant qu'en présence de certaines valeurs, la sensibilité réagit d'une certaine manière. Ce qui est identifié comme une supériorité naturelle suscite une espèce de retenue, de déférence. On se sent enclin à témoigner des égards à la vertu, à l'intelligence, à leur rendre hommage fût-ce dans le silence et le secret de l'intériorité. Il n'y a que les grandeurs naturelles qui soient ainsi capables de s'imposer à la raison et à la sensibilité et de les disposer intérieurement à la reconnaissance de leur valeur. « Nous ne devons les respects naturels qu'aux grandeurs naturelles » écrit Pascal.
 La perspective est ici morale. Pascal ne dit pas que les hommes éprouvent naturellement du respect pour les grandeurs naturelles. Ce serait méconnaître la subversion de la raison par l'imagination, la toute puissance du préjugé ou tout simplement la petitesse de certains esprits, que cela soit dû à l'absence d'éducation ou à autre chose. L'expérience montre en effet qu'un Hitler ou un Staline ont suscité le respect alors qu'un Jésus a dû essuyer les quolibets de la foule. Un caïd est admiré dans certains espaces alors qu'un honnête jeune homme peut être moqué. Un professeur fort savant peut être chahuté par des élèves n'ayant pas l'intelligence nécessaire à la compréhension de leur propre infériorité à l'endroit de la supériorité qui est en face d'eux. Rien n'est plus difficile que de savoir identifier les vraies valeurs. On se souvient que Descartes en fait le privilège des âmes bien nées. Pascal n'ignore pas le problème. En se référant à un ordre naturel de valeurs, il veut simplement conduire le prince auquel il s'adresse à ne pas confondre les hiérarchies sociales avec les hiérarchies naturelles. Il lui rappelle que dans son for intérieur tout homme, fût-il le plus misérable socialement, est une citadelle inexpugnable. Nul ne peut être contraint à juger estimable ce qui ne l'est pas. La liberté intellectuelle et morale est inaliénable.
 « Il n'est pas nécessaire parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai pas les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice, car en vous rendant les devoirs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerai pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit ».
 
 
 II)                Elucidation du paradoxe.
 
 
   1°) Enoncé du paradoxe.
 
 
« Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons les respects d'établissement c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être accompagnées, selon la raison d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de la sorte ».
 Etonnante affirmation pouvant paraître scandaleuse. Pourquoi ? Parce qu'un ordre conventionnel, explicitement analysé par l'auteur comme ordre arbitraire, ne pouvant se prévaloir d'un fondement plus solide que le bon plaisir ou l'imaginaire des peuples n'a, nous semble-t-il, aucun titre du point de vue de la raison, à être reconnu juste. Qu'il faille se conformer aux normes sociales, soit, qu'il faille de surcroît  reconnaître la justice d'un système normatif arbitraire c'en est trop. Juste en effet, ce qui peut être justifié moralement et pas seulement ce qui a été décrété tel. Nous pensons donc que seul un ordre conventionnel respectueux de la loi intérieure de l'esprit peut prétendre au consentement intérieur de la raison. En termes classiques, nous considérons que le droit positif doit se fonder sur le droit naturel pour avoir une légitimité et seule cette légitimité mérite d'être cautionnée rationnellement.
 Il est donc paradoxal de dire à la fois qu'un ordre est arbitraire et fantaisiste et qu'il  est juste selon la raison. Soit un ordre est arbitraire et on signifie qu'il n'est pas justifiable en raison, soit il est justifiable rationnellement et il est contradictoire de le décrire comme arbitraire ou fantaisiste.
 
 
   2°) Justification du paradoxe : la confusion des ordres.
 
 
  En droit en effet la justice est ce qui est fondé en raison et il ne s'agit pas de croire que Pascal n'assentirait pas à ces propos. Il le dit explicitement en affirmant que seules les grandeurs naturelles peuvent inspirer un respect naturel. Il s'ensuit que s'il était possible de construire un ordre social sur des fondements naturels ou rationnels, ce ne serait pas Pascal qui s'en plaindrait. Mais voilà, toute l'originalité de notre philosophe, consiste à établir que cette espérance n'est qu'une vaine illusion voire une insupportable prétention.
 Une telle espérance revient à méconnaître d'une part l'impuissance naturelle de la raison humaine à se faire une idée juste de la justice, d'autre part l'hétérogénéité des ordres, ce qui conduit à faire preuve d'injustice au sens que Pascal donne à la notion. L'injustice consiste toujours à exiger d'un ordre des vertus n'ayant d'effectivité que dans un autre. Par exemple, il est injuste de demander aux gens de chair de s'incliner devant la supériorité intellectuelle comme il est injuste de demander aux gens d'esprit qu'ils reconnaissent l'autorité de la force. Subordonner la légitimation de l'ordre politique à la rectitude morale relève de la même erreur. (Pascal ne dit pas erreur, il dit tyrannie, injustice ou ridicule). Il y a une justice interne à chaque ordre qu'il serait injuste de ne pas reconnaître rationnellement.
 La question qu'il nous faut donc élucider est la suivante : Quelle est la justice inhérente à l'ordre politique qui, tout arbitraire qu'il soit, doit être « selon la raison » reconnue comme juste ?
 A ce niveau de l'analyse il faut bien admettre que Pascal fait un usage problématique de l'expression « selon la raison » car son analyse du politique ne se déploie pas sur des présupposés purement rationalistes. Au contraire, elle ne prend sens que sur fond de sa critique radicale de la raison dont le procès est instruit sur des présupposés théologiques.
 
 
a)      Figures de la corruption de notre nature : la souveraineté de l'ordre naturel.
 
 
 Le thème donnant sens au propos pascalien est celui de la corruption de notre nature. L'homme a perdu la perfection originelle. Sa nature est une nature déchue, corrompue par le péché. Les deux ordres naturels, aussi bien celui de l'esprit que celui des corps participent de cette déchéance. Or l'ordre politique, c'est-à-dire la nécessité d'un pouvoir pour régler l'usage de la force et lier les hommes selon des lois, déploie son effectivité dans les deux premiers ordres. Il s'ensuit qu'il doit être assigné à la condition postlapsaire de l'homme et que la politique est étrangère à l'économie de la grâce. Sa naturalité relevant de la nature de l'homme pécheur, il est vain de lui demander d'être fondée sur l'exigence transcendante de justice. Seule une nature rénovée par la grâce peut avoir le sens de la véritable justice mais il y a là quelque chose de surnaturel (Cf. l'ordre de la charité ou de la supériorité). La justice est la vertu de la cité de Dieu et au regard de la cité de Dieu la cité des hommes ne peut être qu'une figure de désordre et d'injustice.
 Mais l'ordre politique qui est une figure de désordre et d'injustice selon l'ordre de la grâce revêt dans l'ordre de la nature corrompue, une légitimité correspondant à sa nécessité. Signe de l'état de chute et de corruption, il est justifié, quels que soient ses visages historiques, par le fait qu'il maîtrise en partie les effets du péché l'ayant rendu nécessaire.
 
 Il y a donc une double fonction de la doctrine des ordres : une fonction critique et une fonction de légitimation. Le juste interne à l'ordre politique, ordre conventionnel, ne se mesure pas à l'aune d'une grandeur surnaturelle mais à sa véritable fin consistant à satisfaire les désirs et les intérêts des hommes et d'abord cet intérêt majeur qui est de les protéger de leur violence réciproque. Les rois, les ministres, les assemblées sont par nature des grands de chair. Ce sont des rois de concupiscence. Ils ont à remplir les fonctions de cet ordre, la première étant de nous sauver du pire des maux à savoir de la guerre de tous contre tous. Nous devons leur rendre cette justice.
 
 « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d'une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut faire mieux, car la guerre civile est le plus grand des maux » B.328. (On peut lire aussi la pensée B325).
 
 Ce propos donne la mesure du tragique pascalien. Il donne sa substance au thème de la corruption de notre nature, thème constituant, rappelons le, le site d'où parle Pascal. Il faut reconnaître une justice des conventions sociales même s'il convient de le faire avec ce que Pascal appelle « la pensée de derrière » c'est-à-dire avec ce recul permettant de ne pas confondre les ordres et donc de « ne pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte ».
 
 
b)      L'impuissance de la raison humaine à déterminer adéquatement les valeurs.
 
 
 C'est que  la raison humaine est impuissante à dire le vrai, le bien ou le juste.
 De sa perfection première, l'homme a gardé la trace en creux de l'idée de justice, ce qui le conduit à dénoncer l'injustice mais cette trace est une place vide. « Encore qu'on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l'est pas » dit Pascal. D'où les disputes incessantes entre les hommes et la nécessité de se mettre d'accord pour garantir la paix. Ici on décidera que celui qui mettra tout le monde d'accord est le fils aîné du roi, là que c'est l'avis d'une majorité. La justice de l'accord n'est pas sa conformité à la vraie justice, c'est la paix qu'il assure. Que cet accord se réalise sur le principe démocratique de la majorité ou sur le principe monarchique de la souveraineté de droit divin peu importe. Dans tous les cas les hommes s'entendent sur des principes conventionnels qui sont des principes corrompus. Il n'y a pas de salut dans la sphère du politique. Mais celle-ci est incontournable pour contenir les effets de notre déraison. Voilà pourquoi Pascal conseille au prince de laisser croire au peuple que les règles assurant l'ordre public sont justes. Cette illusion est vectrice d'obéissance et l'obéissance est absolument nécessaire. Dévoiler l'illusion serait sans gain pour la vraie justice et calamiteux pour la paix civile. Ce ne serait pas charité, ce serait haine. « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non pas parce qu'ils sont justes mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela, et ce que c'est précisément que la définition de la justice » Pensée. B.326.
 
 
c)      La subversion de la raison par l'imagination.
 
 
 Ce thème de l'impuissance de la raison humaine à déterminer positivement le juste s'articule à celui de la subversion de la raison par l'imagination, autre figure de la corruption de notre nature.
 Bien avant la célèbre analyse de Rousseau dans le Contrat Social Pascal montre que la justice étant sujette à dispute, on n'a pu faire que la justice soit forte. Mais comme un ordre est absolument nécessaire, on a fait en sorte que « la force soit juste ». Cette supercherie est l'œuvre de l'imagination.
 
 « Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité, car il faut qu'il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelque uns le pouvant.
 Figurons nous donc qu'ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu'enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains leur succédera comme il leur plaît : les uns la remettront à l'élection des peuples, les autres à la succession de naissance etc.
 Et c'est là où l'imagination commence à jouer son rôle. Jusque là la pure force l'a fait : ici c'est la force qui se tient par l'imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
 Or ces cordes qui attachent donc les respects à tel ou tel en particulier sont des cordes d'imagination » Pensée. B. 304.
 
 Cette capacité de l'imagination à subvertir la raison et à imposer la force en la parant du prestige du droit, pointe l'étendue de la corruption de notre nature. Car l'imagination est l'activité de l'esprit au service des diverses concupiscences oeuvrant dans la nature humaine. Il s'ensuit qu'elle ressortit de l'ordre de la chair. Sa fonction est de satisfaire les appétits de pouvoir, de richesse, de gloire, de vanité, appétits ambigus car s'il n'y a pas lieu d'en être fier, ils sont néanmoins le ressort du dynamisme de la vie. « Les enfants de Port Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire tombent dans la nonchalance » reconnaît la pensée B.151. Mais enfin ce sont bien ces appétits qui nous expulsent de la surnature. Ils conduisent chacun à se penser comme centre et là est le principe du péché. «  Quel dérèglement de jugement, par lequel il n'y a personne qui ne se mette au dessus de tout le reste du monde, et qui n'aime mieux son propre bien et la durée de son bonheur et de sa vie, que celle de tout le reste du monde » B.456.
 
 Par cette propension à se faire le centre de tout, les hommes ne peuvent donc prétendre vivre dans la justice. Il faudrait pour cela, ce qui est proprement impossible se dépouiller de toute volonté particulière, n'aspirer à aucun bien qui ne puisse être partagé par tous. Il faudrait préférer au bien individuel le bien de l'ensemble, ce qui en toute rigueur est une subversion de l'ordre naturel des choses. Seule la grâce peut rendre possible la capacité de l'inférieur à s'élever au supérieur. Autant dire que ce salut s'effectue hors du politique. C'est le miracle de la foi condamnant en ce monde à la tragédie de la Croix.
 
 
 
Conclusion :
 
« Rêver d'un ordre qui serait humainement faisable et qui ne serait point un désordre, c'est tout mélanger, c'est prendre les hommes pour des dieux ou pour des anges ; c'est l'erreur des philosophes. Il faut donc savoir que l'ordre n'est qu'apparent et que c'est un véritable désordre, mais il faut faire comme si ce désordre était un ordre véritable ; la plupart des hommes ne sont pas capables de cette doctrine et il faut leur présenter le désordre réel comme un ordre réel. Car ils ne peuvent y obéir et s'y soumettre que s'ils croient que c'est un ordre réel et que les principes en sont justes. Pascal est donc d'une certaine manière l'exact envers de Rousseau. Tous deux voient dans l'ordre social tel qu'il existe réellement une apparence qui cache un véritable désordre ; tous deux voient dans la prétendue union civile une forme souveraine d'opposition et de désunion ; tous deux voient dans la paix à laquelle tous aspirent une forme de guerre de tous contre tous. Mais là où Rousseau imagine que l'homme pourrait guérir de son péché et s'ordonner en fonction du tout, passant ainsi d'un ordre apparent à un ordre réel, Pascal sait que, parce que l'homme est pécheur, il n'y a pas d'ordre plus réel que l'ordre apparent, pas d'union plus étroite que celle qui nous lie en nous opposant, pas de paix plus vraie que celle qui a la forme d'une guerre secrète » Jean-Fabien Spitz, Apparence et fausseté : la double nature de l'ordre politique chez Pascal, Revue internationale de philosophie, n° 199, mars 1997.
 

 

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14 Réponses à “Deuxième discours sur la condition des Grands. Grandeurs naturelles, grandeurs d’établissement. Pascal.”

  1. Gauthier N dit :

    Bonjour madame,
    Tout d’abord, bravo pour ce site qui est excellent et que je recommande à la plupart de mes amis.
    J’ai une question qui porte sur le deuxième discours sur la condition des grands de Pascal: malgré la précision pour « juliette » (7 juillet 2010 commentaire), bien que je comprenne le paradoxe, de quoi il s’agit, je ne comprends pas comment l’analyse pascalienne permet de l’élucider…
    Merci d’avance et encore bravo.

  2. Simone MANON dit :

    Bonsoir Gauthier
    Comment voulez-vous que je vous fasse comprendre en quelques lignes, ce qu’une explication détaillée ne vous a pas permis de comprendre?
    Je ne vois pas l’intérêt de répéter les idées. Efforcez-vous de relire la partie II. Elle montre que la justice de l’ordre politique qui est un ordre conventionnel ne s’apprécie pas du point de vue d’une loi morale que la corruption de l’homme l’empêche de saisir dans sa pureté mais du point de vue de la nécessité à laquelle il obéit et des fins auxquelles il est subordonné: satisfaire les désirs et les intérêts mondains d’une humanité déchue, assurer la paix civile.
    Bien à vous.

  3. Gauthier N dit :

    Merci beaucoup 😀

  4. Caroline dit :

    Où est la correction de la question III) ?

  5. Simone MANON dit :

    Question IV) : Quelles sont les règles élémentaires de la politesse?
    Réponse? Peut-être serez-vous capable de trouver en vous la correction de cette question?

  6. aurelie dit :

    bonjour,

    je constate que vous n’avez pas changé!

    bonne soirée

    aurélie

  7. Maya dit :

    Bonjour,
    Pourriez vous m’aider à elucider le problème de justice et d’injustice que Pascal évoque dans ce deuxieme discours ?
    Dans ce texte j’ai compris les differences entre les grandeurs. Cependant seule la notion d’injustice me paraît etre présente. Quant est-il de la justice ?
    Merci d’avance

  8. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Non, vous avez tort de dire qu’il n’est question que d’injustice dans ce texte. il vous suffit de le relire pour voir que l’auteur parle aussi beaucoup de justice.
    Le commentaire est explicite sur ce qu’il faut entendre par là. Il vous suffit de vous donner la peine de l’étudier.
    PS: Qu’en est-il et non quant est-il.
    Bien à vous.

  9. Mélina dit :

    Bonjour,
    Pouvez-vous m’aider à comprendre la phrase  » C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs. » ?
    Merci d’avance.
    Cordialement, Mélina.

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il me semble que la signification est clairement explicitée dans le commentaire! Il vous suffit de l’étudier sérieusement.
    Bon travail.

  11. Walter dit :

    Chère Collègue

    Encore merci pour votre site qui prémâche le travail à tous les lycéens et qui empêche beaucoup de vos collègues de donner certains textes à expliquer, parce qu’on sait tous très bien où ils iront chercher leur « inspiration ». C’est très intelligent de votre part. Encore merci.

  12. Simone MANON dit :

    Cher collègue
    Je n’ai rien à répondre si ce n’est que je ne vois pas la différence entre nos bibliothèques d’antan et les bases de données du web aujourd’hui.
    Nous avons toujours exploité les commentaires des professeurs pour comprendre nous-mêmes et nous avons toujours dû faire la différence entre plagier et s’approprier par son propre effort des significations.
    Quant aux devoirs, j’ai déjà suffisamment souligné que seuls les devoirs faits en classe, par des élèves privés de leur téléphone portable méritent d’être notés.
    Bien à vous.

  13. julien dit :

    Bonjour,
    Ce n’est non pas un « respect d’établissement » que je vous adresse, car celui-ci va de soi et s’exprime de ce fait aisément, mais bien un « respect naturel », celui qui, à vous lire, se reconnait et s’impose de l’intérieur chez ceux qui s’attachent laborieusement à bien penser. Et c’est bien parce que l’estime à l’égard de votre travail s’impose à moi que j’écris librement ces quelques mots.
    Merci

  14. Simone MANON dit :

    Merci pour ce sympathique message.
    Bien à vous.

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