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   Ce n’est pas une mince affaire de déraciner les préjugés surtout lorsqu’ils sont, en grande partie, la production de la caste à laquelle on appartient. Je pense à toute cette tradition philosophique ayant bâti ses lettres de noblesse sur le mépris du corps, de la matière, du travail et de la technique comme en témoigne la célèbre distinction grecque entre les activités libérales et les activités utilitaires.

   Les unes impliquent le loisir de privilégiés n’ayant pas à mobiliser leurs mains pour pourvoir à leurs besoins parce qu’une main d’œuvre servile les dispense d’avoir à le faire.  Comme le mot « libéral » l’indique,  elles font resplendir une  liberté humaine qui est conjointement celle d’un statut social et celle de l’esprit,  tandis que les autres dessinent le champ de la servitude, indistinctement, elle aussi, sociale et spirituelle. D’un côté ce qui est noble, de l’autre ce qui est vil. Il s’ensuit que toutes les activités dont la finalité est l’utilité et les modalités d’exécution supposent la soumission de l’esprit à des règles préalablement définies sont l’objet d’un discrédit. On appelle ces arts les arts mécaniques par opposition aux arts dits libéraux. Les uns sont prestigieux, les autres déshonorants.

   Il est significatif par exemple qu’un grand inventeur de machines comme Archimède n’ait pas jugé digne de lui de fixer par écrit les processus de construction de ses engins. Si l’on en croit Plutarque : « Archimède a eu le cœur si haut, et l’entendement si profond, et où il y avait un trésor caché de tant d’inventions géométriques, qu’il ne daigna jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de dresser toutes ses machines de guerre, pour lesquelles il acquit lors gloire et renommée, non de science humaine, mais plutôt de divine sapience ; et, réputant toute cette science d’inventer et composer machines, et généralement tout art qui apporte quelque utilité à le mettre en usage vil, bas et mercenaire, il employa son esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté et subtilité ne fut aucunement mêlé avec nécessité » Vies des hommes illustres, XXVII. La Pléiade, I, p. 683.

   Certes il y eut toujours des esprits sains et sages pour ne pas partager ce préjugé. Socrate, par exemple, ne méconnaît pas l’ingéniosité des hommes de métier et lorsqu’il décide de consulter « ceux qui travaillent de leurs mains »,  il se dit convaincu de « trouver en eux des hommes qui savent quantité de belles choses » (Platon, Apologie de Socrate, 22 d).

   Descartes rend hommage aux opérations des artisans. Dans les Règles pour la direction de l’esprit il écrit : « Il faut approfondir tout d’abord les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne davantage, comme sont ceux des artisans qui font de la toile ou des tapis, ou ceux des femmes qui brodent ou font de la dentelle, ainsi que toutes les combinaisons de nombres et toutes les opérations qui se rapportent à l’arithmétique, et autres choses semblables : tous ces arts exercent admirablement l’esprit, pourvu que nous ne les apprenions pas des autres, mais que nous les découvrions par nous-mêmes » (Règle X)

   Cependant il faut vraiment attendre cette machine de guerre contre les  préjugés qu’incarne l’esprit des Lumières pour que les arts mécaniques soient réhabilités. L’Encyclopédie ne comptera pas moins de dix volumes consacrés aux métiers sous forme de publication de planches et d’articles très spécialisés. D’Alembert précise dans le Discours préliminaire : « On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les questionner, d’écrire sous leur dictée, de développer leur pensée, d’en tirer les termes propres à leur profession ».

  Mais d’Alembert et Diderot ne se contentent pas de faire une place aux arts mécaniques dans l’Encyclopédie. Ils instruisent le procès de leur dévalorisation.

   Quels sont les arguments qu’ils versent au dossier ?

 

TEXTE

 

  «  On peut en général donner le nom d’Art à tout système de connaissances qu’il est permis de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l’opinion, et il serait permis de dire en ce sens, que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais comme il y a des règles pour les opérations de l’esprit ou de l’âme, il y en a aussi pour celles du corps, c’est-à-dire pour celles qui  bornées aux corps extérieurs, n’ont besoin que de la main seule pour être exécutées. De là la distinction des arts en libéraux et en mécaniques, et la supériorité qu'on accorde aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards. Néanmoins parmi les préjugés, tout ridicules qu'ils peuvent être, il n'en est point qui n'ait sa raison, ou pour parler plus exactement, son origine; et la philosophie souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en démêler la source. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avaient d'être égaux, les plus faibles, dont le nombre est toujours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc établi par le secours des lois et des différentes sortes de gouvernements, une inégalité de convention dont la force a cessé d'être le principe. Cette  dernière inégalité étant bien affermie, les hommes en se réunissant avec raison pour la conserver, n'ont pas laissé de réclamer secrètement contre elle par ce désir de supériorité que rien n'a pu détruire en eux. Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire; et la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d'inégalité aussi naturel, plus paisible, et plus utile à la société. Ainsi la partie la plus noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avait usurpés ; et les talents de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps. Les arts mécaniques, dépendant d'une opération manuelle, et asservis, qu'on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l'accompagne. A l'égard des opérations libres de l'esprit, elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la nature. Cependant l'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C'est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la société en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique? et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage et sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale?

   Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir influé jusqu'à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire des conquérants, n'est ignorée de personne. Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources. J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés que peu à peu, et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avaient été préparées par les travaux des siècles précédents, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu'un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l'horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l'échappement et la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l'algèbre? D'ailleurs, si j'en crois quelques philosophes que le mépris de la multitude pour les arts n'a point empêchés de les étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre, qu'il est difficile que l'invention en soit due à plus d'un seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l'oubli, n'eût-il pas été bien digne d'être placé à côté du petit nombre d'esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les sciences des routes nouvelles ? »

                 D’Alembert. Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Vrin, p. 104 à 106.

 

 

Thème : Les arts.

Question : Qu’est-ce qui relève de l’art ? Quelle définition en donner ?

Thèse : Relève du genre, toute activité définissable comme savoir-faire, c’est-à-dire comme impliquant la connaissance des règles normant les opérations qu’elle met en œuvre. Une manière de procéder prisonnière d’un arbitraire individuel ou d’une mode éphémère est étrangère au champ des arts. Ceux-ci supposent la définition de leurs opérations de telle sorte que les règles codifiées ont une existence sociale et à ce titre peuvent être transmises et apprises.

Question : Quelles sont les implications de cette définition ?

Thèse : Que la frontière entre les sciences et les arts, entre la théorie et la pratique est moins facile à tracer qu’il n’y paraît à première vue. L’activité théorique, elle aussi, comprend l’obéissance à des règles. Par exemple Descartes définit une méthode pour bien conduire son esprit et trouver la vérité dans les sciences. L’élève doit respecter les règles de la dissertation ou de l’explication de texte s’il veut réussir l’exercice. On peut vérifier par la procédure que je mets en œuvre ici, combien elle n’est pas exempte d’une forme de mécanisme ; « plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique » constate d’Alembert.

Question : Mais enfin n’est-il pas d’usage de distinguer les opérations intellectuelles et les opérations manuelles ?

Thèse : Oui, il est juste de faire la différence entre  les opérations de l’âme et celles du corps. Exercer son esprit n’est pas la même chose que  mobiliser les organes de son corps comme type d’activité. Reste que la définition que d’Alembert donne des opérations du corps semble étonnamment prisonnière de l’injustice faite aux arts mécaniques. Faut-il penser que notre auteur n’est pas totalement indemne du préjugé qu’il épingle ou se fait-il simplement l’écho de la représentation erronée qui fonde cette hiérarchie injuste ? Car s’il est vrai que les opérations de l’artisan s’exercent sur les objets matériels alors que celles du théoricien s’appliquent à des idées, il est faux de prétendre que les premières « n’ont besoin que de la main seule pour être exécutées ». Cette affirmation fait l’impasse sur le fait que la main d’un artisan tire son efficience du savoir et de la réflexion qui la dirigent. Il y a là une manière d’expulser les arts mécaniques de la dignité de l’esprit et de fonder  leur dévalorisation. Ils sont réduits à une pratique étrangère à l’intelligence, à une application aveugle de recettes figées, à des automatismes. Aux antipodes de l’activité intellectuelle liée à l’initiative de l’esprit, à l’invention, à la liberté, à la difficulté, ils sont renvoyés au registre de l’instinct, de la routine, de l’irréflexion, de la servitude. C’est bien ce que connote l’idée de mécanisme. On entend par là le mode de fonctionnement des machines, c’est-à-dire d’objets ne réalisant pas leurs opérations par l’intervention de l’intelligence. Les expressions employées par d’Alembert reconduisent ces significations. Les arts mécaniques sont « asservis, qu'on me permette ce terme, à une espèce de routine » ; assimilables à « l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale ». Ce mépris procède du lien qu’ils ont avec la main, la matière, le corps, c’est-à-dire de leur rapport à un ordre séculairement considéré comme inférieur. Dans le passage de l’article Art de l’Encyclopédie que je donne à lire plus bas, Diderot insiste sur ce présupposé tenace : « En examinant les productions des Arts, on s’est aperçu que les unes étaient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, et qu’au contraire d’autres étaient plus l’ouvrage de la main que de l’esprit. Telle est en partie l’origine de la prééminence que l’on a accordée à certains Arts sur d’autres, et de la distribution qu’on a faite des Arts en Arts libéraux et en Arts mécaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que trop à croire, que donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c’était déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer, ou même d’étudier les Arts mécaniques, c’était s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, et la valeur minutielle »

   Il faut ajouter que ce mépris est aussi lié, selon d’Alembert, à l’indigence de ceux qui sont condamnés à pratiquer des activités ne correspondant pas à leur goût ou à leur intelligence. L’infériorité sociale et l’infériorité des mérites se recoupent sans que soit précisé l’ordre des causalités. Hannah Arendt disait que ce n’est pas parce qu’ils avaient des esclaves que les Grecs ont méprisé le travail, mais parce qu’ils méprisaient le travail qu’ils ont eu des esclaves. Le propos de d’Alembert suggère qu’il en est ainsi aussi pour lui. Les arts mécaniques, dit-il, « ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l'accompagne ».

Question : Bien que n’étant pas totalement libéré de certains préjugés dans la manière dont il définit les arts mécaniques, d’Alembert n’en affirme pas moins que la supériorité conférée aux arts libéraux est injuste. Il s’agit d’un préjugé, « injuste à plusieurs égards » affirme-t-il. Pourquoi y a-t-il injustice et de quel point de vue est-il légitime de la dénoncer ?

Thèse : D’Alembert ne répond pas directement à cette question. Il va commencer par en élucider une autre. Remarquant que tout préjugé, quelque ridicule qu’il soit, a une raison d’être, le philosophe va se faire généalogiste, pour expliciter, non un fondement rationnel mais une origine historique. Ce préjugé, apprend-on, s’éclaire à la lumière de la longue histoire du ressentiment que l’esprit nourrit contre le corps. On aborde ici la partie la plus originale de l’analyse où se mêlent finesse psychanalytique et sens historique. Le préjugé de la supériorité de l’esprit sur le corps s’inscrit dans une longue durée où l’esprit a d’abord dû subir le règne dominateur du corps. Il a la couleur d’une revanche sur une humiliation passée, celle d’une époque où les rapports sociaux étaient soumis à l’hégémonie de la force. La première hiérarchie sociale fut en effet celle des forts et des faibles. Hiérarchie, ô combien injuste puisqu’elle est contraire, d’une part au principe de l’égalité en droit de tous les hommes, d’autre part à toute idée de droit. Pour instituer le règne du droit contre celui de la force, il a fallu que les faibles s’unissent pour renverser le pouvoir des forts et lui substituer le pouvoir de lois plus conformes à la dimension morale des hommes. Observons en passant que d’Alembert propose ici une genèse des lois conforme aux présupposés empiristes de sa philosophie. Ces dernières sont des conventions issues de la lutte de certains hommes contre d’autres. Elles ont établi une inégalité entre les hommes mais celle-ci n’a ni la violence ni l’arbitraire de l’inégalité originaire distribuant les hommes en forts et en faibles. Elle a une certaine légitimité même si, d’Alembert remarque que l’inégalité d’intelligence et de talents suscite aussi le ressentiment de ceux qui « réclament secrètement contre elle par ce désir de supériorité que rien n’a pu détruire entre eux ».  J’avoue avoir eu des difficultés de compréhension avec cette phrase, car on s’attendrait à ce que le propos introduise ici l’argument qui va être développé immédiatement après et qui consiste  à disqualifier l’injustice faite aux arts mécaniques. Or il ne s’agit pas de cela, ce qui est annoncé par la formule précisant d’abord que les hommes se sont réunis « avec raison » pour conserver cette inégalité. La hiérarchie fondée sur la différence des esprits est donc en soi juste. Ceux qui récriminent contre elle ne peuvent le faire que « secrètement » car leur ressentiment, n’ayant aucune justification  rationnelle, ne peut pas se défendre publiquement. Il s’alimente à une source impure, celle de tous ces egos habités par un désir de supériorité les rendant injustes à l’égard des esprits supérieurs, envieux de leur prestige social, haineux à l’endroit d’un ordre social respectueux de la différence des mérites et des talents. D’Alembert justifie ici clairement un tel ordre social, celui que l’on a appelé ultérieurement la méritocratie républicaine, et qui essuie aujourd’hui les foudres d’un monde où les effets tocquevilliens de la démocratie jouent à plein régime. Ainsi en remplaçant la hiérarchie fondée sur l’inégalité des forces par une autre, fondée sur l’inégalité des esprits, les hommes ont institué un principe d’inégalité aussi « naturel » que le premier sauf que la loi naturelle est ici celle de l’esprit, « plus paisible, et plus utile à la société ». « Ainsi la partie la plus noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avait usurpés ; et les talents de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps ». On ne peut être plus clair dans la manière de cautionner la hiérarchie établie, de lui donner une dimension de droit.

Question : Comment alors comprendre que malgré cette défense en bonne et due forme de la différence de valeur des esprits, d’Alembert accuse la dévalorisation des arts mécaniques d’être injuste ?

Thèse : C’est que fondée en raison d’un certain point de vue, la hiérarchie établie entre les arts libéraux et les arts mécaniques est non fondée si l’on prend en considération un autre critère que celui de l’intelligence en jeu dans les deux. Non point que notre auteur expulse radicalement les arts mécaniques de l’ordre de l’intelligence. Son propos brille sur ce point par son ambiguïté.

-Soit, comme on l’a vu précédemment, il reconduit les jugements péjoratifs et réducteurs sur les arts mécaniques ;

-soit il s’emploie pour leur redonner de la dignité à rabaisser certains aspects des arts dits libéraux à la dimension de mécanismes : « Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique? et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage et sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale? » ;

-soit il souligne leurs points communs. Toutes les productions, théoriques ou pratiques ont une dimension historique. « J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés que peu à peu, et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences? » Science et art se développent selon un processus progressif où l’intelligence des uns perfectionnent les résultats de celle de leurs prédécesseurs ;

-soit il pointe fermement les vertus de l’esprit en jeu dans les arts mécaniques. C’est clair, lorsqu’il attribue l’invention de machines complexes au « génie » de certains créateurs et lorsqu’il rend hommage aux artisans : « Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources ».

   Néanmoins l’argument majeur mobilisé pour réhabiliter des activités injustement dévalorisées est d’une autre nature. D’Alembert ne remet pas en cause la supériorité des arts libéraux envisagés sous l’angle « du travail qu’ils exigent de l’esprit et de la difficulté d’y exceller ». Cependant cet avantage « est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C'est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la société en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette aiguille ».

  Sa réhabilitation des arts mécaniques repose donc sur la reconnaissance de leur insigne utilité sociale sans que soit ébranlé le principe de la hiérarchie des arts. Elle est la contrepartie d'une autre réhabilitation, celle de  la valeur d’utilité. Ce qui, chez lui, n’a pas la portée d’une critique sociale aussi virulente que chez Diderot. Il se contente de célébrer leur utilité sociale bien supérieure à celle des arts libéraux, alors que Diderot en tire prétexte  pour fonder le mépris des « orgueilleux raisonneurs »,  des « contemplateurs inutiles », et des « petits tyrans ignorants, oisifs et dédaigneux ». Si l’un brandit le drapeau de l’utilitarisme d’une manière relativement neutre, l’autre en fait un étendard contre un ordre social, faisant obstacle à la marche du Progrès et à l’ordre naturel des mérites. «Mettez dans un des côtés de la balance les avantages réels des Sciences les plus sublimes, et des Arts les plus honorés, et dans l’autre côté ceux des Arts mécaniques, et vous trouverez que l’estime qu’on a faite des uns, et celle qu’on a faite des autres, n’ont pas été distribuées dans le juste rapport de ces avantages, et qu’on a bien plus loué les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Quelle bizarrerie dans nos jugements ! nous exigeons qu’on s’occupe utilement, et nous méprisons les hommes utiles »

   Aussi faut-il déplorer que la mémoire collective ne retienne pas le nom de ceux qui ont rendu de si grands services aux hommes. Nous nous souvenons du nom des grands philosophes, des grands savants,  ou des grands artistes mais celui des grands inventeurs est scandaleusement ignoré du grand nombre. Tout se passe même comme si les génies malfaisants avaient plus de prestige que les bienfaiteurs de l’humanité. « Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire des conquérants, n'est ignorée de personne ».  Sur ce point, on ne peut que constater que presque trois siècles plus tard les choses n’ont guère changé.

 

 

TEXTE

 

« Distribution des Arts en libéraux et en mécaniques. En examinant les productions des Arts, on s’est aperçu que les unes étaient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, et qu’au contraire d’autres étaient plus l’ouvrage de la main que de l’esprit. Telle est en partie l’origine de la prééminence que l’on a accordée à certains Arts sur d’autres, et de la distribution qu’on a faite des Arts en Arts libéraux et en Arts mécaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que trop à croire, que donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c’était déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer, ou même d’étudier les Arts mécaniques, c’était s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, et la valeur minutielle. Minui majestatem mentis humanæ, si in experimentis et rebus particularibus, etc. Bac. nov. org. Préjugé qui tendoit à remplir les villes d’orgueilleux raisonneurs, et de contemplateurs inutiles, et les campagnes de petits tyrans ignorants, oisifs et dédaigneux. Ce n’est pas ainsi qu’ont pensé Bacon, un des premiers génies de l’Angleterre ; Colbert, un des plus grands ministres de la France ; enfin les bons esprits et les hommes sages de tous les temps. Bacon regardait l’histoire des Arts mécaniques comme la branche la plus importante de la vraie Philosophie ; il n’avait donc garde d’en mépriser la pratique. Colbert regardait l’industrie des peuples et l’établissement des manufactures, comme la richesse la plus sûre d’un royaume. Au jugement de ceux qui ont aujourd’hui des idées saines de la valeur des choses, celui qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs et d’artistes en tout genre ; qui surprit aux Anglais la machine à faire des bas, les velours aux Génois, les glaces aux Vénitiens, ne fit guère moins pour l’Etat, que ceux qui battirent ses ennemis, et leur enlevèrent leurs places fortes ; et aux yeux du philosophe, il y a peut-être plus de mérite réel à avoir fait naître les le Bruns, les le Sueurs et les Audrans ; peindre et graver les batailles d’Alexandre, et exécuter en tapisserie les victoires de nos généraux, qu’il n’y en a à les avoir remportées. Mettez dans un des côtés de la balance les avantages réels des Sciences les plus sublimes, et des Arts les plus honorés, et dans l’autre côté ceux des Arts mécaniques, et vous trouverez que l’estime qu’on a faite des uns, et celle qu’on a faite des autres, n’ont pas été distribuées dans le juste rapport de ces avantages, et qu’on a bien plus loué les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Quelle bizarrerie dans nos jugements ! nous exigeons qu’on s’occupe utilement, et nous méprisons les hommes utiles ».

Diderot, Extrait de l’article Art, Encyclopédie, 1751.

   

 

 

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