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Comment définir le multiculturalisme? Laurent Bouvet.

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  « Le point de départ de toutes les réflexions contemporaines sur le multiculturalisme, qu’elles soient de nature philosophique, sociale ou politique, renvoie à l’idée que l’identité de chacun se définit plutôt à partir des appartenances culturelles multiples de l’individu qu’à partir de son individualité même – celle-ci étant propre à une conception universaliste de l’homme. Ceci signifie que l’individu ne peut vivre la différence qui le constitue comme être humain distinct des autres qu’à travers l’appartenance à un ou plusieurs groupes « culturels ». Ces différents groupes, qui forment à leur tour des sociétés humaines complexes,  jouent le double rôle d’agrégats des différences individuelles – elles  peuvent être infinies – et de lieux de socialisation primaire des individus en leur fournissant des éléments d’identification et les moyens d’expression concrète de leur différence.

   Cette première approche du multiculturalisme entraîne un certain nombre de conséquences fondamentales quant à la nature du lien social. En effet, les groupes culturels, en raison de données historiques, géographiques, démographiques, etc., ne sont pas égaux au sein des sociétés humaines. Ils ne peuvent, par exemple, accéder de la même manière à l’espace public. Certains groupes dominent, de fait, les autres en leur imposant leur propre « vision du monde » – qui est d’ailleurs une expression de leur différence -, niant ainsi les « différences » des autres groupes dominés. L’exemple type de cette domination culturelle est bien aux yeux  des « multiculturalistes », celui de la culture occidentale d’origine européenne – celle précisément qui valorise l’individu comme  être autonome et rationnel, et dont l’idéal est l’émancipation de toute emprise collective, notamment communautaire. Cette domination culturelle impose un modèle unique de pensée (la pensée occidentale sécularisée issue des lumières), de développement (l’économie capitaliste de marché) et de politique (la démocratie des droits et des libertés individuelles) au nom d’un universalisme qui se pense lui-même comme évidence rationnelle.

   Cette domination a conduit à la valorisation d’un certain nombre de traits culturels spécifiques qui a débouché sur l’oppression (par le colonialisme, l’impérialisme, le scientisme), des cultures valorisant d’autres traits culturels et d’autres règles sociales. La logique du multiculturalisme est de renverser ce  « sens de l’histoire » à la fois moderne et occidental. Il s’agit de rompre avec la domination d’un groupe culturel sur d’autres pour laisser place au respect de l’ensemble des cultures et de leurs différences. Aucune culture, aucun groupe culturel ne peut être jugé supérieur à un autre quant aux valeurs et aux règles qu’il « porte ». Pour répondre à ces raisons philosophiques profondes et aux enseignements de l’histoire – domination et oppression -, ce multiculturalisme politique ou militant, fidèle en cela à son  « invention américaine », de la période du « tournant identitaire », propose de se situer sur le terrain du droit. Il prend ainsi une nouvelle dimension, celle de la revendication de droits par les groupes culturels dominés: les minorités. En revendiquant la mise en place de droits compensatoires propres aux groupes minoritaires victimes de la domination et de l’oppression de la majorité, les sociétés contemporaines peuvent prétendre effacer peu à peu les séquelles de l’histoire.

   Différents niveaux d’analyse interviennent donc dans ce que l’on pourrait qualifier de  « raisonnement » multiculturaliste. D’abord un niveau philosophique, qui lie une vision anthropologique de l’homme comme membre de groupes culturels à une pensée de la différence comme fondement de l’identité; ensuite un niveau historique, qui présente l’histoire humaine comme une suite de rapports de domination et d’oppression de la part de certaines cultures sur d’autres, et notamment de la culture « mâle blanche occidentale d’origine européenne » ; enfin un niveau à la fois sociologique et politique, qui trouve son débouché dans le droit comme pivot des revendications, tant sur le mode d’une compensation aux « victimes » , de l’histoire (liant droit et responsabilité) que sur celui de la projection par rapport à une conception philosophique de l’homme et de la société – liant droit et norme sociale.

   Peut-on, dès lors, face à cette multiplicité des niveaux d’appréciation, donner une définition du multiculturalisme ? Une définition lapidaire du terme, comme celle que propose le dictionnaire, en France, par exemple – « Coexistence de plusieurs cultures dans un même pays » -, s’avère très largement insuffisante. Elle ne parvient pas à rendre compte à la fois de l’ampleur et de la complexité de l’enjeu pour les sociétés contemporaines. Elle ne permet pas non plus de répondre à une variété des usages, à propos de laquelle Seyla Benhabib dénonce le risque de perte du sens du terme même:  « Multiculturalisme » a été utilisé dans les débats récents en référence à des phénomènes qui vont de l’intégration des travailleurs immigrés venus des anciennes colonies dans des États-nations européens comme la France et l’Allemagne au droit à la communauté francophone du Québec d’affirmer son autonomie culturelle, linguistique et politique, en passant par les débats à propos de l’enseignement du « canon » de la tradition occidentale en philosophie, en littérature et en arts. À cause de cette confusion, le terme a pratiquement perdu sa signification » (Démocracy and difference)

   Le multiculturalisme n’est pas un simple état de fait dont il suffirait de dresser le constat. La   «coexistence des  cultures dans un même pays » de la définition française ne correspond pas à la vivacité et à la dynamique des débats et des interrogations à propos de l’avenir des sociétés contemporaines, marquées par les revendications identitaires de minorités raciales, ethniques, sexuelles, religieuses, etc., et par l’exigence de reconnaissance symbolique, juridique, économique ou autre. Penser aujourd’hui le multiculturalisme comme un état descriptif de la coexistence de cultures différentes dans une société donnée est à la fois réducteur du phénomène lui-même et mutilant intellectuellement et politiquement pour la réflexion sur la citoyenneté, la nationalité, l’identité ou le lien social.

   On doit donc essayer de construire une définition « complexe » mais exhaustive du multiculturalisme, qui puisse s’appliquer à différents contextes nationaux et aux différents types de groupes sociaux pouvant s’en réclamer. On peut ainsi distinguer cinq éléments dont la combinaison permet d’identifier le multiculturalisme.

1) Un élément identitaire collectif unificateur du groupe. Le multiculturalisme exprime la prise en compte de l’existence dans une société donnée de groupes d’individus de taille variable constitués socialement, principalement par l’histoire et la géographie, et rarement de manière totalement volontaire, autour d’un critère d’identité dominant et saillant. L’individu membre du groupe se rattache prioritairement en termes d’identité personnelle à ce groupe, que cette identité soit plus ou moins prescrite ou choisie.

2) Un élément identitaire distinctif à caractère « culturel » c’est-à-dire qui ne résulte pas de la division du travail social – même s’il est possible que celle-ci attribue à tel ou tel groupe culturel telle ou telle position dans la stratification sociale – mais d’une caractérisation de type sexuel (de genre ou de pratique), religieux, ethnique ou « racial » ou linguistique.

3) Un élément revendicatif minoritaire. Les groupes revendiquent la reconnaissance d’une spécificité sociale relative à ce critère d’identité culturelle.

4) Un élément de nature juridique. La présence sociale du groupe minoritaire revendicatif passe par la reconnaissance de droits et par un système de représentation institutionnelle (électorale ou scolaire par exemple) permettant à la fois de cultiver et de développer l’identité mise en exergue socialement, et d’obtenir une réparation de la majorité pour sa responsabilité dans la situation d’inégalité négative vécue par les minorités.

5) Un élément social normatif. La reconnaissance publique de ces groupes conduit à des modes d’exposition sociale et politique différents de la majorité de la société; ils sont perçus et se définissent comme des « minorités » fondées notamment sur des droits dérivés de cette spécificité, en vue à la fois de la consolidation de l’identité de leurs membres et de la reconnaissance d’un dommage subi par ceux-ci au nom de leur différence par rapport à la majorité, notamment au cours de l’histoire. Ces revendications débouchent normativement sur une société dans laquelle la justice ne repose plus sur le respect de règles impersonnelles, mais sur l’affirmation d’une conception du bien commun sensible et accueillante à la prise en compte des différences culturelles.

Qu’est-ce qu’une minorité ?

    Le groupe culturel couramment évoqué comme unité de mesure dans le débat contemporain sur le multiculturalisme prend le plus souvent les traits d’une « minorité ». En effet, pour que l’on puisse parler à la fois d’identité et de multiculturalisme dans les sociétés contemporaines, il est nécessaire que certains groupes se perçoivent ou soient perçus comme des minorités à caractère culturel; c’est-à-dire dont le statut minoritaire dépend d’un critère culturel tel que nous l’avons déjà défini: race, ethnie, genre, orientation sexuelle, religion, etc.

   On distingue classiquement deux types de minorités selon cette acception « culturelle » : d’une part les minorités indigènes ou nationales, dont l’existence est inscrite par l’histoire dans un territoire donné et qui sont souvent géographiquement homogènes; c’est le cas par exemple des Aborigènes et des Indiens aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie; mais c’est aussi le cas de nombreuses populations européennes minoritaires dans le cadre d’États-nations (par exemple les Hongrois en Serbie), ces minorités pouvant revendiquer une partie du territoire sur lequel elles vivent; et d’autre part les minorités immigrantes, qui proviennent d’une immigration volontaire et dont le désir d’intégration dans la société d’accueil est supposé plus fort que pour la première catégorie (celle dont le statut de minorité ne dépend pas d’une volonté), cette seconde catégorie comprenant les minorités issues des vagues d’immigration modernes comme, par exemple, les Hispaniques aux États-Unis, les Maghrébins en France ou les différents ressortissants de l’ancien empire britannique en Grande-Bretagne. Les groupes de cette seconde catégorie n’ont pas de territoire à revendiquer au sein de la société d’accueil, et leurs revendications passent par d’autres biais que la reconnaissance de l’autonomie territoriale.

   Si cette typologie classique a l’avantage de la clarté, elle ne répond pourtant pas totalement aux situations minoritaires que l’on rencontre aujourd’hui dans les sociétés multiculturelles. Ainsi, pour ne prendre que deux exemples, les Noirs américains ne rentrent dans aucune des deux catégories évoquées: ils ne sont ni des indigènes ni des immigrants volontaires, alors qu’ils ont été le prototype même de la minorité au sens du multiculturalisme tel que nous l’avons défini; de même est-il difficile aujourd’hui de parler de multiculturalisme en se limitant aux minorités ethnolinguistiques stricto sensu, de nouveaux critères de différenciation minoritaire étant peu à peu venus s’ajouter à la couleur de la peau, à l’appartenance ethnique, à la langue ou à la religion, comme le genre (gender) pour les femmes et l’orientation sexuelle pour les homosexuels, notamment.

   C’est pourquoi on présentera une classification plus complète empruntée, pour partie, à Will Kymlicka, dans son ouvrage La Citoyenneté multiculturelle (Paris, La Découverte, 2001,) qui distingue cinq types de minorités en croisant trois critères: la concentration ou la dispersion territoriale des minorités dans une société donnée, le caractère volontaire ou non de l’inclusion d’une minorité dans la société en question (l’esclavage et la colonisation s’opposant à l’immigration, par exemple) et le caractère racial ou ethnolinguistique ou non du critère d’identité mis en avant. On obtient ainsi:

  1. des minorités à forte concentration géographique qui se sont « incorporées » volontairement à une collectivité nationale (cas de la Suisse et du Canada);
  2. des minorités à forte concentration géographique mais « incorporées de force à la collectivité nationale (cas des Indiens et, plus généralement, des populations aborigènes dans les grandes sociétés multiculturelles issues de l’empire britannique) ;
  3. des minorités à faible concentration territoriale, adhérentes volontaires et de caractère ethnique (cas des immigrés dans les pays occidentaux et des réfugiés politiques, comme, par exemple, les populations hispanophones aux États-Unis;
  4. des minorités à faible concentration territoriale mais incorporées « involontairement » à une collectivité nationale et de caractère ethno-racial (cas typique des Noirs américains descendants des esclaves);
  5. des minorités à faible concentration géographique et volontaires, mais dont la distinction principale concerne le caractère non ethnique de l’identification, et dont le statut de minorité tient à une discrimination à partir de critères imputés ou revendiqués comme distinctifs (cas des femmes et des homosexuels).

  À partir de cette typologie plus fine des catégories de minorités dans les sociétés multiculturelles contemporaines, il est possible d’organiser, selon Kymlicka, des politiques publiques adaptées aux revendications des minorités (droits spécifiques ou dérogatoires, représentation politique, programmes scolaires…) en échappant à une généralisation englobante de la différence comme déterminant social. Des droits différenciés peuvent ainsi être accordés aux « minorités indigènes » (autonomie territoriale, reconnaissance de la pratique de la langue, de la loi coutumière, discrimination positive, etc., pour, notamment, les Amérindiens aux États-Unis ou au Canada, les Inuits au Canada, les Sami en Suède et en Norvège, les Maoris en Nouvelle-Zélande ou les Aborigènes en Australie); aux « minorités territoriales » (autonomie fédérale, statut officiel de la langue, représentation fédérale, financement public des institutions minoritaires, etc., pour, entre autres, les Flamands en Belgique, les Québécois au Canada, les Écossais et les Gallois au Royaume-Uni, les Basques et les Catalans en Espagne) ; aux « minorités immigrées, (mesures d’exemption, reconnaissance des langues et coutumes, discrimination positive, financement public des institutions représentatives, etc., dans des pays tels que l’Australie, le Canada, les Pays-Bas, la Suède ou le Royaume-Uni).

   Laurent Bouvet. Le communautarisme. Mythes et réalités. 2007. Editions Lignes de repères. P. 50 à 55.