- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Défense du sens commun. Raymond Boudon.

  

 

   Je n’ai pas été convaincue par le livre de Raymond Boudon : Renouveler la démocratie. Eloge du sens commun, Odile Jacob. 2006. L’auteur reste trop, à mes yeux, à la surface des choses mais ce propos d’un sociologue m’a paru intéressant dans la défense qu’il argumente de la réalité d’un sens commun résistant à l’idéologie relativiste en vogue dans le monde intellectuel et médiatique.

 

 

«                    Le sens commun contre le relativisme

   Mais le public est, semble-t-il, beaucoup moins nettement imprégné de relativisme que les milieux intellectuels, médiatiques ou politiques.

   Toutes les enquêtes montrent en effet, s’agissant par exemple des inégalités, que le public distingue parfaitement entre les inégalités légitimes, celles qui correspondent à des différences en matière de compétences ou de responsabilités, des inégalités illégitimes, celles qui méritent le nom de privilèges. Il fait parfaitement la différence entre inégalité et iniquité, ainsi qu’entre mérite et privilège. Il ne supporte pas les injustices, mais il ne considère en aucune façon que la simple compression de la distribution des revenus puisse être un objectif politique valable.

   L’enquête menée par le sociologue américain Ronald Inglehart et ses collaborateurs (1998) sur les valeurs est précieuse ici. Elle montre que le système de valeurs des individus est beaucoup plus structuré qu’on ne le reconnaît couramment. Elle dément l’image convenue selon laquelle les individus seraient désormais habités par le seul souci d’eux-mêmes. Le fait que l’individualisme — au sens tocquevillien du terme — soit de plus en plus répandu n’entraîne pas que les individus croient que « tout est bon » et qu’ils adoptent la seule règle du bon plaisir.

   Mais il y a plus: l’enquête d’Inglehart démontre, lorsqu’on compare les valeurs des générations les plus jeunes aux plus anciennes dans les pays occidentaux, qu’un processus de rationalisation est à l’oeuvre. Dans les générations les plus jeunes, on adopte beaucoup moins facilement une valeur sous l’empire de la seule tradition et l’on exige plus fréquemment qu’elle apparaisse comme fondée en raison. Le cas de l’autorité est illustratif de cette évolution. Les plus jeunes, comme les plus anciens, reconnaissent que l’autorité est un ingrédient indispensable de la vie sociale. Mais les plus jeunes n’acceptent l’autorité que si elle apparaît comme justifiée. Ils souhaitent pouvoir s’expliquer l’injonction qui leur est donnée avant de consentir à la suivre. Dans le vocabulaire de Max Weber, on tend à repousser l’autorité fondée sur la tradition et l’autorité fondée sur le charisme pour ne reconnaître que l’autorité fondée sur la raison.

   Il en va de même s’agissant de la morale. On observe sur ce chapitre également un remarquable phénomène de rationalisation. Des générations les plus anciennes aux plus jeunes, on tend à n’accepter une règle morale que lorsqu’on peut y voir une conséquence plus ou moins directe du principe fondamental du respect dû à tout être humain et à percevoir comme un tabou injustifié toute règle fondée sur la tradition plutôt que sur des raisons d’être. Il ne résulte pas de cette rationalisation que les attitudes morales des jeunes générations se réduisent à une application mécanique de ce principe. Ce dernier joue plutôt le rôle d’une idée régulatrice qui se conjugue avec une casuistique adaptée aux cas particuliers, mais qui, elle aussi, frappe par son côté rationnel. Ainsi, s’agissant du recours à l’avortement, les répondants de l’enquête d’Inglehart l’admettent facilement, dès lors que la vie de la mère ou de l’enfant apparaît comme devant être mise en danger par l’accouchement, mais ils sont majoritairement hostiles, dans tous les pays occidentaux, à l’avortement présenté comme « de confort». Ils respectent autrui, même si son style de vie ou ses pratiques sont différents, mais ils ne s’abstiennent pas de le juger. Ainsi, ils réprouvent le comportement du drogué, même s’ils reconnaissent qu’il ne nuit qu’à lui-même.

   Les données recueillies par Inglehart montrent en un mot que, lorsqu’on analyse l’évolution des valeurs des générations les plus anciennes aux plus jeunes, la réalité paraît fort éloignée des idées véhiculées par le relativisme. Le relativisme affirme que les individus se contentent d’entériner les valeurs qui leur sont inculquées dans leur enfance. Dans une autre version, il veut que ce choix soit purement subjectif et irrationnel. Or ce qu’on constate est tout différent. Dans l’ensemble des pays occidentaux, on observe en effet d’une génération à l’autre des évolutions nettes qui traduisent plutôt un phénomène de rationalisation. Les valeurs sont davantage fondées sur des raisons dans l’esprit des plus jeunes que dans celui des plus anciens. On est loin d’autre part, selon la même enquête, du monde décrit par le relativisme où régnerait l’indifférence à l’égard d’autrui, où les valeurs relèveraient de l’arbitraire individuel ou culturel et où l’égoïsme de chacun ne serait limité que par l’égoïsme de l’autre.

   D’autres enquêtes montrent que le public porte aussi des jugements de caractère rationnel sur la vie politique. Il est sensible à la corruption dont il voit bien les effets négatifs sur la vie de la Cité. Il n’aime pas les tribunaux d’exception. Il ne comprend pas pourquoi l’homme politique ayant commis des actes relevant du droit commun devrait être jugé par un tribunal composé de ses pairs et échapper ainsi aux règles du droit ordinaire.

   Le public n’accepte pas non plus les vues des anthropologues culturalistes qui, au nom du relativisme, veulent que toutes les pratiques culturelles se vaillent. Il fait, lui, des différences à ce sujet. Ainsi, il considère l’excision comme cruelle et la polygamie comme attentatoire à la dignité de la femme. Et ce sont les snobs fortunés qui font le succès des foires de l’art, tandis qu’un public beaucoup plus mélangé se presse aux expositions présentant des rétrospectives des grands artistes classiques. Le relativisme en matière artistique est donc plutôt le fait des « élites » intellectuelles et médiatiques que du public. Car le public demande à l’oeuvre d’art qu’elle témoigne à travers sa singularité d’une puissance émotionnelle. Il sait, lui, qu’une oeuvre qui n’éveille pas d’émotion et qui ne donne pas l’impression de toucher à des sujets élevés ne saurait être tenue pour une oeuvre d’art.

   Bref, toutes sortes de données issues de l’observation ou des enquêtes sociologiques suggèrent que l’influence du relativisme est sensiblement moins forte dans le public que dans les milieux intellectuels et journalistiques. Il semble en d’autres termes que le sens commun préserve du relativisme.

   Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que le sens commun voit toujours juste. Mais il me paraît important de reconnaître la puissance de la théorie du «spectateur impartial » d’Adam Smith et d’admettre que, dès lors que les intérêts et les préjugés d’un individu ont peu de chances d’affecter ses vues sur une question donnée, le sens commun tend à lui souffler la bonne réponse.

   C’est pourquoi les intellectuels qui mettent sur le marché des théories d’inspiration relativiste estiment nécessaire de discréditer le sens commun et proposent pour cette raison une image de l’être humain où celui-ci apparaît comme asservi à des forces psychologiques, biologiques ou culturelles plutôt qu’à des raisons. Ces mêmes intellectuels peuvent alors présenter leur activité comme une activité de déconstruction des vues du sens commun. Comme l’a montré Marc Crapez (2004), la dénonciation contemporaine du sens commun dans les sciences humaines tranche avec toute la tradition de pensée occidentale. Elle aurait heurté Platon, Descartes ou Leibniz aussi bien, peut-on ajouter, que Tocqueville, Weber ou Durkheim. La dénonciation du sens commun est un thème qui découle naturellement de l’image de l’être humain que véhicule le relativisme.

 

Le relativisme fonctionne parce qu’il est utile

 

   Le relativisme a donc bien tous les caractères d’une idéologie. En effet, comme toute idéologie, il étend son influence à toutes les dimensions de la pensée et de l’action, il témoigne d’une profonde rupture avec le sens commun et il est scientifiquement inacceptable, dans la mesure où il s’appuie sur une conception excessivement irrationnelle de l’être humain; dans la mesure aussi où ses thèses sont fondées sur un ensemble d’erreurs logiques que l’on peut facilement mettre en évidence.

   Je me contenterai d’illustrer ces erreurs logiques par quelques exemples. Du fait que les discussions entre scientifiques mettent en jeu, ce qui est incontestable, des considérations esthétiques, politiques, philosophiques, religieuses ou métaphysiques sur le court terme, le relativiste conclut que les notions d’objectivité et de vérité sont des leurres, même s’agissant des théories scientifiques. À cela, il faut objecter que ce qui est vrai sur le court terme ne l’est pas nécessairement sur le long terme. Il est vrai que, au XVI° siècle, les discussions sur l’existence ou non d’un mouvement diurne de la Terre ou, au XVIII° siècle, les discussions entre les scientifiques partisans de la théorie du phlogistique et les scientifiques qui s’y opposaient furent largement inspirées par les passions et imprégnées de considérations extrarationnelles. Mais, sur le long terme, on a définitivement admis que la Terre tourne sur elle-même et la théorie du phlogistique a été irréversiblement abandonnée à partir de considérations exclusivement rationnelles. Le relativiste ignore ces évidences et proclame qu’il n’y a ni vérité ni objectivité, s’agissant même des sciences de la nature.

   A fortiori, il récuse l’idée que les notions de vérité et d’objectivité puissent avoir le moindre sens s’agissant des domaines du normatif, du moral ou du politique. De ce que les moeurs varient d’un lieu et d’un temps à l’autre, le relativiste déduit que toute valeur est un effet de ce qu’il appelle volontiers l’« arbitraire culturel ». Il s’en tient rigoureusement à l’adage de Pascal « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Prise au pied de la lettre, la remarque de Pascal implique qu’il n’y a aucune différence entre les coutumes d’une part, les valeurs et les normes d’autre part. Or cette distinction n’est pas seulement indispensable, elle est inscrite dans la réalité, et attestée par le langage. Car, alors que les coutumes sont conventionnelles, particularistes et s’expliquent par la tradition, les normes et les valeurs s’expliquent par des raisons : des raisons qui peuvent avoir un caractère universel, comme on le voit à l’exemple banal de la politesse. En effet, les signes exprimant la politesse relèvent de la coutume et de la tradition. Ils varient d’une société à l’autre. Mais la politesse est une norme universelle. Et elle est universelle parce qu’elle exprime une valeur elle-même universelle: la reconnaissance de la dignité de l’autre en tant qu’être humain. C’est pourquoi, même dans les sociétés qui introduisent une hiérarchie officielle entre les catégories sociales, il existe toujours un code de politesse réglant les relations entre «supérieurs »et « inférieurs ».

   Comme le relativisme cognitif, celui qui dénie à la science la capacité d’atteindre à la vérité et à l’objectivité, le relativisme moral est donc, lui aussi, fondé sur des erreurs de raisonnement et sur une confusion des catégories. Sous prétexte qu’on ne saurait, en vertu d’un célèbre théorème que l’on doit au philosophe anglais David Hume, tirer une conclusion à l’impératif d’un raisonnement à l’indicatif, le relativiste conclut que les règles morales et généralement les normes ne sauraient être fondées sur des raisons objectivement valides. Mais ce corollaire que le relativiste tire du théorème de Hume est un simple sophisme. Les convictions normatives se présentent couramment comme fondées sur des raisons objectivement valides. Ainsi, on admet l’existence d’inégalités fonctionnelles dans une entreprise par la raison que, si les différences dans les compétences et dans les responsabilités n’étaient pas reconnues et rémunérées, il s’ensuivrait un sentiment d’injustice et un fonctionnement défectueux de l’entreprise. Le sentiment de légitimité qu’éveille ce type d’inégalités s’explique par des raisons dont la validité serait reconnue sous tous les horizons.

   La même confusion préside au relativisme artistique. Sous prétexte que Duchamp a réussi à faire passer un banal urinoir pour une oeuvre d’art, on en conclut, selon le célèbre adage de Paul Feyerabend, que « tout est bon », ( anything goes ») en matière d’art. Pourtant, la critique littéraire et artistique a abondamment montré que les raisons qui rendent compte de la grandeur d’une oeuvre d’art peuvent être analysées de façon rigoureuse. Ainsi, Charles Baudelaire ou Georg Simmel pour m’en tenir à eux, ont identifié de façon convaincante les raisons expliquant la grandeur de Madame Bovary pour le premier, des autoportraits de Rembrandt ou des sculptures de Rodin pour le second.

   Bref, on peut affirmer que tous les arguments sur lesquels repose le relativisme artistique, scientifique, moral ou politique relèvent en fin de compte de l’hyperbole, de la confusion des catégories, du sophisme ou de l’hérésie. C’est par hyperbolisation qu’on conclut de ce que les discussions scientifiques peuvent engager sur le court terme des considérations esthétiques, philosophiques ou politiques que les théories scientifiques n’ont pas la solidité qu’elles prétendent avoir et que le sens commun leur concède sans barguigner. Car ce qui est vrai sur le court terme ne l’est pas nécessairement sur le long terme. C’est par une confusion des catégories que l’on range dans le même tiroir conceptuel ce que le sens commun distingue sans hésitation. Il sait bien par exemple que certaines normes ne relèvent pas de la coutume ou que l’équité doit être rigoureusement distinguée de l’égalité. C’est par un raisonnement sophistique qu’on tire du théorème de Hume l’idée d’une irrationalité des normes et des valeurs. Le théorème est exact; le corollaire qu’on prétend en tirer est un sophisme. C’est par un effet d’hérésie — à savoir, selon l’étymologie du mot, par l’effet d’un choix arbitraire — qu’on assimile l’art contemporain à l’académisme issu de Duchamp. En un mot, les raisonnements qu’on peut identifier sous les théories d’inspiration relativiste se veulent démonstratifs. Or ils n’ont que l’apparence de la rigueur.

   Comment expliquer alors que les contre-vérités véhiculées par le relativisme aient fini par s’insinuer dans beaucoup d’esprits? La réponse à cette question a été donnée par le sociologue italien Vilfredo Pareto, lorsqu’il déclare qu’on peut croire à une théorie non seulement parce qu’elle est vraie, mais aussi parce que, sans être vraie, elle est «utile ». Les raisonnements fallacieux et les confusions de catégories que je viens d’évoquer ne fonctionnent en réalité que parce qu’ils sont socialement ou politiquement utiles. Ainsi: identifier l’égalité et l’équité, c’est se donner un moyen de légitimer certaines revendications qui peut se révéler efficace, car le public est normalement plus sensible à une demande faite au nom de la valeur de l’équité qu’à une demande faite au nom de l’égalité. Déclarer toutes les cultures égales, c’est ménager la susceptibilité de ceux qui sont issus de cultures étrangères. Déclasser la catégorie de l’universel et la traiter comme une valeur qui serait particulière à l’Occident peut être perçu comme une manifestation de modestie et faciliter les relations entre Occidentaux et non-Occidentaux. Soutenir que la science est une interprétation du monde parmi d’autres, qui ne serait pas davantage valable que les représentations mythologiques du monde, c’est dégrader l’image et par suite limiter le pouvoir de la science. Ce n’est pas par hasard si la « nouvelle sociologie des sciences » est née aux États-Unis dans une conjoncture où l’influence des militaires et des scientifiques sur la politique étrangère américaine était l’objet d’une ample contestation. La nouvelle sociologie des sciences contribua à rabaisser le prestige de la science et à conforter la contestation.

   Aujourd’hui, la vision irrationnelle de la science développée par la nouvelle sociologie des sciences a pour effet de revitaliser l’idée selon laquelle la connaissance scientifique ne représenterait qu’un mode de connaissance parmi d’autres et ne jouirait d’aucune priorité. Elle contribue ainsi indirectement à justifier la mise en concurrence de la théorie du Dessein intelligent, de l’Intelligent Design, et de la théorie néodarwinienne de l’évolution. L’idée lancée par Thomas Kuhn (1970 [1962]), selon laquelle la vie scientifique fait apparaître des « paradigmes» entre lesquels il est impossible de choisir rationnellement est acceptable en elle-même. Mais il est inacceptable d’en conclure qu’on aurait affaire ici à deux « paradigmes » : à deux visions entre lesquelles il serait impossible de décider et par conséquent légitime de choisir.

   Déclarer que les ready made et autres « installations » doivent être vus comme caractérisant une étape dans l’histoire de l’art occidental, au même titre que la peinture du Quattrocento ou que les deux écoles musicales viennoises, c’est redéfinir de façon entièrement inédite l’oeuvre d’art et en faire, nolens volens, une marchandise facile à produire et qui peut rapporter gros: à l’artiste, au galeriste et aujourd’hui à l’organisateur des foires de l’art. C’est contourner le problème de la rareté de l’oeuvre d’art, dans un monde où la demande a crû considérablement sans que l’offre puisse suivre au même rythme.

   La théorie « anarchiste » de la science proposée par Paul Feyerabend, théorie qui dénie toute validité à la notion d’objectivité et proclame qu’en matière de méthode «tout est bon », n’a évidemment jamais été prise au sérieux par les chercheurs des sciences de la nature. Mais elle l’a été dans les sciences humaines, car elle y est utile. Elle légitime la confusion entre critique et polémique: plus précisément, elle justifie la réduction de la critique à la polémique. Cette réduction permet d’écarter la critique du politiquement correct ou de l’historiquement correct. Elle permet de ranger sous l’étiquette des «sciences » humaines les produits les plus divers. En fin de compte, Paul Feyerabend et ses disciples ont joué dans les sciences humaines un rôle analogue à celui de Marcel Duchamp dans le domaine des arts plastiques.

   L’influence du relativisme est donc due, non seulement, comme le pensait Tocqueville, au fait qu’on soit tenu dans les sociétés modernes de considérer comme également respectables des opinions incompatibles, mais aussi à ce qu’il est socialement et politiquement utile aujourd’hui à toutes sortes d’acteurs sociaux et qu’il facilite la réalisation de bien des desseins. Mais, si le fait qu’une théorie est utile explique qu’elle se diffuse, cela n’implique pas qu’elle soit vraie. »

       Raymond Boudon. Misère et influence du relativisme, p. 42 à 50 dans Renouveler la démocratie. Eloge du sens commun. Odile Jacob. 2006.