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Berni Searle à Metz.

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    Il y a longtemps que je n’avais pas fait une rencontre dans un FRAC. Il est vrai que l’ennui suscité par certaines expériences passées m’avait dissuadée, depuis quelques années, de fréquenter ces espaces consacrés à l’art contemporain. Mais là... surprise. Le Frac de Lorraine donne vraiment rendez-vous avec une œuvre d’art si l’on entend par là, autre chose qu’une occasion d’entertainment, un moment ludique, une surenchère de provocation ou un simple succès de curiosité. Une véritable œuvre est toujours ce qui vous arrête, vous bouleverse, vous somme de penser au moment même où est suspendue la fausse évidence du quotidien. Avec une discrétion, une pureté minimaliste et une intensité silencieuse exemplaires, Berni Searle nous convoque à ce genre d’expérience.

 

    L’émerveillement procède de la retenue avec laquelle l’artiste met en scène l’étrangeté du réel et la difficulté d’en être. Il se trouve que cette difficulté est celle d’une métisse confrontée à l’énigme de son identité et à la violence de son pays d’origine, miné par les drames de la colonisation, de l’apartheid et de ses séquelles. Mais vouloir limiter cette œuvre à cet aspect, comme s’y complaît la présentation de l’exposition, me semble singulièrement réducteur. Une œuvre d’art touche à l’universel ou n’est pas une œuvre d’art. Elle bruisse d’une profondeur métaphysique ou se contente de produire des effets sur fond de thèmes porteurs. Rien de tel avec cette vidéaste Sud-Africaine, née en 1964 au Cap où elle vit. Elle élève vraiment sa propre expérience à une dimension d’universalité où sont interrogés aussi bien l’énigme du corps que son inscription dans un milieu naturel et social, source d’horreur et d’extase.

   L’exposition de Metz est présentée dans le cadre de la manifestation rétrospective Berni Searle, Interlaced organisée en collaboration avec le Cultuurcentrum de Bruges (Belgique), le 49 Nord 6 Est – Frac de Lorraine (France), et le Museum voor Moderne Kunst d’Arnhem (Pays-Bas).

   Elle donne à voir cinq œuvres s’intitulant Vapour (Vapeur) 2004 ; Snow White (Blanche-Neige), 2001 ; Mute (Muet), 2010, Moonlight (Clair de lune), 2010, About to forget (Sur le point d’oublier), 2005.

  Chaque vidéo excelle dans l’art de briser le rapport distancié à soi-même et au monde, d’engluer le spectateur dans un  corps ou une situation, et de faire surgir l’étonnement à même la chair des choses. C’est cela qui m’a particulièrement touchée. Cette manière de ressusciter l’épaisseur originaire de la matière sous les espèces d’un corps faisant corps avec lui-même ou d'une geste cosmique et historique et  malgré tout de leur ôter leur mutité sans autre voie que celle du silence. Je pense, en particulier à Snow-White et à Mute mais aussi au très poétique About to forget. 

 Pour ces performances Berni Searle travaille essentiellement avec son corps. Corps massif dans Snow-White, opaque, muet, matériau sans défense, exhibant sa présence insolite entre ciel et terre, encore immergé dans le magma tellurique et déjà enseveli sous toutes les scories d’une culture, d’une histoire, d’une parole. Car qu’est-ce que cette farine qui la recouvre inlassablement ? Un rythme d’abord, un voile dont la magie renvoie à tout autre chose qu’à une Pentecôte ou une Assomption. Nous n’assistons pas à un hymne à la grâce même si, en de brefs instants, la réminiscence de certaines images saintes des catéchismes d’autrefois opère. Non, nulle relève de la matière-réceptacle ne s’effectue, seulement un processus de recouvrement, de transformation, de dénaturation d’une forme originaire, à jamais perdue. Malédiction des puissances de l’altérité : celles de la culture aux prises avec la nature, de la domination de la culture blanche et de son rouleau compresseur colonialiste, du regard de l’autre dont la fixité du corps exposé, le regard hypnotique de l’artiste évoquent la souveraineté. Elle s’obstine ..., cette entreprise d’arraisonnement du fait humain, nié dans son surgissement sauvage. Effacement du mystère des origines. La peau colorée blanchit, blanchit… jusqu’à ce point de crise où l’anéantissement de la spontanéité dans une forme statufiée, annonce le soulèvement des profondeurs. Tout l’art de Berni Searle est de nous conduire jusqu’à ce moment paroxystique où la liberté essentielle du vivant lézarde la prison pourtant solidement construite, met en échec la prétention de la circonscrire dans des limites conventionnelles, dans une insurrection qui n’est pourtant pas une victoire.

   Puissance de l’image… Elle ne dit rien mais elle montre avec une éloquence poignante la vérité de la condition humaine dans la mesure où la crise d’identité n’est pas une affaire d’adolescence mais d’existence. Ce corps muet se libérant de sa gangue, s’étonnant de sa vitalité demeure confronté à l’énigme de son être, ni entièrement subi, ni entièrement choisi. Mixte de donné et de construit, de subi et de voulu, qu’avons-nous d’autre à faire que de repétrir indéfiniment ce que l’on est sans l’être tout en l’étant ?  Mélange ici du noir et du blanc, de la terre et du ciel ou du féminin et du masculin, brouillage des frontières.

   Ce corps se réappropriant le geste ancestral est aussi bien celui d’une femme que celui du potier démiurge. C’est nous tous dans la difficile tâche de nous réapproprier ce que nous avons commencé par subir afin d’en faire l’expression d’une liberté qui, à défaut d’être souveraine, s’assume dans ses pouvoirs et ses limites. Et celles de son inscription dans un certain espace et un certain temps ne sont pas rien.  

    Voilà pourquoi la réalité sud-africaine est omniprésente dans les vidéos offertes à notre regard. Mais la violence des rapports humains (Mute, Moonlight), la tragédie de l’oubli (About to gorget), de la pauvreté (Moonlight) ne sont pas le monopole de l’Afrique du Sud.

 

 

 About to gorget donne la mesure du sens poétique de Berni Searle. Avec cette vidéo, elle me semble réussir ce que Terrence Malick a échoué dans son film The Tree of life. Les moyens mobilisés sont pourtant sans commune mesure. Seulement quelques photographies de trois générations de la famille de l’artiste, séparées par la couleur de leur peau, leurs différences sexuelles et religieuses (homme/femme, catholique/musulmane). Elle n’en conserve que les silhouettes découpées dans du papier crépon rouge. Jetée sur une surface aqueuse, l’image se déploie sur trois écrans juxtaposés dans un jeu de formes où les groupes séparés finissent par s’effacer au rythme de la dissolution de la couleur.

   Là encore puissance de l’image. Elle synthétise ce que Malick s’est contenté de juxtaposer : une épopée cosmique (comment ne pas éprouver la violence des mouvements telluriques dans ces volutes qui sourdent du magma et s’épanouissent dans des formes mouvantes) ; un drame historique ou personnel (figuré comme séparation d’abord puis comme effacement des différences, perte de la mémoire d’un peuple, dissolution des identités), et enfin une promesse de salut, dans la possibilité ouverte de poursuivre l’œuvre du grand Vivant en homme libre et réconcilié.

 

   La profondeur métaphysique de cette œuvre tient à sa beauté. C’est de la poésie en image et en son

   Berni Searle fait partie des artistes n’ayant pas cru bon de rompre le lien de l’art et du beau. Grâces lui soient rendues.

   Elle mérite, à mes yeux, le déplacement, même si je dois prévenir que les quelques personnes croisées au cours de l’exposition sont restées insensibles à cette poésie.

 

   Dans ce cas, ce sera l’occasion de découvrir Metz. Ville pleine d’heureuses surprises et au fond bien plus intéressante, que l’architecture du Pompidou bis dont j’avoue qu’elle m’a beaucoup déçue. Manque d’ampleur du bâtiment, toile trop blanche obérant la réussite de la charpente. Heureusement, on peut y voir quelques œuvres archétypales de la modernité et de notre époque, remarquablement présentées. Buren occupe, en exposition temporaire, le dernier étage. Pour une fois, il m’a agréablement surprise même si je ne peux guère voir en lui autre chose qu’un décorateur..

 

  

 

 

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