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Descartes et la question du langage.

  Juan Munoz.

 

 « Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.

   Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux. »
                                   Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649 (extrait).
 
« Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui 1es examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion.
  Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée.
   Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différences d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient. »
                                  Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre1646.
 
 
 
Idées principales :
 
 Thème : le langage et la pensée.
 
 Question : Qu’est-ce qui nous autorise à « nous persuader que les animaux sont privés de raison » et réciproquement qu’est-ce qui peut nous assurer « que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a en lui une âme qui a des pensées »?
   Interrogation épineuse car les implications théoriques et pratiques de la thèse qu’elle enveloppe sont immenses. Il ne s’agit de rien moins que :
 
    Descartes ne dissimule pas qu’il y a là sujet à polémiques et il sait qu’il va heurter «  le plus grand de tous les préjugés que nous ayons retenu de notre enfance, (qui) est celui de croire que les bêtes pensent » (Lettre à Morus du 5 février 1649).  C’est pourquoi dans les deux lettres, il fait allusion à Montaigne. Dans l’Apologie de Raymond Sebond, celui-ci disqualifie la prétention des hommes à se croire d’une nature supérieure aux animaux, n’hésitant pas à affirmer qu’il y a parfois plus de distance d’homme à homme que d’homme à bête. Dans la lettre à Morus, Descartes évoque aussi Pythagore, philosophe et mathématicien grec. « Pythagore et Empédocle, ainsi que tous les philosophes italiques, retiennent qu’il y a une communauté non seulement réciproque et vis-à-vis des dieux, mais aussi vis-à-vis des animaux qui n’ont pas le don de la parole. Il y a en effet un seul esprit, comme une âme, répandu dans tout l’univers, et qui nous unifie avec eux. En les tuant et en se nourrissant de leur viande, nous commettrions injustice et impiété, comme si nous tuions des consanguins ; d’où leur exhortation à s’abstenir des êtres animaux et leur affirmation que ces hommes « qui font rougir l’autel avec le chaud sang des bêtes » commettent une injustice » nous apprend Cicéron, De Rep., III, 11, 19.
 
   Ces allusions ont-elles pour fonction de mettre en garde contre un dogmatisme mal venu dans ce domaine ? La réponse ne va pas de soi, car la thèse énoncée dans ces deux lettres constitue le noyau dur de la pensée cartésienne, sa doctrine, et pourtant on est frappé par la prudence du propos, aussi bien dans la lettre à Morus que dans celle au Marquis de Newcastle.
 
Thèse : Elle est énoncée avec d’infinies précautions. Ainsi il ne s’agit que de se « persuader » de quelque chose. La persuasion n’est pas la conviction ferme et assurée car elle ne peut pas s’étayer sur une démonstration contraignante. Elle repose sur une argumentation qui, pour être solide, demeure néanmoins discutable. En témoigne la multiplication des  formules indiquant, non point que Descartes doute de ce qu’il affirme, mais que la certitude en cette matière ne peut pas être fondée sur une évidence. Cf. les expressions : « la principale raison, selon moi », « il est, ce me semble », «  ce qui me semble un fort argument pour prouver que… », « mon opinion, n’est pas si cruelle… »
  
   De fait,  la question de savoir si les animaux ont ou non une raison c’est-à-dire une faculté pensante est délicate. Une telle faculté ne peut être assurée de sa propre existence que par un acte d’intuition intellectuelle, comme l’expérience du cogito l’atteste. Mais il est impossible pour une conscience humaine d’avoir l’intuition d’une autre conscience que la sienne, que celle-ci soit celle d’une autre personne ou d’un animal. Cf. «  Quoique je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu’on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce que l’esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui s’y passe » (Ibid)
   Dès lors, ce n’est que de l’extérieur, en se fondant sur les données de l’observation, qu’on peut être conduit à en inférer ou non l’existence. Il faut donc que quelque chose, dans l’extériorité, puisse apparaître comme le signe, la manifestation d’une intériorité spirituelle. C’est dire qu’il faut interpréter les données empiriques pour se faire une idée sur la question et on comprend qu’il puisse y avoir un conflit des interprétations.
 
   Remarquons que le conflit ne porte pas sur l’idée que la manifestation la plus éloquente de la pensée soit la parole. Nulle difficulté à suivre Descartes lorsqu’il affirme que : « la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps ». Dès qu’un être parle, on sait que cet être participe de la dimension de l’esprit. Si l’expérience du cogito condamne de manière conséquente au solipsisme, l’expérience du dialogue a tôt fait de nous en sortir. Parler avec l’autre, c’est d’emblée savoir qu’il n’y a pas au monde que des objets, des éléments de la matière, il y a d’autres sujets, des personnes avec lesquelles l’acte de parler engage un rapport spirituel et moral. Et Descartes prend soin de préciser que cela vaut aussi bien pour les sourds et muets qui, à défaut de la voix font usage de gestes que pour les fous dont le discours est incohérent. Ce sont tous des sujets parlants parce que ce sont des sujets pensants. « tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête. » écrit Descartes.
 
   Si tout le monde suit Descartes sur la première affirmation, il n’en est pas de même pour les conséquences qu’il en tire. Il existe de nombreuses personnes pour croire que les animaux ont, comme les hommes une pensée, et qu’il y a sens à parler d’un langage animal. Or c’est précisément ce point que la thèse cartésienne récuse.
 
 Questions : Ainsi est-il légitime de considérer que le chien qui manifeste la joie de revoir son maître avec moult jappements et cabrioles exprime une pensée ? Il fait bien usage de signes, mais il ne s’ensuit pas que tout usage de signes soit langage. N’est-il pas nécessaire de distinguer les signes qui se rapportent à la « seule pensée » de ceux qui se rapportent « à un mouvement naturel » ?
 
 Thèse : C’est à cette discrimination que nous convie l’analyse cartésienne. A bien examiner les faits, il apparaît qu’ : « on n’a point cependant observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel » ou que « il ne s’est toutefois trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ».
 Il semble donc bien que la parole, définie comme expression de la pensée, n’appartienne qu’à l’homme. Les hommes parlent parce qu’ils pensent, en revanche il est permis de considérer que les animaux ne pensent pas parce qu’ils ne parlent pas.
     
   Question : Quels sont les arguments propres à étayer cette thèse ? 
 
   L’animal manque d’une perfection apprend-on. Il n’a pas le pouvoir de « nous marquer par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel ».
   L‘argumentation se construit sur la distinction entre des opérations impliquant l’initiative de la pensée et des opérations résultant d’un mécanisme naturel, distinction renvoyant à celle de la substance pensante et de la substance étendue. Faut-il admettre que les conduites animales, et en particulier leurs modes d’expression et de communication supposent l’intervention d’autre chose que des seuls mouvements de la machine organique ? Y a-t-il en eux ce que nous concevons sous l’idée d’une pensée c’est-à-dire une spontanéité, un pouvoir spirituel de juger, d’examiner, de symboliser, d’agir et de se déterminer par l’action de ce pouvoir ou bien tous leurs comportements résultent-ils, comme les mouvements des corps matériels, du déterminisme de la matière, à savoir, selon la formule de Descartes, de la disposition des organes ? Liberté spirituelle, donc activité d’une faculté transcendant les lois de la matière d’un côté, déterminisme matériel, donc passivité de l’autre.
 
   La thèse cartésienne consiste à soutenir que rien dans les conduites animales n’exige de recourir à quelque chose « qui ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière » et qu’il faudrait appeler un esprit.
 
   Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas parmi les animaux d’une même espèce des différences, comme on en observe parmi les hommes. Manière de répondre à Montaigne et de souligner que s’il y a des différences de degré de perfection entre les membres de chaque espèce, homme compris, cela n’exclut pas l’existence d’une différence de nature entre les animaux et les hommes.
  
   Ainsi les animaux sont capables d’opérations très complexes et on peut être émerveillé par la précision de leurs gestes, leur bonne adaptation à leur milieu. Mais s’ils donnent l’impression d’une grande intelligence dans de multiples situations, ce n’est pas la leur, c’est celle de la nature les ayant munis d’un instinct. Ils sont même, comme les hommes, capables d’apprendre. Cependant l’apprentissage ne s’opère pas par l’acquisition mentale de connaissances, il s’opère par des mécanismes réflexes ou par dressage. L’animal est essentiellement un corps, une machine, dit Descartes, pour signifier que son comportement n’exige pas d’admettre qu’il y a en lui une âme. Même si c’est sous une forme très complexe, tous ses mouvements s’effectuent comme les mouvements d’une horloge. Ce sont des mécanismes. Tout se passe comme si certains stimuli déclenchaient un mécanisme, un montage nerveux préétabli, stéréotypé. « Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser » Lettre au marquis de Newcastle. 20/11/1646.
 
    C’est la même chose pour leur mode d’expression et de communication. Ils n’expriment pas des significations mentales, ils ne se communiquent pas des idées. Ni ils ne symbolisent le monde dans lequel ils vivent, ni ils ne dialoguent entre eux. Leurs signes sont déterminés par divers stimuli : besoins vitaux, états sensibles comme la faim, la crainte, la colère, le plaisir et ont pour finalité non la signification mais le déclenchement de certaines actions. Ce sont des signaux, non des symboles.   
   Par exemple, la rencontre d’une source de nourriture déclenche chez l’abeille l’exécution de certaines danses qui déclenchent le mouvement d’autres abeilles. La vue du maître qui nourrit et caresse déclenche chez le chien des manifestations de joie. Le signe animal est de l’ordre de l’impulsion, il est suscité par des stimuli internes ou externes, il n’est jamais la manifestation d’une pensée libre et réfléchie.
 
   Et cela ne tient pas à l’absence d’organes permettant d’exprimer sa pensée. Car les muets qui sont privés de l’usage de la parole trouvent bien le moyen de faire connaître leur pensée en suppléant la voix par le geste. Remarque d’une grande clairvoyance à une époque où les sourds et muets étaient considérés comme des débiles mentaux. Descartes voit bien que ce qui leur manque, ce n’est pas la pensée mais le langage qui leur permettrait de la développer.
 
Il souligne aussi qu’il ne suffit pas de proférer des paroles ou de faire usage de signes pour être à l’étage de la parole. Pour deux raisons :

 

 
 
Conclusion :
 
   Descartes propose trois critères pour définir le langage humain :
 
 
   Reste que le statut de la sensibilité animale fait problème dans le cartésianisme. Dans la lettre à Morus, Descartes précise qu’il ôte aux animaux la pensée mais pas le sentiment ou la vie, « ne la faisant consister que dans la seule chaleur du cœur ». Il suggère donc que la sensibilité comme toutes les opérations du vivant résulte de mécanismes. Mais si l’explication mécanique de la sensibilité animale est possible, pourquoi ne le serait-elle pas aussi pour la sensibilité humaine et pourquoi pas pour la pensée aussi, comme le tentent aujourd’hui les neurosciences ?  
   Il y a là un vrai problème car le philosophe nous a appris que pour qu’il y ait sensation, il faut un sujet de la sensation, pour qu’il y ait passion, il faut un dualisme de l’âme et du corps. Comment comprendre que ce qui vaut pour l’expérience humaine ne vaille pas pour l’expérience animale? Or Descartes ne discute jamais ce traitement différent qu’il fait des deux formes de sensibilité. Il dit même que nous sommes tenté de conférer la pensée aux animaux et de croire qu’ils parlent parce que la sensibilité, étant dans notre expérience un état de la pensée affectée par le corps ou par une représentation, nous pensons à tort la sensibilité animale sur le modèle de la nôtre. Cf. « Mais en examinant ce qu’il y a de plus probable là-dessus, je ne vois aucune raison qui prouve que les bêtes pensent, si ce n’est qu’ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu’elles ont du sentiment comme nous, et que comme la pensée est enfermée dans le sentiment que nous avons, il faut attribuer au leur une pareille pensée. Or, comme cette raison est à la portée de tout le monde, elle a prévenu tous les esprits dès l’enfance ».
 

 

Cf. Peut-on parler d’un langage animal? [1]

     Le propre de l’homme en question. [2]

     Pourrait-on distinguer un automate fait à la ressemblance d’un homme d’un vrai homme? [3]