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Défuntes civilisations de l'âme. Malraux.

  André Malraux. www.mes-biographies.com/Ecrivain/index_M.html.

 « […] Nous savons tous que nous sommes en face d’une civilisation nouvelle. Encore s’agit-il un peu de savoir à quel degré. C’est Robert Oppenheimer qui, après Einstein, disait: « Si l’on rassemblait tous les chercheurs scientifiques qu’a connus l’humanité depuis qu’elle existe, ils seraient moins nombreux que ceux qui sont vivants ».
   Si les grands Pharaons avaient dû parler à Napoléon, ils auraient parlé de la même chose. Bien sûr, l’armée française était plus étendue que l’armée de Ramsès. Mais c’étaient les mêmes ministres, les mêmes finances, la même guerre. Alors que si Napoléon devait parler sérieusement avec le président des Etats-Unis, ils ne sauraient plus de quoi ils parlent en commun.
   La structure de l’État, la structure de la civilisation a changé d’une façon fondamentale au cours de notre vie, et nous sommes les premiers qui aient vu changer le monde au cours d’une génération. Car même la chute de l’Empire romain avait demandé quatre générations, et même saint Augustin voyait le destin de Rome dans une sorte de brume.
   Non seulement la civilisation nouvelle a détruit les anciennes conditions du travail, mais elle a détruit la structure des anciennes civilisations qui étaient des civilisations de l’âme.
   Elle a remplacé l’âme par l’esprit, et la religion non pas par la métaphysique, mais par la pensée scientifique, la signification de la vie par les lois du monde. Je ne juge pas, et ce serait parfaitement inutile.

   Je reprends ici ce que j’ai dit à l’Université sanscrite de Bénarès. Vous représentez cinq mille ans de culture humaine, mais, en une seule génération, tout a changé. Les lois du monde sont devenues le problème fondamental même pour les esprits religieux.

 Ne nous y trompons pas: la nouvelle civilisation, c’est bien entendu la machine et ce n’est pas, comme on nous le dit en permanence, le matérialisme. L’Amérique ne se croit pas du tout matérialiste, la Russie ne se croit pas matérialiste et elle a raison. La Chine ne se croit pas matérialiste, et elle est prête à mourir pour les valeurs qui sont les siennes. Le problème matérialiste est absolument subordonné.
   L’essentiel est ailleurs, il est dans la présence de la machine qui a changé le rapport de l’homme et du monde.
   D’une part, la machine a créé le temps vide qui n’existait pas et que nous commençons à appeler le loisir. Ici, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous dire tout de suite: «Ne nous laissons pas égarer à l’infini par ce terme absurde ».
   On a commencé par faire un ministère des Sports et Loisirs, et les loisirs peuvent être, en effet, semblables aux sports. Le problème qui se pose n’est en rien l’utilisation d’un temps vide — j’y reviens parce qu’il n’existait pas autrefois —, les grandes civilisations agraires et plus ou moins religieuses n’avaient pas de temps vide: elles avaient des fêtes religieuses.
   Le temps vide, c’est le monde moderne. Mais ce qu’on a appelé le loisir, c’est-à-dire un temps qui doit être rempli par ce qui amuse, est exactement ce qu’il faut pour ne rien comprendre aux problèmes qui se posent à nous. Bien entendu, il convient que les gens s’amusent, et bien entendu que l’on joue ici même ce qui peut amuser tout le monde, nous en serons tous ravis.
 Mais le problème que notre civilisation nous pose n’est pas du tout celui de l’amusement, c’est que jusqu’alors, la signification de la vie était donnée par les grandes religions, et plus tard, par l’espoir que la science remplacerait les grandes religions, alors qu’aujourd’hui il n’y a plus de signification de l’homme et il n’y a plus de signification du monde, et si le mot culture a un sens, il est ce qui répond au visage qu’a dans la glace un être humain quand il y regarde ce qui sera son visage de mort. La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. Et pour le reste, mieux vaut n’en parler qu’à d’autres moments: il y a aussi les entractes.
   La machine, d’autre part, multiplie le rêve. Ici, j’insisterai beaucoup parce que, au nom du matérialisme, on nous a beaucoup dit que la machine était, en somme, le contraire du monde ancien, disons pour simplifier, de l’imaginaire.
   Or, jamais le monde n’a connu des usines de rêve comme les nôtres, jamais le monde n’a connu une pareille puissance d’imaginaire, jamais le monde n’a vu ce déluge d’imbécillité d’une part et, d’autre part, ces choses parfois très hautes qui ont créé cette unité mystérieuse dans laquelle une actrice suédoise jouait Anna Karénine, l’oeuvre d’un génie russe, conduite par un metteur en scène américain, pour faire pleurer des enfants aux Indes et en Chine.
   La puissance de rêve de notre civilisation est absolument sans précédent et voici où se pose le problème que j’ai posé tout à l’heure.
   Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêve ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, le sang et la mort. Or, il se trouve que, aussi bien dans la Chine communiste qu’aux Etats-Unis, on s’est aperçu que la seule chose au monde qui soit aussi puissante que le domaine mystérieux des ténèbres, c’est ce qui a vaincu les ténèbres et ce qui, pour des raisons que nous ignorons, a survécu. En un mot, les seules images aussi puissantes que les images de sang ce sont les images d’immortalité.
   La raison d’être de cette Maison, Mesdames et Messieurs, c’est qu’il est indispensable aujourd’hui que, sur le monde entier, en face des immenses puissances de rêve qui contribuent à écraser les hommes, soit donnée à tous la seule possibilité de combat aussi forte que celle des ténèbres, c’est-à-dire ce que les hommes ont fait depuis toujours.
   Pourquoi y a-t-il une si mystérieuse puissance de ce qui a survécu? A la vérité, nous ne le savons pas. Nous en connaissons bien les résultats — vous allez voir Macbeth ce soir — mais les causes sont assez mystérieuses, tout au plus pourrait-on dire ceci: il y a cent ans, on croyait beaucoup que les hommes étaient plus forts que leurs rêves, autrement dit que c’étaient eux qui faisaient leurs rêves. Et la psychologie des profondeurs nous a montré que ce sont infiniment plus les rêves qui possèdent les hommes et que les grands rêves sont beaucoup plus durables qu’une pauvre vie humaine.
   Dans ces conditions, de même que les éléments organiques ont quelque chose d’apparemment invulnérable, ce qui appartient à l’imaginaire humain dans ce qu’il a de plus haut semble ne pas appartenir en propre à ceux qui l’ont créé et qui sont en face de cet imaginaire, un peu comme un sourcier en face de la source qu’il découvre. Le génie découvre ce qui rôde dans l’âme des hommes et, l’ayant découvert une fois, il advient que, très souvent, il le découvre pour très longtemps.
   Il est extrêmement difficile de savoir pourquoi il y a une telle force dans les paroles d’Antigone, mais nous savons tous que, sur cette scène, lorsque viendra une actrice qui dira à l’homme qui va tuer son personnage « Peu importe les lois des hommes, il y a aussi les lois non écrites »; ce jour-là, lorsqu’elle ajoutera « Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l’amour », cette princesse thébaine aux petits cheveux coupés de Jeanne d’Arc sera pour chacun de vous quelque chose qui est l’une des plus grandes voix chrétiennes, même si le Christ n’avait pas existé.
   Il y a dans le passage de quelque chose qui rôde dans le coeur des hommes, quelque chose d’invincible, et cette invincibilité seule est aussi forte que ce qui menace l’homme dans la civilisation moderne, et c’est elle que nous entendons sauver
 Au fond, qu’est-ce que l’imaginaire? Depuis que le monde est monde, c’est probablement ce que l’homme a créé en face des dieux. Le destin est là avec la naissance, et la vieillesse, et la mort, et quelque chose est là aussi qui est cette communion étrange de l’homme avec quelque chose de plus fort que ce qui l’écrase. Il y aura toujours ce moment prodigieux où l’espèce de demi-gorille levant les yeux, se sentit mystérieusement le frère du ciel étoilé.
   C’est là qu’est l’élément absolument fondamental de notre lutte et, si vous voulez, de notre travail. L’imaginaire séculaire, c’est probablement l’antidestin, c’est-à-dire la plus grande création des hommes et le destin de notre civilisation, c’est la lutte des deux imaginaires: d’une part, celui des machines à rêver, avec leur incalculable puissance et le fait qu’elles ont émancipé le rêve et, d’autre part, ce qui peut exister en face, et qui n’est pas autre chose que ce que j’ai appelé, naguère, l’héritage de la noblesse du monde.
   Dans ce domaine, il semble que les dieux soient morts mais, lorsque je parlais du sexe et du sang, certainement les diables ne le sont pas et le vrai problème c’est de savoir si une civilisation qui a su ressusciter les démons saura aussi en son temps ressusciter les dieux.»
 
                        André Malraux. Extrait d’un discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens le 19 mars 1966, dans André Malraux. La politique et la culture 1996.
 
 
 
Thème : La civilisation moderne.
 
Questions : S’il est vrai que ce qui caractérise la modernité est l’avènement d’une civilisation absolument différente de toutes celles qui l’ont précédée, quelles sont les caractéristiques de cette dernière ?  
Faut-il lire en elle une forme accomplie de l’humanité ou l’émergence de nouvelles formes de barbarie ?
Qu’est-ce qui peut contenir les menaces pesant sur l’humanité et s’il est clair que cela a à voir avec la culture, comment concevoir cette dernière ?
 
Thèse : Le caractère inédit de la civilisation moderne se résume en plusieurs points :
  • « Elle a détruit les anciennes conditions de travail ».
  • « Elle a détruit la structure des anciennes civilisations qui étaient des civilisations de l’âme ».
  • Elle a inventé l’aliénation du loisir en livrant l’homme aux démons que les formidables machines à rêves de l’industrie du loisir savent exploiter, parce que leur objectif n’est pas de grandir l’homme mais de faire de l’argent.
  • Seule la culture, au sens traditionnel du terme, incarne un rempart face à cette nouvelle menace, la question étant de savoir si « une civilisation qui a su ressusciter les démons saura aussi en son temps ressusciter les dieux ».
 
Eclaircissements :
 
   Commençons par définir ce que recouvre la notion de civilisation. Le terme s’oppose à sauvagerie et à barbarie. On entend par là un état de développement de la société témoignant que l’homme s’est éloigné de l’état sauvage de ses ancêtres et peut s’honorer de certaines conquêtes dans les domaines techniques, institutionnels, intellectuels ou spirituels.
   Par exemple, une société disposant d’un outillage technique permettant aux hommes d’être libérés de certaines formes abrutissantes de travail est plus civilisée qu’une société condamnée à mobiliser la force humaine pour assurer la survie. Une société ayant aboli l’esclavage, institué l’égalité de l’homme et de la femme est plus civilisée qu’une société esclavagiste ou une société ayant légalisé la domination masculine.
   Dans l’idée de civilisation, il y a celle d’un processus rendant l’homme et le monde plus humains.
 
 Malraux insiste sur la radicale nouveauté de la civilisation moderne. Elle est en rupture profonde avec tout ce qui a précédé. Ainsi, il y a plus de chercheurs aujourd’hui qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité et il y a plus de différence entre Napoléon et l’homme d’Etat moderne qu’entre Napoléon et Pharaon. Tout a changé en très peu de temps. Alors que la chute de l’Empire romain avait requis plusieurs siècles, le monde ancien a fait place, en l’espace d’une génération, à quelque chose d’autre, de foncièrement autre. « Vous représentez cinq mille ans de culture humaine » dit Malraux à l’Université sanscrite de Bénarès, mais ces cinq mille ans sont désormais pour nous une autre planète. Le monde dans lequel il nous est donné de vivre est sans commune mesure avec l’expérience millénaire de l’humanité.
 
   Et il ne s’agit pas de dire que le propre de ce nouveau monde est le matérialisme. L’Amérique, la Russie, la Chine sont si peu matérialistes qu’elles sont prêtes à mourir pour défendre les valeurs qui sont les leurs. Si les peuples modernes vouent un culte aux valeurs matérielles, c’est donc en vertu d’un trait caractéristique de leur culture et c’est cela qu’il faut approfondir pour comprendre ce que nous sommes.
 
 Or dévoilée dans son essence, on peut dire que notre civilisation est une civilisation scientifique et technicienne dont on ne soulignera jamais assez combien elle a radicalement transformé le rapport de l’homme au monde. La science l’a désenchanté en réduisant le réel à un univers matériel régi par des lois. Elle a rendu possible une technique infiniment plus puissante que les techniques traditionnelles. Désormais l’homme n’est plus soumis, comme c’était le cas hier, à la nécessité naturelle. Il s’est peu à peu libéré de la faim, des maladies, de la misère et surtout de la contrainte du travail. Les progrès de la productivité, la performance des machines ont permis non seulement un prodigieux enrichissement des sociétés modernes mais aussi de nouvelles organisations du travail. Le temps consacré aux tâches laborieuses a été régulièrement diminué. Les hommes disposent de plus en plus de temps libre pour faire autre chose que d’assurer les conditions de leur survie.
 
 Malraux voit dans la présence de la machine le facteur déterminant du changement. « La machine a créé le temps vide qui n’existait pas et que nous commençons à appeler le loisir » écrit-il, soulignant immédiatement que « ce qu’on a appelé le loisir, c’est-à-dire un temps qui doit être rempli par ce qui amuse, est exactement ce qu’il faut pour ne rien comprendre aux problèmes qui se posent à nous ».
 
   En effet aucune civilisation avant la nôtre n’a connu le temps libre déclinable comme temps vide. Le temps non occupé à travailler, le temps du loisir était autrefois un temps plein. C’était le temps des fêtes religieuses et de ce que les Grecs appelaient les activités libérales. Or la nouvelle donne tient au fait que loisir signifie, pour la plus grande partie des individus, temps de l’oisiveté et du divertissement stérile. Que cet état de fait indique une mutation culturelle profonde, nul doute mais en quoi consiste-t-elle ?
  
 Malraux pointe deux traits emblématiques de notre civilisation :
·         D’une part la modernité a fait éclater le champ du savoir en circonscrivant le domaine des sciences à l’étude des lois régissant les phénomènes naturels. La conséquence est que la science déclare son incompétence pour toutes les questions métaphysiques et morales. D’où vient qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? L’aventure humaine a-t-elle un sens ? Quelles sont les valeurs que l’homme doit honorer pour accomplir son humanité ? Ces questions si essentielles, prises en charge hier par les discours religieux et  métaphysique sont désormais occultées ou livrées à l’arbitraire subjectif. L’âme humaine est renvoyée à la responsabilité de sa liberté et à la tentation du divertissement, si l’on appelle ainsi avec Pascal, toutes les activités permettant aux hommes de dresser un paravent entre eux et leur misère existentielle. Travail mais aussi fêtes, sports, chasse, conquêtes amoureuses, étude etc., tout est bon pour éviter de penser à sa condition et d’avoir rendez-vous avec le sentiment de son néant, avec l’ennui ou l’angoisse. La modernité a donc amputé l’humanité d’une de ses dimensions fondamentales en cultivant la fonction instrumentale de la pensée au détriment de sa fonction poétique, métaphysique, éthique ou politique. C’est ce que Malraux signifie en disant que notre culture a remplacé l’âme par l’esprit, la religion par la science, la signification de la vie par les lois du monde.
·         D’autre part elle a abandonné les ressources de l’imaginaire à une nouvelle industrie, l’industrie des images qui est un des autres visages de la révolution opérée par la machine. Cinéma, télévision, clips etc., l’homme moderne est repu d’images mais celles-ci n’ont pas vocation à l’armer spirituellement et moralement car une industrie ne se préoccupe pas de promouvoir la culture de l’âme humaine mais comme tout business d’engranger des profits. « Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêve ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, le sang et la mort » écrit Malraux. Sexe, violence, fascination morbide de la mort, voilà les ressorts d’une industrie florissante du rêve mais à exploiter les puissances d’en bas, on aliène les hommes, on ne les libère pas. Telle est la face sombre d’un monde que la machine avait permis de libérer pour une destinée plus glorieuse. Mais elle a aussi donné des possibilités inédites à tous ceux qui prospèrent de ressusciter les démons au lieu de travailler à les tenir en respect.
 
    Aux antipodes de ces productions misérables, la culture a toujours été ce par quoi l’homme a pu se tenir debout, opposant aux puissances infernales et à la fatalité de son destin, la force de paroles, d’images l’orientant vers le ciel. « Il y aura toujours ce moment prodigieux où l’espèce de demi-gorille levant les yeux, se sentit mystérieusement le frère du ciel étoilé ». Idée- force chez Malraux : la culture est un anti-destin. Elle fait surgir des images d’immortalité et seules ces images là sont plus puissantes que les images de sexe ou de sang. Les paroles de Socrate, d’Antigone, de Jésus ne meurent pas car la source d’où elles jaillissent est aussi éternellement humaine que le sont les puissances organiques libérées par le business de l’abrutissement et de l’imbécillité.
 
   La question est donc, en dernière analyse, de savoir où se trouve, dans la civilisation moderne, l’espace où l’âme humaine peut se sentir chez elle. Où peut-elle puiser sa nourriture, où peut-elle vibrer au son d’une petite musique qu’elle connaît depuis toujours et qu’elle ne saurait oublier sans se perdre elle-même ?
   Concrètement la question peut s’énoncer ainsi : une existence humaine peut-elle accomplir son excellence dans une société qui se contente d’une usine, d’un stade, d’un supermarché et d’un parc d’attractions? Une telle société n’est-elle pas menacée d’inhumanité ? Un temple où souffle l’esprit n’est-il pas aussi vital que l’usine ou le supermarché ? Si hier les Eglises en tenaient lieu, qu’est-ce qui peut aujourd’hui prendre le relais afin que l’homme ne soit pas mutilé dans sa part la plus noble, celle, en tout cas, par laquelle il peut se rendre supérieur à tout ce qui l’écrase ?
 
   Malraux assignait cette mission aux maisons de la Culture. Il leur confiait la tâche de diffuser les œuvres immortelles, celles qui « arrachent l’homme à la mort et le rend moins esclave ». Moins esclave en particulier des démons auxquels Festivopolis [1] livre les hommes. Le seul rempart contre le vertige de la licence, du sexe, de la violence, de l’argent, de la drogue, lui semblait être le souvenir que l’âme entretient d’elle-même. Cassirer disait lui aussi qu’ « à travers la culture l’âme fait route vers soi ».
 
   NB: On aurait pu penser que l’Ecole serait le substitut idéal des Eglises. Mais l’école républicaine n’a pas su, sauf exception, être un lieu où souffle l’esprit.
   Bien qu’il sache que la faillite de l’école n’a rien à envier à celle des églises, le professeur de philosophie nourrit l’espérance que le cours de philosophie soit un temple où l’âme se souvient d’elle-même et où peut grandir en elle le pouvoir d’aimer ce qui est grand et beau. Cf Texte de Léo Strauss. [2]