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Désir et besoin.

   G. Morandi.
 
 
  Ex: J’ai besoin de boire pour étancher ma soif, mais que je boive un jus de fruit plutôt que de l’eau, cela relève du désir non du besoin.
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   Définitions : Le besoin, c’est la tendance sortant de sa latence et demandant impérativement à être satisfaite. Le désir, c’est la tendance accompagnée de la conscience de l’objet propre à la satisfaire. 

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1)      Nécessité d’un côté, contingence et superflu de l’autre.

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  L’idée de besoin connote celle de nécessité. Avec le besoin on est dans l’ordre de la nécessité vitale. On peut mourir de ne pas boire ou manger. Tout organisme vit d’échange avec son milieu, il n’est pas autosuffisant.

  Les besoins dessinent le champ de la dépendance. Ils doivent être impérativement satisfaits au risque de compromettre l’équilibre de la vie ou la survie. Il s’ensuit que tout homme vivant sous la tyrannie du besoin fait l’expérience de la servitude non celle de la liberté. Il est aliéné matériellement et ne peut pas affirmer son être sous une forme proprement humaine. Voilà pourquoi les activités utilitaires sont pensées par les Grecs comme des activités serviles.

  C’est le désir qui ouvre un espace de liberté or le désir est un luxe que ne peut se permettre celui dont les besoins élémentaires ne sont pas comblés. L’ordre spécifiquement humain commence donc avec cette possibilité de se projeter vers des fins excédant le seul entretien de la vie. L’humanité est liée à la poésie du luxe non à la trivialité du nécessaire. Contrairement à un jugement superficiel le travail lui-même est, en grande partie, déterminé par le désir. S’il s’agissait simplement de satisfaire des besoins, nous n’aurions pas besoin de tant travailler.

  Le désir fait intervenir la conscience, la représentation, l’imaginaire. Désirer c’est tendre vers un objet que je me représente comme promesse de plaisir. Par la conscience, l’homme s’arrache aux limites que la nécessité biologique assigne à son existence, il s’exprime dans sa dimension proprement spirituelle et il met le monde en chantier pour inscrire dans l’extériorité ce qu’il est intérieurement. Le désir a ainsi une contingence qui est le signe de la liberté humaine, ce qui le rejette du côté du superflu. Si l’animal a des besoins, l’homme a des désirs.

  « La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas  une création du besoin » Bachelard. La psychanalyse du feu. 1949.

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2)      Naturalité du besoin; spiritualité du désir.

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  Il y a un caractère naturel du besoin, ce qui tient à sa source corporelle. Il a par là une innocence. (L’innocence est le caractère de ce qui est étranger au mal).On ne reproche pas à un homme de satisfaire ses besoins et on a scrupule à condamner moralement un homme commettant un délit (par exemple un vol) sous la pression d’un besoin impérieux. Le cas de force majeure est, en droit, un motif d’atténuation de la responsabilité.

  Les désirs, en revanche, n’ont pas cette innocence. Nous distinguons des bons et des mauvais désirs, nous parlons de perversité. C’est que le désir met en jeu la conscience par où l’existence s’expose au jugement moral.

  En ce sens le désir est plus du côté de l’esprit et comme la dimension spirituelle de l’homme ne se développe que dans un milieu culturel, le désir est plus du côté de la culture que de la nature. Nos désirs sont tributaires des significations collectives, des valorisations culturelles. L’intériorisation des interdits intervient dans la projection d’un sujet vers tel ou tel objet (Ex : un non musulman peut saliver à la représentation d’un bon morceau de jambon cru alors que le musulman ressentira du dégoût. Tel manteau de fourrure fera rêver une femme alors qu’il répugnera à une autre, qui est membre d’une ligue de protection des animaux).

  Il y a peut-être même un rapport intime du désir et de l’interdit. Tel objet suscite le désir précisément parce que c’est un objet interdit.

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3)      Limitation du besoin car son objet est déterminé par la nature ; illimitation possible du désir car son objet est indéterminé.

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  La dimension naturelle du besoin fonde sa facilité à être satisfait. Son objet est déterminé par la nature et on ne peut pas plus manger que ne le permet l’estomac. Les besoins sont donc limités par nature. Vient un moment où il dit « ça suffit ». Le désir a, au contraire, tendance à demander toujours plus.  C’est que l’objet du désir n’est pas déterminé par la nature. Il n’est pas définissable en terme d’objectivité car il est une visée imaginative. L’objet du désir est construit dans l’imaginaire comme source de plaisir. C’est un objet fantasmé, halluciné.

  Il s’ensuit que si le besoin a un niveau fini d’exigence, le désir peut prendre la dimension infinie qu’on lui voit revêtir, par exemple, dans le désir passionnel. En s’illimitant, il expose la vie à l’insatisfaction permanente et constitue un des grands ressorts du malheur et de la folie des hommes.

  Il s’ensuit aussi qu’il est impossible de dire rationnellement ce que l’homme désire. Si c’était le cas on pourrait nommer l’objet du désir  et mettre en œuvre les moyens permettant aux hommes d’obtenir ce qu’ils désirent. Si on appelle bonheur « la totalité des satisfactions possibles » (Kant) le bonheur pourrait devenir l’enjeu d’un programme politique.

  Mais comme l’a bien montré Kant le bonheur n’est pas « un idéal de la raison » c’est « un idéal de l’imagination ». L’homme ne sait pas ce qu’il désire et puisque le désir est visée imaginative le bonheur est relatif à la singularité des expériences humaines.

  La matière du concept du bonheur est dépendante de la contingence des situations des uns et des autres et de la variété des caractères. Pour l’homme malade, le bonheur serait de recouvrer la santé, pour celui qui est seul, de rencontrer un compagnon, et lorsque la santé et l’amour sont au rendez-vous c’est autre chose. Le bonheur ne peut pas être une idée rationnelle capable de servir de principe à une politique.

  Voilà pourquoi la politique ne doit pas se tromper sur la nature de ses fins. Celles-ci sont la liberté, la sécurité, la prospérité et la justice. Par là elle peut aménager l’espace social de telle sorte que chacun y trouve des conditions objectives, propices à l’accomplissement de son propre bonheur. Mais cet accomplissement est fondamentalement une affaire d’ordre privé ou personnel. La prétention d’en faire une affaire politique est le ressort de tous les totalitarismes et de la terreur dans la mesure où un groupe se sent autorisé à considérer que sa propre conception du bonheur est universalisable. S’il investit le pouvoir d’Etat, il n’hésite alors pas à l’imposer à la totalité du corps social.

Cf. Réflexion sur l’idée d’un bonheur national brut. [1] 

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  Problématisation : L’opposition désir- besoin n’est-elle pas trop radicale ?   Pourquoi ?

  Parce que l’homme n’est pas un être entièrement naturel. Il est en grande partie culturel. Or Marx a montré qu’en produisant ses conditions d’existence l’homme se produit lui-même. La production ne produit pas seulement un objet pour un sujet, elle produit aussi un sujet pour des objets.

  Manière de dire que nous nous sommes inventé de nombreux besoins. Ceux-ci ne sont pas des besoins naturels, ce sont des besoins artificiels. Par exemple, nous avons besoin d’une voiture pour travailler, besoin d’aller à l’école pour trouver une place dans la société. Ce qui a commencé par être désir peut se transformer en besoin. Il s’ensuit qu’il faut renverser la proposition de départ et comprendre que le besoin humain s’étaie sur le désir.

  Réciproquement nous rejetons du côté du superflu des désirs, au motif qu’ils sont spirituels et que leur privation n’empêche pas de survivre. Certes, mais pourrait-on vraiment vivre sans amour, sans musique, sans spectacles, sans livres ? Pour un homme civilisé il est permis d’en douter. Il s’ensuit qu’il n’est pas illégitime de parler de besoins spirituels et moraux.

  (On parle en général d’exigences spirituelles et morales pour bien les distinguer des besoins corporels ou matériels, mais l’homme n’étant pas un simple animal, les exigences de son esprit sont bien vécues comme des besoins dans la mesure où une vie proprement humaine est autre chose qu’une vie animale comblée.)

 

Cf. Texte de Nicolas Grimaldi à la fin  de l’article suivant pour étayer la distinction du besoin et du désir: https://www.philolog.fr/nicolas-grimaldi-leffervescence-du-vide/#more-3418 [2]