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Aristote. Vertu et plaisir.

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    Hédonisme rationnel, ai-je dit, en parlant de l’eudémonisme aristotélicien. Manière de souligner que le thème du plaisir est central dans la réflexion éthique de notre philosophe. Quelques textes pour s’en convaincre :

   Ce recensement de quelques textes emblématiques du rapport de la vertu et du plaisir est déjà en soi éloquent. Mais il convient d’en expliciter les significations et pour cela d’approfondir ce qu’Aristote entend par vertu et ce qu’il veut dire lorsqu’il soutient que la vertu a trait au plaisir et aux peines.

 

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I)    Notion aristotélicienne de vertu.

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    On a vu dans un cours précédent qu’arétè, en grec, renvoie à l’idée d’une activité réussie et que cette activité, en ce qui concerne la vertu de l’homme, est celle de la faculté le définissant spécifiquement. Car l’homme n’est pas simplement un animal, il est, selon la définition d’Aristote lui-même, un animal doué de raison. Or la division de l’âme rationnelle (distinction d’ordre logique seulement car l’âme est indivisible) en partie qui conçoit la règle (l’âme proprement rationnelle) et partie qui lui obéit (partie irrationnelle par essence mais docile à la raison par effort moral) détermine la distinction des vertus intellectuelles et des vertus morales. L’intelligence ou sagesse théorique (la sophia),  et la prudence ou sagesse pratique (la phronèsis) sont des vertus intellectuelles ou vertus dianoétiques, la tempérance, le courage, la justice etc. sont des vertus morales ou vertus du caractère.

   La prudence, qui est la vertu de l’intellect s’appliquant à l’action et commandant à la partie désirante, ne peut pas s’exercer indépendamment des vertus morales. Réciproquement les vertus morales impliquent la prudence. Il est impossible d’être prudent sans être vertueux comme il est impossible d’être vertueux sans être prudent (Cf. 1144 b, 30 ; 1178 a, 15). La part propre de l’intellect pratique est d’identifier avec vérité ce que le désir poursuit avec droiture.  En 1139 b, 5, Aristote écrit : « Ainsi peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel est un intellect désirant ou un désir raisonnant, et le principe qui est de cette sorte est un homme ». Et en 1144 a, il précise : « L’œuvre propre de l’homme n’est complétement achevée qu’en conformité avec la prudence aussi bien qu’avec la vertu morale : la vertu morale, en effet, assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour parvenir à ce but ».

   Or la rectitude du désir procède de l’exercice, de l’effort moral, des bonnes habitudes en matière de conduite.

   Pour définir la vertu du caractère, Aristote définit successivement dans le livre II :

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A) La vertu est une disposition acquise, une habitude (héxis).

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   Le philosophe élabore cette idée à partir de la distinction des deux catégories de vertu. La conception socratique de la vertu-science, (Cf. « Nul n’est méchant volontairement. La vertu est science, la méchanceté ignorance »), est valable pour la vertu intellectuelle. « Dans une large mesure » celle-ci provient de l’enseignement, mais, comme l’indique la réserve, elle requiert aussi autre chose, ce que Socrate tout autant qu’Aristote appelle une disposition de la nature. Il y a des natures rebelles à toute forme de vertu et pour celles-ci, la connaissance est inutile. En revanche, pour ce qui est des vertus morales, l’idée que la vertu s’acquiert par la connaissance est erronée. Celles-ci s’originent dans l’effort moral, dans l’exercice.

   Il approfondit ensuite l’analyse en discutant la thèse aristocratique selon laquelle la vertu est un don de la nature. S’il établit que les vertus ne sont pas contre-nature, il souligne qu’elles ne sont pas naturelles au sens où le propre d’une puissance naturelle est de s’actualiser de manière déterminée. Tous les mouvements des êtres dépourvus d’une âme rationnelle ignorent l’indétermination : la pierre tombe, la fumée s’élève dans le ciel. Ni l’une ni l’autre n’ont le pouvoir d’orienter leur mouvement dans une autre direction. La conduite humaine suppose au contraire une marge d’indétermination. Les puissances de l’âme ne s’actualisent dans un sens ou dans un autre que si un autre facteur intervient et les orientent dans le sens de la vertu ou dans celui du vice. La conduite humaine met donc en jeu la volonté, la décision, l’effort moral.

   Pour clarifier ce qui vient d’être dit, Aristote interroge la distinction : disposition naturelledisposition acquise. Ce que nous possédons par nature est d’abord en nous à l’état de capacité, de puissance et nous en exerçons ensuite les actes. En ce qui concerne la vertu, au contraire, nous commençons par exercer les activités et c’est cet exercice qui nous confère la puissance. Par exemple, la nature nous a donné la faculté de voir et d’entendre. Ce n’est pas par l’exercice de la vision que nous avons acquis la possibilité de voir. Il en va autrement avec les vertus. Sans doute implique-t-elle une capacité naturelle, mais c’est l’exercice qui confère la puissance. Comme on devient architecte en s’exerçant au métier d’architecte, on devient juste, courageux, tempérant en s’exerçant à la justice, au courage, à la tempérance. Ce que l’on ne peut faire sans l’avoir appris, c’est en le faisant qu’on l’apprend. Argument ne faisant que préciser le précédent. C’est parce que la capacité à recevoir les vertus est en nous une puissance indéterminée qu’elle ne deviendra puissance active que si une activité exercée détermine en quel sens elle doit le devenir. L’habitude, l’exercice  transforme en état habituel l’une des deux possibilités auxquelles ouvrait indifféremment la capacité naturelle. Un exercice selon la droite raison actualise la puissance sous forme vertueuse, l’exercice contraire l’actualise sous forme vicieuse. Et cette habitude est lourde de conséquences car l’habitude vicieuse creuse, installe le vice tandis que l’habitude vertueuse rend aisée la conduite vertueuse. D’où l’importance de l’éducation dès le plus jeune âge. C’est elle qui décide en partie du profil moral des hommes car c’est l’habitude d’agir d’une certaine manière qui détermine la vertu ou le vice.

  PB : Puisqu’on ne devient vertueux qu’en exerçant les actes découlant de la vertu, comment peut-on savoir où l’on en est ? Aristote répond en 1104 b, 5, qu’il y a un indice qui ne trompe pas. Agit-on par plaisir ? On est vertueux. Eprouve-t-on au contraire de la peine ? On a encore un grand chemin à parcourir car celui qui est tempérant, par exemple, dans l’amertume, le regret ou l’envie n’est pas tempérant. Il doit lutter contre des désirs qu’il n’a pas encore domestiqués. Il n’est donc pas un être unifié sous l’autorité de la raison comme l’est le véritable tempérant même s’il ne l’est plus totalement sous l’empire de la passion à la manière de l’intempérant. Il incarne la figure de l’incontinent.

PB : Néanmoins un problème subsiste : n’est-il pas paradoxal de dire que l’on ne peut devenir vertueux qu’en accomplissant les actes de celui qui est vertueux ?  Pour montrer que le paradoxe n’est qu’apparent, Aristote invite à faire la distinction entre l’expression objective de la vertu et les qualités subjectives du vertueux. Il établit qu’il ne suffit pas pour être vertueux d’accomplir objectivement des actes conformes à la vertu, encore faut-il les accomplir d’une certaine manière. Il faut que l’agent sache comment il agit. La vertu suppose d’agir en connaissance de cause. Elle met en jeu l’intellect et la vertu dianoétique de prudence. Il faut aussi que cet acte procède d’un choix réfléchi et soit à lui-même sa propre fin. La vertu implique donc la délibération, la décision volontaire et la pureté de l’intention. L’action morale a sa fin en elle-même. L’agent l’accomplit pour la beauté et la bonté de l’acte en lui-même avec la fermeté d’une disposition qui n’est pas passagère mais a la constance d’une habitude.

   Ces précisions amènent la reprise de la question : qu’est-ce que la vertu ?

   Aristote va alors préciser que tout ce qui se produit dans l’âme désirante se ramène à trois choses : les passions – les capacités d’action – les dispositions acquises. La vertu est nécessairement une de ces choses, mais laquelle ?

   Les passions ou affections (Ex : la colère, la crainte, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret, la jalousie, la pitié etc.) sont des mouvements suscités en l’âme. Ils sont accompagnés de plaisir ou de peine et sont des états passifs. Ce que n’est pas la vertu car on n’est pas vertueux sans effort, tension de la volonté et choix réfléchi. La vertu n’est donc pas un état affectif, c’est pourquoi on ne blâme ou on ne loue pas un homme pour les passions qui le traversent mais pour la vertu qu’il met ou non en œuvre.

   Les capacités ou puissances sont ce qui nous rend capables d’éprouver des affections. Par exemple l’irascibilité est ce qui nous expose à la colère, le désir à l’appétit de telle ou telle chose. Elles non plus ne sont pas l’objet d’une appréciation morale car on blâme ou on loue un homme pour ce qui dépend de lui, non pour ce qui est en lui par nature.

   Reste donc, comme il a été vu, que vices et vertus soient des dispositions acquises (héxis), des manières d’être se traduisant par des actes. La vertu ou le vice est la manière dont, avec les capacités qui sont les siennes, on se comporte soit en bien, soit en mal à l’égard de ses passions et des plaisirs et des peines qui leur sont liés.

   Prenons l’exemple de la colère. Nous ne blâmons pas un homme parce qu’il éprouve de la colère mais parce qu’il y succombe violemment, ou au contraire parce qu’il est peu enclin à s’indigner quand il convient de l’être, à l’égard de ce qui mérite de l’être et dans la juste mesure que doit prendre l’expression de la colère. La vertu ou le vice consiste donc dans une attitude de la volonté à l’égard de l’affection subie par l’âme. Aussi ne juge-t-on pas moralement un homme pour les affections qu’il subit mais pour la manière dont il se dispose par rapport à elles.

   Tel est le genre de ce que nous appelons vertu ou vice. Il convient maintenant de déterminer quelle sorte de « manière d’être », d’habitus,  est la vertu. Quelle est sa différence spécifique ?

 

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B) La vertu est un juste milieu.

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   Cette idée du juste milieu a été amenée au chapitre 2, lorsque le Stagirite a posé comme axiome que l’action vertueuse est l’action conforme à la droite raison et qu’il a défini les actes permettant d’acquérir la vertu comme également éloignés de l’excès et du défaut, (1104 a, 10). Les actes vertueux impliquent une juste mesure (mésotès, une médiété). Par exemple, celui qui fuit tous les plaisirs est aussi éloigné de la vertu de tempérance que celui qui les poursuit tous effrénément.  Celui qui a peur de tout est aussi éloigné de la vertu de courage que celui qui n’a peur de rien.

   Cependant il faut bien comprendre cette idée de juste milieu afin d’éviter de nombreux contresens. L’éthique aristotélicienne, en effet, n’a rien à voir avec une éthique de la médiocrité. Or l’exhortation à s’en tenir au juste milieu n’est souvent, pour ceux qui s’en réclament, qu’une manière de renoncer à la perfection morale. Convaincus que celle-ci est hors de portée de l’humaine condition, ils invitent à  se tenir éloignés des extrêmes et à pratiquer l’art du compromis, comme une sorte de pis-aller. Cet usage de l’idée d’un juste milieu n’a évidemment rien d’aristotélicien.

   Pour en définir correctement le principe, Aristote propose de ramener l’action à un mouvement c’est-à-dire à une grandeur continue dont la propriété est d’être divisible à l’infini. On peut ainsi distinguer le +, le – et l’égal. Et la question est de savoir : plus ou moins par rapport à quoi ?

   On peut l’apprécier dans la chose elle-même. Ex : soit une ligne (AB)  dont A est le chiffre 2 et B le chiffre 10. Le milieu sera 6 car AM = 4 et MB = 4.

   Mais dans le cas de la conduite morale le moyen terme n’est pas un moyen objectif car l’action est relative à un sujet singulier placé dans des circonstances particulières. (Souvenons-nous que l’objet de la sagesse pratique ou prudence n’a pas l’universalité et la nécessité des choses éternelles et immuables, objets de la sagesse théorique. (1139 a, 5). Ce sont les affaires humaines et celles-ci se caractérisent par leur particularité et leur contingence).

   Imaginons que l’action porte sur le choix d’une ration de nourriture et que 2 kg par jour soient la quantité minimum et 10 la quantité maximum. Faut-il admettre que le juste milieu soit 6 kg ? Non car la mesure est à apprécier par rapport au besoin de chacun. Ce qui est trop peu pour Milon de Crotone, athlète dont la vigueur était célèbre, peut être trop pour un athlète débutant. Le juste milieu doit être apprécié qualitativement et non quantitativement. Ce qui ne signifie pas qu’il dépend de l’arbitraire des uns et des autres. Dans la mesure où l’action met en jeu un sujet, on peut bien dire que la juste mesure est subjective mais à condition de préciser qu’elle doit être objectivement déterminée. Et cette détermination est la compétence de l’homme sage ou prudent qui, en tout domaine et dans chaque circonstance, sait la discerner.

   On rencontre ici un des points les plus originaux de l’éthique aristotélicienne et aussi des plus problématiques. Car Aristote fait ici de l’homme vertueux la mesure du bien moral et sa propre norme comme il en fait aussi la mesure de la valeur des plaisirs. De fait, il n’y a pas, pour Aristote, un Bien en soi, ou une règle transcendante de l’action bonne qu’il suffirait de contempler pour bien agir. Il n’y a que des individus placés dans des situations particulières, la juste mesure devant être appréciée avec prudence dans le cadre d’une praxis qui est celle du prudent lui-même. « La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent » (1106 b, 36), affirme-t-il.

   « Mais de quoi dépend la rectitude du jugement du prudent ? demande Pierre Aubenque. A cette question Aristote semble apporter parfois une réponse bien inquiétante : le prudent, étant le critère dernier, est lui-même son propre critère. Alors que la sagesse, telle qu’elle est conçue depuis Platon, est le reflet dans l’âme du sage d’un ordre transcendant, qui permet de la mesurer, la prudence, n’ayant pas d’essence par rapport à quoi se définir, ne peut que renvoyer à l’existence du prudent comme fondement de toute valeur. Ce n’est plus l’homme de bien qui a les yeux fixés sur les Idées, c’est nous qui avons les yeux fixés sur l’homme prudent » La prudence chez Aristote, Puf, 1993, p. 44-45.

   Rationnellement déterminé par le prudent, le juste milieu a ainsi une perfection telle qu’on ne saurait rien en retrancher ou y ajouter. Par rapport à l’excès et au défaut, il est une médiété mais en lui-même il incarne un sommet, une ligne de faîte séparant les pentes opposées des vices. En ce sens, il est la marque de la plus haute excellence, de la vertu conçue comme achèvement, accomplissement de notre ergon dans sa perfection. « La vertu est aussi un achèvement, en effet chaque chose est achevée lorsque, par rapport à la forme de son excellence propre, il ne lui manque aucune partie de ce qui, par nature, constitue sa grandeur » Physique, VII, 3, 246 a, 10- b 2. (Cité par Gauthier et Jolif, p. 108-109 du commentaire de l’Ethique à Nicomaque, T. II).

   Ex : La tempérance est une manière d’être à l’égard des appétits sexuels et nutritifs. Elle est le juste milieu entre l’insensibilité et le dérèglement.

     Le courage est une manière d’être à l’égard des sentiments de confiance et de crainte. Il est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité.

    Entre la violence de l’irascible et la veulerie de celui qui ne s’irrite de rien, il y a place pour ce juste milieu consistant à s’irriter de ce qu’il faut, quand il faut, contre ceux qu’il faut, comme il faut.

 

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II) La vertu a rapport aux plaisirs et aux peines.

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   « …Nous devons prendre pour signe distinctif de nos dispositions le plaisir ou la peine qui vient s’ajouter à nos actions. En effet l’homme qui s’abstient des plaisirs du corps et qui se réjouit de cette abstention même, est un homme modéré, tandis que s’il s’en afflige, il est un homme intempérant ; et l’homme qui fait face à un danger et qui y trouve son plaisir, ou tout au moins n’en éprouve pas de peine, est un homme courageux, alors que s’il en ressent de la peine, c’est un lâche. – Plaisirs et peines sont ainsi, en fait, ce sur quoi roule la vertu morale.

   En effet, c’est à cause du plaisir que nous en ressentons que nous commettons le mal, et à cause de la douleur que nous nous abstenons du bien. Aussi devons-nous être amenés d’une façon ou d’une autre, dès la plus tendre enfance, suivant la remarque de Platon, à trouver nos plaisirs et nos peines là où il convient, car la saine éducation consiste en cela. – En second lieu, si les vertus concernent les actions et les passions, et si toute passion et toute action s’accompagnent logiquement de plaisir ou de peine, pour cette raison encore la vertu aura rapport aux plaisirs et aux peines. – Une autre indication résulte de ce fait que les sanctions se font par ces moyens : car le châtiment est une sorte de cure, et il est de la nature de la cure d’obéir à la loi des opposés. – De plus, comme nous l’avons noté aussi plus haut, toute disposition de l’âme est par sa nature même en rapport et en conformité avec le genre de choses qui peuvent la rendre naturellement meilleure ou pire. Or c’est à cause des plaisirs et des peines que les hommes deviennent méchants, du fait qu’ils les poursuivent ou les évitent, alors qu’il s’agit de plaisirs et de peines qu’on ne doit pas rechercher ou fuir, ou qu’on le fait à un moment où il ne le faut pas, ou de la façon qu’il ne le faut pas, ou selon tout autre modalité rationnellement déterminée. Et c’est pourquoi certains définissent les vertus comme étant des états d’impassibilité et de repos ; mais c’est là une erreur, due à ce qu’ils s’expriment en termes absolus, sans ajouter de la façon qu’il faut et de la façon qu’il ne faut pas ou au moment où il faut, et toutes autres additions. Qu’il soit donc bien établi que la vertu dont il est question est celle qui tend à agir de la meilleure façon au regard des plaisirs et des peines, et que le vice fait tout le contraire.

   Nous pouvons, à l’aide des considérations suivantes, apporter encore quelque lumière aux points que nous venons de traiter. Il existe trois facteurs qui entraînent nos choix, et trois facteurs nos répulsions : le beau, l’utile, et le plaisant, et leurs contraires, le laid, le dommageable et le pénible. En face de tous ces facteurs l’homme vertueux peut tenir une conduite ferme, alors que le méchant est exposé à faillir et tout spécialement en ce qui concerne le plaisir, car le plaisir est commun à l’homme et aux animaux, et de plus il accompagne tout ce qui dépend de notre choix, puisque même le beau et l’utile nous apparaissent comme une chose agréable.

   En outre, dès l’enfance, l’aptitude au plaisir a grandi avec chacun de nous : c’est pourquoi il est difficile de se débarrasser de ce sentiment, tout imprégné qu’il est dans notre vie. – De  plus, nous mesurons nos actions, tous plus ou moins, au plaisir et à la peine qu’elles nous donnent. Pour cette raison encore, nous devons nécessairement centrer toute notre étude sur ces notions, car il n’est pas indifférent pour la conduite de la vie que notre réaction au plaisir et à la peine soit saine ou viciée. – Ajoutons enfin qu’il est plus difficile de combattre le plaisir que les désirs de son cœur, suivant le mot d’Héraclite ; or la vertu, comme l’art également, a toujours pour objet ce qui est le plus difficile, car le bien est de plus haute qualité quand il est contrarié. Par conséquent, voilà encore une raison pour que plaisirs et peines fassent le principal objet de l’oeuvre entière de la vertu comme de la Politique, car si on en use bien on sera bon, et si on en use mal, mauvais ».

     Ethique à Nicomaque, II, 2, 1104 b, 1105 a, 12.

 

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Idées principales.

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   L’expérience du plaisir et de la peine est une expérience cardinale dans l’existence humaine Attraction de ce qui plaît, répulsion de ce qui déplaît, telle est la tendance naturelle, commune aux hommes et aux animaux. Tout tourne, dans la vie des êtres sensibles, autour de ces sentiments. Ils structurent dès la petite enfance le rapport de l’enfant à lui-même et à son monde, ils déterminent les choix de chacun tout au long de la vie, ils inclinent les individus à préférer telle activité à telle autre. Comment le moraliste ou le législateur pourraient-ils ne pas en tenir compte ? Si l’on ajoute que vivre consiste à agir et que chaque activité est accompagnée de plaisir ou de peine, on comprend que la grande affaire de la  réflexion éthique soit de lui reconnaître sa juste place dans la conduite morale et d’orienter celle-ci vers le plaisir supérieur de l’activité vertueuse.

   Dans ce texte, Aristote s’applique à pointer, en bon observateur de l’expérience humaine, les diverses raisons justifiant sa thèse : « Plaisirs et peines sont ainsi, en fait, ce sur quoi roule la vertu morale ».

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1°)  Le plaisir : indice de la perfection morale de l’agent.

   Ce premier argument a déjà été rencontré dans l’analyse de la notion de vertu. Nous n’avons pas d’autre preuve de la qualité morale de notre être et de notre conduite que le plaisir avec lequel nous accomplissons les actes conformes à la vertu. On peut, en effet, avoir une conduite extérieurement en accord avec la règle morale mais comme chez Kant, ce n’est pas ce qui confère à l’acte sa valeur morale.  Celui-ci peut être motivé par la peur des sanctions ou par l’obéissance à une autorité. Dans ce cas il n’y a pas plus de sens à parler de vertu pour Aristote qu’il n’y en a à parler de moralité pour Kant. Chez l’un et chez l’autre, c’est le principe subjectif de l’acte  qui est déterminant. L’action doit être accomplie pour elle-même, par une volonté qui est en fait une raison pratique, mais alors que pour le rigorisme kantien, la jouissance est une chose, le devoir une autre, il y a pour Aristote un plaisir de l’activité vertueuse et c’est même le signe de sa perfection. Car les activités étant nécessairement accompagnées de plaisir ou de peine, l’absence du plaisir approprié à l’activité indique que celle-ci est en défaut par rapport à sa forme accomplie. Et elle l’est aussi longtemps que le mouvement spontané reste rebelle à la droite raison,  que le sujet doit lutter contre des désirs mauvais ou des faiblesses, cette difficulté témoignant qu’il  n’a pas encore inscrit en lui la disposition vertueuse. Le tempérant, le courageux, au contraire, exercent leur vertu avec plaisir parce que la dualité de la sensibilité et de la raison, de la nature et de la liberté qui est irréductible dans l’anthropologie kantienne est surmontée pour le Stagirite. C’est qu’il n’y a pas  de nature déchue, pour les Grecs, pas de mal radical condamnant indéfiniment l’agent moral au conflit intérieur. Chez le vertueux, l’âme irrationnelle a été rendue si docile à la persuasion de l’âme rationnelle par la bonne habitude, que l’acte est accompli sans effort. Il a l’aisance, le naturel de ce qui est l’expression d’une nature unifiée, accomplissant sa tâche avec le plaisir qui couronne l’acte « comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la force de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse »  (X, 4, 1174 b, 32). Et ce plaisir accroît la disposition vertueuse. « Une activité est, en effet, accrue par le plaisir qui lui est approprié, car dans tous les domaines on agit avec plus de discernement et de précision quand on exerce son activité avec plaisir : ainsi ceux qui aiment la géométrie deviennent meilleurs géomètres et comprennent mieux les diverses propositions qui s’y rapportent ; et de même ce sont les passionnés de musique, d’architecture et autres arts qui font des progrès dans leur tâche propre, parce qu’ils y trouvent leur plaisir » (1175 a, 30).

    Pierre Pellegrin a donc raison de dire que « le vertueux aristotélicien n’a rien du saint chrétien, ni du sujet moral kantien. Le vertueux n’est pas quelqu’un qui surmonte une tentation sans cesse renaissante, mais quelqu’un qui n’a pas la tentation du mal parce qu’il trouve dans la vertu une satisfaction supérieure à celle que pourrait lui procurer le vice. Ainsi la pudeur (aidôs, que l’on traduit aussi par « modestie) n’est-elle pas une vertu, parce que la honte qui l’accompagne est un sentiment inconnu du vertueux. Bien qu’en apparence il se conduise de la même manière que le vertueux – par exemple en renonçant aux plaisirs honteux, – celui qui doit surmonter une tentation pour bien agir n’est pas vertueux ; plus précisément, il ne l’est pas encore, puisqu’il peut espérer finir par prendre de bonnes habitudes. D’où cette conséquence qui a échappé à bien des interprètes d’Aristote : pour celui-ci il n’y a pas d’actes vertueux en eux-mêmes, il n’y a que des individus vertueux, dont les actes sont vertueux en tant qu’ils lui appartiennent. Nous sommes ici aux antipodes du kantisme, et très près du sage stoïcien qui peut mentir ou assassiner, parce que, par définition, du fait qu’il est sage, il le fera en vue d’un bien supérieur. D’ailleurs, comme le sage stoïcien, le vertueux aristotélicien ne peut pas se tromper ». Introduction au Livre X de l’Ethique à Nicomaque, Nathan, 1995, p. 7.

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2°) Le plaisir du vertueux: enjeu d’une bonne éducation.

   Si éduquer un homme consiste à promouvoir les conditions de son développement moral afin qu’il accomplisse son humanité dans son excellence, le souci de tout éducateur doit être de l’armer contre la tentation du  mal ou l’abstention du bien. Or qu’est-ce qui incline les individus à une activité vicieuse ? L’expérience montre que c’est l’attrait du plaisir ou l’aversion de la peine. S’il n’y avait pas un plaisir à la clé, nous ne nous rendrions pas coupables de telle mauvaise action ; par exemple, le voleur ne déroberait pas le bien dont il escompte une jouissance. S’il n’y avait pas une peine à éviter, l’enfant ne céderait pas à la paresse et ferait les devoirs destinés à le perfectionner. Il s’ensuit que l’enjeu de toute bonne éducation est de conduire l’agent moral à trouver son plaisir dans ce que la raison juge être un bien et réciproquement à éprouver de l’aversion pour ce qu’elle juge être un mal.

   Aristote fait ici allusion aux leçons de son maître Platon. Dans les Lois, II, 653 a-c, celui-ci écrit : «Je prétends que pour les enfants les premières sensations de leur âge sont le plaisir et la peine, et que c’est en cette matière qu’apparaissent tout d’abord dans l’âme la vertu et le vice, tandis que la sagesse et des opinions vraies solidement ancrées, on aura de la chance si on y parvient à l’approche de la vieillesse! En tout  cas, on est un homme mûr quand on possède ces biens avec tous ceux qu’ils renferment. J’appelle éducation, donc, la première acquisition qu’un enfant fait de la vertu; si le plaisir et l’amitié, la douleur et la haine naissent comme il faut dans les âmes avant que l’on ait reçu la règle et que, la règle une fois reçue, les sentiments s’accordent avec elle à reconnaître qu’ils ont été bien formés par les habitudes correspondantes, cet accord constitue la vertu dans son intégrité. Quant à la partie de la vertu qui nous forme à user comme il faut du plaisir et de la peine, qui fait que nous haïssons ce qu’il faut haïr depuis le début jusqu’à la fin, et que nous aimons ce qu’il faut aimer, si on l’isole par la raison et qu’on la nomme éducation, ce sera, à mon avis, la dénommer correctement ».

   Tous les autres arguments consistent essentiellement à approfondir cette signification  en montrant combien l’influence du plaisir et de la peine est déterminante dans l’activité vertueuse et dans les stratégies pédagogiques ou politiques destinées à former à la vertu ou à décourager le vice. Car :

   Il me semble que l’approfondissement de chacun des arguments conduirait à des répétitions car ils se recoupent. Je m’en tiendrai donc au suivant :

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3°) La juste appréciation du  plaisir est en jeu dans la régulation des passions, matière de la vertu.

      La vertu consiste, en effet, en une manière d’être à l’égard de ses affects ou de ses passions. On l’a vu précédemment avec l’exemple de la tempérance, de la colère ou du courage.  Si le vicieux est celui qui est le jouet du passif en lui, le vertueux est celui qui en maîtrise l’irrationalité en la soumettant à la droite raison. Or les états affectifs étant accompagnés de plaisir ou de peine, on ne peut s’assurer cette maîtrise qu’en ne subissant pas le prestige de l’attrait immédiat du plaisir ou de l’aversion spontanée de la peine. C’est parce qu’il y succombe que le paresseux manque à son devoir, c’est parce qu’il y résiste que l’élève studieux se met en situation de découvrir que l’agréable n’est pas toujours le bien et qu’il y a un plaisir moralement supérieur  à réussir ses exercices mathématiques et à conquérir la compétence intellectuelle.

   Si les passions ont leurs plaisirs, l’action a donc les siens mais il va de soi qu’ils n’ont pas même valeur morale. Tout l’enjeu de la sagesse est de parvenir à le comprendre et à choisir l’agréable qui est un bien en soi, un bien aux yeux de la raison. Cependant il faut avouer qu’il y a ici une difficulté. Car seul peut le comprendre vraiment le vertueux lui-même ou celui en qui on a inculqué de bonnes habitudes dès le plus jeune âge. Pour les autres, la tendance est tout naturellement de céder à l’agréable selon la passion.

   Avec cette distinction, Aristote établit le principe de la spécificité des plaisirs.

   Il affirme que tous les plaisirs sont bien en un sens des plaisirs mais tous n’ont pas même valeur. Celle-ci dépend de l’être de celui qui les éprouve. Certains ne sont des plaisirs que pour l’homme dépourvu de vertu. Par exemple, le plaisir que le vicieux goûte en raison de sa nature vicieuse, le plaisir que le malade ressent en raison de son état morbide, sont bien sous l’angle de ce qu’ils sont des plaisirs. Il ne s’ensuit pas que ce soient des plaisirs agréables en soi « car en supposant  même qu’ils soient agréables aux gens de constitution vicieuse, il ne faut pas croire qu’ils soient agréables aussi à d’autres qu’à eux, pas plus qu’on ne doit penser que les choses qui sont salutaires ou douces, ou amères aux malades soient réellement telles, ou que les choses qui paraissent blanches à ceux qui souffrent des yeux soient réellement blanches. On pourrait encore répondre ainsi : les plaisirs sont assurément désirables, mais non pas du moins quand ils proviennent de ces sources-là, de même que la richesse est désirable mais non comme salaire d’une trahison, ou la santé, mais non pas au prix de n’importe quelle nourriture. Ou peut-être encore, les plaisirs sont-ils spécifiquement différents : ceux, en effet, qui proviennent de sources nobles sont autres que ceux qui proviennent de sources honteuses, et il n’est pas possible de ressentir le plaisir de l’homme juste sans être soi-même juste, ni le plaisir du musicien sans être musicien, et ainsi pour tous les autres plaisirs 1173b, 20, 30.

   Et c’est bien là le problème. Comment, s’il faut être vertueux, pour trouver son plaisir dans les activités vertueuses, ne pas succomber à l’attrait du plaisir relatif à la passion quand on ne l’est pas encore ?

   La réponse aristotélicienne est ici empreinte d’un grand réalisme. Il est vain de croire que les hommes puissent réguler leur conduite à l’aide de leçons théoriques. Celles-ci peuvent être utiles à quelques naturels heureusement disposés mais pour la grande majorité des hommes elles sont inutiles. Car, outre que la passion ne cède pas au raisonnement, l’observation des hommes impose de reconnaître qu’ils ne sont pas enclins à suivre naturellement le sentiment moral. Ils vivent sous l’empire des passions et le propre des passions est, conjointement, de faire obstacle à la vertu et de corrompre l’exercice de la raison. Car vertu du caractère et rectitude de la raison sont interdépendantes. Il faut que le désir poursuive avec droiture le but moral pour que la raison l’identifie avec vérité et prescrive les moyens de l’atteindre. « La prudence elle-même est intimement lié à la vertu morale, et cette dernière à la prudence, puisque les principes de la prudence dépendent des vertus morales, et la rectitude des vertus morales de la prudence » (1175 a, 15) ne cesse de répéter Aristote.

   Alors comment surmonter ce qui a tout l’air d’être une aporie ? En comprenant que ce qui supplée l’autonomie vertueuse dans la plupart des vies, c’est la crainte de l’autorité et la peur du châtiment. Il convient donc d’en jouer pour former les hommes à la vertu en les gouvernant par cet attrait même du plaisir ou cette aversion de la peine qui les fait agir. D’où la nécessité de recourir à des sanctions afin d’inculquer de bonnes habitudes dès la petite enfance, c’est-à-dire d’encourager les dispositions vertueuses par des récompenses appropriées, de contenir les conduites vicieuses par des châtiments.

   Mais il va de soi que cette  tâche est une responsabilité politique. Ici Aristote suit la leçon de Platon. « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de caractère formé à la vertu contre les leçons que donne la multitude : j’entends de caractère humain, mon cher camarade, car, comme dit le proverbe, nous devons faire exception pour le divin » (République, VI, 493 b).

   L’éthique qui se soucie du bien de l’individu est donc inséparable de la politique qui devrait dicter à la cité sa fin car la vraie fin de la politique est la même que celle de la morale, c’est l’accomplissement du souverain bien de l’humaine nature. Que ce soit là le cadet des soucis des acteurs politiques, il suffit d’observer les faits pour s’en convaincre. Aristote le déplore mais on peut penser qu’il ne désespère pas de changer les choses en destinant ses réflexions éthiques aux futurs législateurs, ceux que le philosophe doit former pour qu’ils promulguent des lois ordonnées à une fin éthique.

 « Le raisonnement et l’enseignement, de leur côté, ne sont pas, je le crains, également puissants chez tous les hommes, mais il faut cultiver auparavant, au moyen d’habitudes, l’âme de l’auditeur, en vue de lui faire chérir ou détester ce qui doit l’être, comme pour une terre appelée à faire fructifier la semence. Car l’homme qui vit sous l’empire de la passion ne saurait écouter un raisonnement qui cherche à le détourner de son vice, et ne le comprendrait même pas. Mais l’homme qui est en cet état, comment est-il possible de le faire changer de sentiment? Et, en général, ce n’est pas, semble-t-il, au raisonnement que cède la passion, c’est à la contrainte. Il faut donc que le caractère ait déjà une certaine disposition propre à la vertu, chérissant ce qui est noble et ne supportant pas ce qui est honteux.

   Mais recevoir en partage, dès la jeunesse, une éducation tournée avec rectitude vers la vertu est une chose difficile à imaginer quand on n’a pas été élevé sous de justes lois : car vivre dans la tempérance et la constance n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant habituels, Mais sans doute n’est-ce pas assez que pendant leur jeunesse des hommes reçoivent une éducation et des soins également éclairés ; puisqu’ils doivent, même parvenus à l’âge d’homme, mettre en pratique les choses qu’ils ont apprises et les tourner en habitudes, nous aurons besoin de lois pour cet âge aussi, et, d’une manière générale, pour toute la durée de la vie: la plupart des gens, en effet, obéissent à la nécessité plutôt qu’au raisonnement, et aux châtiments plutôt qu’au sens du bien.

   Telle est la raison pour laquelle certains pensent que le législateur a le devoir, d’une part, d’inviter les hommes à la vertu et de les exhorter en vue du bien, dans l’espoir d’être entendu de ceux qui, grâce aux habitudes acquises, ont déjà été amenés à la vertu; et, d’autre part, d’imposer à ceux qui sont désobéissants et d’une nature par trop ingrate, des punitions et des châtiments, et de rejeter totalement les incorrigibles hors de la cité. L’homme de bien, ajoutent-ils, et qui vit pour la vertu, se soumettra au raisonnement, tandis que l’homme pervers, qui n’aspire qu’au plaisir, sera châtié par une peine, comme une bête de somme. C’est pourquoi ils disent encore que les peines infligées aux coupables doivent être de telle nature qu’elles soient diamétralement opposées aux plaisirs qu’ils ont goûtés». 1179 b, 20, 1180 a, 13.

Conclusion :

   L’attrait du plaisir et l’aversion de la peine sont bien au centre de la vie morale et Aristote n’hésite pas à dire que l’amour du plaisir n’est pas autre chose que l’amour de la vie. Mais les hommes ne trouvent pas leur plaisir dans les mêmes activités et cela n’est pas sans incidence sur le devenir vicieux ou vertueux de leurs dispositions. Les dispositions vicieuses orientent vers les plaisirs moralement inférieurs et le goût de ceux-ci ancrent solidement la manière d’être qui trahit la tâche proprement humaine.  La séduction des plaisirs n’est donc pas inoffensive moralement et c’est peut-être pour cela  que certains philosophes ont voulu supprimer de la vie morale tout élément affectif.  Ils ont eu tort, affirme Aristote, car les plaisirs moralement condamnables des vicieux ne doivent pas faire oublier le plaisir innocent de l’activité vertueuse. Mieux, il faut dire que le plaisir du vertueux est la seule véritable mesure de la réalité du plaisir et de sa valeur car il incarne, au sens absolu, le plaisir proprement humain.

   Cf. « Si cette règle est exacte, comme elle semble bien l’être, et si la vertu et l’homme de bien, en tant que tel, sont mesure de chaque chose, alors seront des plaisirs les plaisirs qui à cet homme apparaissent tels et seront plaisantes en réalité les choses auxquelles il se plaît. Et si les objets qui sont pour lui ennuyeux paraissent plaisants à quelqu’autre, cela n’a rien de surprenant, car il y a beaucoup de corruptions et de perversions dans l’homme ; et de tels objets ne sont réellement pas plaisants, mais le sont seulement pour les gens dont nous parlons et pour ceux qui sont dans leur état….Qu’ainsi donc l’activité de l’homme parfait et jouissant de la béatitude soit une ou multiple, les plaisirs qui complètent ses activités seront appelés au sens absolu plaisirs propres de l’homme, et les autres ne seront des plaisirs qu’à titre secondaire et à un moindre degré, comme le sont les activités correspondantes » Ethique à Nicomaque, X, 5, 1176 a, 17-25.