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« Il reste que la science sociale doit prendre acte de l’autonomie de la langue, de sa logique spécifique, de ses règles propres de fonctionnement. On ne peut en particulier comprendre les effets symboliques du langage sans prendre en compte le fait, mille fois attesté, que le langage est le premier mécanisme formel dont les capacités génératives sont sans limites. Il n’est rien qui ne puisse se dire et l’on peut dire le rien. On peut tout énoncer dans la langue, c’est-à-dire dans les limites de la grammaticalité. On sait depuis Frege que les mots peuvent avoir un sens sans référer à rien. C’est dire que la rigueur formelle peut masquer le décollage sémantique. Toutes les théologies religieuses et toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. Les rituels représentent la limite de toutes les situations d’imposition où, à travers l’exercice d’une compétence technique qui peut être très imparfaite, s’exerce une compétence sociale, celle du locuteur légitime, autorisé à parler et à parler avec autorité : Benveniste remarquait que les mots qui, dans les langues indo-européennes, servent à dire le droit se rattachent à la racine dire. Le dire droit, formellement conforme, prétend par là même, et avec des chances non négligeables de succès, à dire le droit, c’est-à-dire le devoir être. Ceux qui, comme Max Weber, ont opposé au droit magique ou charismatique du serment collectif ou de l’ordalie, un droit rationnel fondé sur la calculabilité et la prévisibilité, oublient que le droit le plus rigoureusement rationalisé n’est jamais qu’un acte de magie sociale qui réussit.