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Désir et passion.

Hans Hartung. affiche 1951.

  

  

 

  Comme le désir s’étaie sur le besoin, la passion s’étaie sur le désir. 

 

  Descartes pense sous le nom de « passions de l’âme » l’ensemble de la vie affective puisqu’un affect implique une passivité de l’âme. Un désir, un sentiment, une passion sont des modifications de la sensibilité sous l’effet de ce qui agit sur elle.

  Néanmoins on appelle plus spécifiquement passion, une modalité d’expression particulière du désir. Tandis que les désirs sont multiples et divers dans une vie, la passion implique une unification des désirs.

  Définition : Une passion est un désir dominant, exclusif, suffisamment puissant pour envahir toute la vie de l’esprit et polariser une existence sur un seul objet. En dehors de l’intérêt porté à l’objet passionnel plus rien n’importe. Tout l’univers du passionné converge vers un unique pôle qui le fascine.

 PB : Qu’est-ce qui confère à l’objet sa souveraine puissance ?

  Il semble bien que ce soit son caractère inaccessible. Si la tendance naturelle des désirs est de chercher la satisfaction, le propre du désir passion est de la rendre impossible. Et sa merveilleuse puissance trouve dans cette impossibilité le secret de sa force. Si l’objet de la passion pouvait être possédé, la passion s’évanouirait. Elle se maintient par la distance irréductible séparant le désir de son objet. Le désirable creuse sans fin le désir, l’exaspère et ne fait flamber le désir sous forme passionnelle qu’autant qu’il se refuse. C’est dire que l’obstacle lui est consubstantiel.

  Exemples : C’est Juliette que Roméo aime, mais les Montaigu et les Capulet sont des ennemis irréductibles. C’est Yseult que Tristan aime, mais c’est la femme de son oncle, le roi Marc. C’est Hippolyte que Phèdre aime, mais c’est le fils de son mari. C’est la perfection de l’oeuvre d’art que Modigliani aime mais la perfection est au-delà de toute réalisation. C’est Dieu que Sainte Thérèse D’Avila aime mais on ne peut pas tenir Dieu dans ses bras. C’est la performance limite qu’aime le sportif de l’extrême, mais il y a toujours une limite au-delà de la limite etc.

   Etonnante expérience que ce vécu où la ferveur se joint à la plus profonde douleur. Impossible de penser à autre chose. On a l’impression que le passionné est sous la domination d’une force dont il dit souvent qu’elle est « plus forte que lui ». Au diable la ruine d’une famille, le déshonneur, il faut aller jouer. « Il y a du supplice dans la passion, le mot l’indique » remarque Alain (Les arts et les dieux). Le thème du philtre d’amour, dans Tristan et Iseut, symbolise cette idée d’une possession, d’un charme opérant sur un sujet pour lui ôter sa liberté. Poids du destin, d’une faute à expier dans la tragédie grecque, d’un désir inconscient pour la psychanalyse, la passion rime avec aliénation même si ce n’est jamais sans mauvaise foi qu’un homme peut prétendre être dépouillé de sa liberté. Oreste incarne cette ambiguïté de la passion dans Andromaque (Racine). Il incrimine la fatalité, la vengeance des dieux dont il se dit la victime mais il avoue aussi son consentement intime à tout ce qui arrive : «  je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ».

 

  PB : Quel est le sens de l’expérience passionnelle ? Qu’aime-t-on vraiment lorsqu’on aime passionnément ? Est-ce l’objet de la passion ou bien cet objet n’est-il qu’un moyen permettant au désir de se poursuivre lui-même comme une fin ?

  L’idéalisation de l’objet dans l’amour-passion (Cf. Stendhal et sa description du phénomène de cristallisation), sa tendance à fonctionner comme le symbole de l’ailleurs, de l’absolu inclinent à penser que l’amour-passion est un amour abstrait (à distinguer du sentiment d’amour). Il ne porte pas sur un être réel mais sur un être construit dans l’imaginaire. Jouhandeau a dit cela dans Chronique d’une passion : « On ne « voit » pas ce qu’on aime, on « voit » autre chose ou quelqu’un d’autre qu’on est seul à « voir »…mais que tout d’un coup, on cesse d’être aveuglé par cette lumière intérieure, par cette propre lumière qu’on projette sur l’autre, qui l’embrase et qui le transfigure » et le charme s’évanouit.

  Alors qu’aime-t-on vraiment si ce n’est pas l’objet d’amour ? Il semble bien qu’il faille répondre avec St Augustin : « Amabam amare ». Ce que nous aimons, c’est aimer. Proust le confirme : « Les maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont jamais coïncidé avec mon amour pour elles…elles avaient plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme qu’elles n’en étaient l’image ». Et dans son beau livre L’amour et l’Occident, Denis de Rougemont écrit : « Tristan et Iseut ne s’aiment pas…ce qu’ils aiment c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu qu’est la mort ».

  S’il en est ainsi, il faut voir dans la passion une sorte de ruse du désir qui poursuit sa propre intensité comme une fin en soi et qui sait bien que sa condition de possibilité réside dans son ascèse.

 

  Si, en revanche, on est sensible à la souffrance, à l’agonie de la vie, constitutives de cette expérience, on peut se demander si la passion ne révèle pas éros comme un refus de la vie. Tout se passe comme si le désir vivait de désirer sa propre suppression dans l’accomplissement absolu or le vrai nom de cette jouissance parfaite, c’est la mort. De fait, les grandes passions sont toujours des histoires d’amour et de mort. La passion du Christ, celle de Roméo et Juliette, de Tristan et d’Iseut pour ne citer que les monuments du genre. S’agit-il de comprendre que la vérité secrète d’Eros est Thanatos ?